Tenons-nous encore bien en main notre avenir social? AÌ€ l’heure de la mondialisation, entend-on souvent, les pressions qui s’exercent au-delaÌ€ de nos frontié€res restreignent nos choix et nous imposent des tra- jectoires dont nous ne pouvons dévier qu’au prix fort. Les grandes tendances économiques, ajoute-t-on, modifient ce que nous sommes en érodant la solidarité et les valeurs qui fondent nos politiques sociales. Est-ce bien le cas? Notre avenir social nous glisse-t-il vraiment entre les mains?
Aucun doute, la mondialisation se fait partout sentir : croissance régulié€re des échanges de biens et services ; transmission instantanée des images, idées et informa- tions ; mouvements de millions de personnes aÌ€ l’échelle du globe. Si besoin était, l’épidémie du SRAS est venue illustrer de saisissante façon l’intensité des liens, la vitesse d’interaction et la vulnérabilité d’un monde chaque jour plus intégré, mé‚me si les événements des deux dernié€res années ont freiné le processus. Depuis les attentats du 11 septembre, les EÌtats ont en effet redoublé d’ardeur pour controÌ‚ler les mouvements transfrontaliers de biens et de personnes, brusquement rappelés aÌ€ la réalité d’une mo- ndialisation qui n’est pas que technologique et commer- ciale. Elle est également politique et sujette aux aléas qui viennent avec cette dimension. Mais en dépit des turbu- lences politiques actuelles, il est peu probable que le processus de mondialisation soit renversé aÌ€ long terme.
Il ne fait également aucun doute que le contrat social hérité de la génération d’apré€s-guerre est présentement remis en question. Au chapitre des politique sociales, la période actuelle se caractérise notamment par l’ambition de restructurer les programmes sociaux en fonction d’une économie du savoir. Car le passage aÌ€ un nouveau sié€cle a créé de nouveaux risques nécessitant de mettre aÌ€ jour les instruments politiques utilisés jusqu’ici. Mais il y a plus. L’EÌtat-providence est aussi l’objet de vives pressions. Certes, les dépenses sociales en Occident continuent d’aug- menter par rapport au PIB dans l’ensemble des pays de l’OCDE, comme en témoignent les récents investissements du gouvernement canadien touchant les prestations pour enfants et les soins de santé. Mais l’image demeure d’un EÌtat-providence peinant aÌ€ rem- plir son mandat traditionnel et aÌ€ répondre aÌ€ de nouveaux besoins so- ciaux, ceux par exemple des familles modernes en matié€re de développe- ment de la petite enfance.
Deux tendances lourdes, donc. Y a-t-il un lien entre elles? L’EÌtat-provi- dence subit-il aÌ€ ce point les effets de la mondialisation? Apré€s tout, une foule d’autres facteurs gré€vent les budgets sociaux : vieillissement de la popula- tion, ralentissement de la productivité, échéancier des régimes de retraite, implacable hausse des couÌ‚ts de santé. Du coÌ‚té des revenus, il y a les contre- coups du financement de la dette, résultat de notre désastreuse gestion des finances publiques durant la pé- riode 1975-1995. Ennuyeuse mais imparable, l’arithmétique budgétaire fournit en somme de multiples sources de pression sur l’EÌtat-providence.
Faut-il ajouter la mondialisation aÌ€ cette liste? Certains analystes le croient, pour deux raisons. Elle accentuerait tout d’abord les con- traintes externes sur la capacité des nations d’élaborer et de préserver leurs contrats sociaux. Car si l’intégra- tion économique n’induit pas néces- sairement une homogénéisation aÌ€ rabais, elle inciterait aÌ€ une conver- gence au plus bas dénominateur com- mun des dispositions sociales, sur le modé€le américain. Deuxié€mement, la mondialisation saperait les liens internes qui cimentent la solidarité sociale en accentuant d’anciennes failles, en créant de nouvelles fric- tions et en affaiblissant l’engagement des citoyens entre eux. Ces observa- tions se vérifient-elles dans le con- texte canadien?
En ce qui concerne l’impact de la mondialisation sur notre marge de manœuvre, je ne crois pas que nous devrions nous inquiéter outre mesure. Car il est de plus en plus évident que les démocraties occidentales conser- vent une liberté appréciable pour ce qui est d’établir leurs propres poli- tiques sociales pour répondre aux défis posées par la mondialisation. En témoigne assurément l’exemple du Canada. On y a certes observé quelques conversions aux normes américaines, surtout en matié€re d’as- surance-emploi. Mais dans d’autres domaines, comme celui de la santé, les écarts historiques se sont maintenus et mé‚me accentués. Le Canada a ainsi préservé sa propre structure de réalisa- tions sociales ; les EÌtats-Unis ont connu en 20 ans, en particulier dans les années 1980, un accroissement sen- sible des inégalités, mais cela est beau- coup moins vrai au Canada.
Pourrons-nous maintenir ce cap? Pour le savoir, il nous faut identifier les instruments ayant jusqu’ici contribué aÌ€ préserver le modé€le canadien. Est-ce le niveau global des dépenses sociales? La conception des programmes so- ciaux? Les schémas d’imposition? Une fois déterminés ces instruments clés, nous évaluerons s’ils risquent de subir de nouvelles contraintes aÌ€ mesure que se révéleront les con- séquences aÌ€ long terme de l’intégra- tion économique nord-américaine.
La principale différence entre le Canada et les EÌtats-Unis ne réside pas dans le niveau des dépenses sociales. AÌ€ ce chapitre, l’écart entre les deux pays est beaucoup moins grand que ne l’imaginent la plupart des Canadiens, comme l’indique la figure 1. L’analyse des données de 1995 rapportées au tableau 1 montre en outre que l’écart entre les dépenses publiques brutes s’amenuise considérablement lorsqu’on tient compte des modalités d’imposi- tion des avantages sociaux. Si bien qu’on a du mal aÌ€ croire qu’un si faible écart suffise aÌ€ expliquer des réalisations sociales aussi dissemblables. (On notera mé‚me que, selon la dernié€re colonne du tableau, les Américains dépensent davantage que nous si l’on ajoute le financement privé de besoins sociaux comme la santé et l’éducation.)
En somme, ce qui importe c’est moins les sommes que l’on dépense que la manié€re dont elles sont dépensées, comme l’illustrent nos deux principaux programmes so- ciaux : santé et pensions. Les figures 2 et 3 confirment ainsi qu’en propor- tion du PIB, le Canada leur consacre moins d’argent tout en obtenant de meilleurs résultats. AÌ€ l’évidence, la conception des programmes revé‚t une grande importance.
Qu’en est-il de la situation d’ensemble? La figure 4 confirme que le systé€me canadien des transferts fis- caux compense beaucoup mieux qu’aux EÌtats-Unis les inégalités de revenus de marché. Et la figure 5 établit clairement que l’essentiel de la redistri- bution s’effectue au Canada du coÌ‚té des dépenses. Le niveau d’inégalité est beaucoup plus grand entre les revenus de marché et les revenus totaux (qui englobent les transferts gouvernemen- taux) qu’entre les revenus totaux et les revenus apré€s impoÌ‚t (qui englobent aÌ€ la fois les transferts et la fiscalité). Le régime fiscal joue donc un roÌ‚le décisif s’agissant de réunir les ressources nécessaires pour soutenir les dépen- ses ; les taxes directes jouent certes un roÌ‚le dans la redistribution mais celui-ci n’est que secondaire.
Qu’est-ce que cela implique pour l’avenir? D’abord une bonne nouvelle : la conception des pro- grammes sociaux joue un roÌ‚le clé, et elle n’est pas entravée outre mesure par l’intégration économique. En la matié€re, rien n’indique donc que nous perdrions notre marge de manœuvre. Le débat est plus vif du coÌ‚té de la fis- calité, certains analystes répétant qu’une concurrence mondialisée nécessite d’abaisser les taux d’imposi- tion. Mais l’argument me laisse scep- tique. Car mé‚me s’ils avaient raison, nous pourrions préserver notre contrat social en modifiant la composition de nos taxes et impoÌ‚ts.
Traditionnellement, nous avons moins fait appel aux cotisations sociales comme source de financement que d’autres pays, EÌtats-Unis compris, nous privant ainsi d’une source de revenus plus durable politiquement. Les EÌtats-providence des pays d’Europe du Nord par exemple y ont bien davantage recours que nous, tandis que, au Royaume-Uni, le chancelier Gordon Brown mise sur le relé€vement des cotisations nationales pour financer son engagement d’augmenter au niveau moyen européen (en pro- portion du PIB) les dépenses sociales.
Il semble que le Canada com- mence aussi aÌ€ envisager d’emprunter cette voie. Le peu de résistance suscité par la progression annuelle des taux de cotisation du RPC est aÌ€ cet égard révéla- teur. Récemment, l’Alberta et l’Ontario ont mé‚me imposé des cotisations de santé, présumément parce qu’elles jugeaient qu’elles seraient mieux accep- tées par les électeurs qu’une hausse comparable de l’impoÌ‚t sur le revenu. L’accueil réservé aÌ€ cette décision en Ontario tient plus aÌ€ la promesse des libéraux de ne pas hausser les taxes qu’aÌ€ l’utilisation de cet outil fiscal comme tel. En misant davantage sur les cotisation sociales, nous risquons certes d’amoindrir la progressivité de notre régime fiscal, mais dans cette éventua- lité, nous pourrions poursuivre nos objectifs de redistribution en misant plus assiduÌ‚ment encore sur les dépenses publiques. C’est donc la ligne du bas de la figure 5 (page ci-contre), et non celle du centre, qu’il faut considérer.
En somme, le débat concernant les contraintes et les impératifs qu’im- poseraient les forces extérieures est non pertinent, puisque ce sont avant tout les choix de politique intérieure qui comptent. C’est ainsi le second argu- ment, selon lequel la mondialisation viendrait modifier nos politiques intérieures et miner la solidarité sociale, qui doit retenir notre attention.
Pour é‚tre fructueux, un contrat social doit é‚tre soutenu par un esprit de communauté et une recon- naissance parmi les citoyens de leurs responsabilités les uns envers les autres. On se gardera cependant de tout idéalisme. Les programmes so- ciaux ont toujours soulevé des conflits politiques et il n’est aucun besoin d’enjoliver le passé en invoquant un aÌ‚ge d’or ouÌ€ ils auraient fait consensus. La redistribution n’en repose pas moins sur cet esprit de communauté. La mondialisation l’a-t-elle affaibli? A- t-elle accentué certaines failles et créé de nouveaux désaccords qui rendent cette solidarité plus difficile? Analysons ces sources de désaccord potentiel de la vie politique cana- dienne : classes sociales, régions, langue, diversité ethnique.
Avec d’autres, Robert Reich a soutenu que la mondialisation et les nouvelles technologies ont creusé l’écart entre travailleurs qualifiés et non qualifiés sur le double plan profession- nel et psychologique. Des spécialistes hautement mobiles et qualifiés ”” les « analystes symboliques » ”” se reti- reraient ainsi de la société pour se réfugier physiquement et politique- ment dans des communautés fermées (Reich 1991). Observe-t-on ce phénomé€ne au Canada? Il est vrai que, d’apré€s les données de Statistique Canada, la part des revenus totaux (apré€s impoÌ‚ts et transferts) du cinquié€me des familles canadiennes les plus aisées est passée de 37 p. 100 en 1989 aÌ€ 39 p. 100 en 2000. Mais pour autant, ces Canadiens aÌ€ revenu supérieur se sont-ils éloignés des autres pour ce qui est d’appuyer le principe de redistribution? Certes, les enqué‚tes d’opinion révé€- lent qu’ils s’intéressent davantage aux réductions d’impoÌ‚t et sont moins enclins aÌ€ soutenir les dépenses sociales. Et les sondages menés par Ekos Research aupré€s de l’élite des secteurs public et privé montrent que ses prio- rités diffé€rent de celles de la population en général, surtout dans le secteur privé ouÌ€ compétitivité, réductions d’impoÌ‚t et un EÌtat moins interventionniste sont des options qui sont plus fortement privilégiées. Or, dans la population en général, la demande pour des réduc- tions d’impoÌ‚t, en hausse au milieu des années 1990, s’est atténuée par la suite. Si bien qu’au tournant du sié€cle, les Canadiens avaient cessé d’opposer mesures de productivité et mesures sociales. Et quand on leur a demandé de choisir entre réductions d’impoÌ‚t et accroissement des dépenses pour des programmes sociaux comme la santé et l’éducation, ils ont largement privilégié ces derniers (Graves 2001 ; Graves et Jenkins 2002).
Mais ces écarts sont-ils vraiment plus importants qu’il y a un quart de sié€cle? Apré€s tout, les classes sociales ont toujours réagi différemment aÌ€ ces questions, et il n’est gué€re étonnant que les décideurs du secteur privé donnent priorité aÌ€ l’économie. En témoigne la figure 6, qui indique dans quelle proportion les Canadiens aÌ€ revenu élevé et les autres jugent que l’EÌtat consacre trop d’argent aÌ€ l’aide sociale. On voit ainsi que ces deux groupes ont effectivement durci leurs points de vue dans la premié€re moitié des années 1990, période ouÌ€ la popu- lation a pris conscience du problé€me de la dette, des déficits et des niveaux d’imposition alors mé‚me que le Reform Party/Alliance canadienne venait incarner ces préoccupations. L’écart historique entre la tranche des revenus les plus élevés et l’ensemble des Canadiens s’est donc bel et bien creusé durant cette période. Mais la tendance n’a pas duré. AÌ€ mesure que se sont améliorées finances publiques et performance économique, et par suite des compressions gouvernementales dans divers programmes sociaux, l’hostilité s’est atténuée dans les deux camps et l’écart entre eux s’est rétréci. Les classes sociales restent au Canada un clivage important, et c’est aujourd’hui autour de la mondialisa- tion que se focalise cette tension. Mais il semble injustifié de craindre une accentuation des failles entre les « analystes symboliques » et la popu- lation dans son ensemble.
Penchons-nous maintenant sur nos inégalités régionales historiques. La réorientation Nord-Sud de nos shé- mas d’échanges commerciaux a-t-elle creusé l’écart entre les provinces privilégiées et les autres?
Signalons d’abord une autre bonne nouvelle : l’écart entre régions riches et pauvres se comble peu aÌ€ peu, mé‚me si c’est aÌ€ une lenteur dé- sespérante. Du début des années 1970 aÌ€ la fin des années 1990, les disparités de revenu entre régions ont en effet diminué de plus d’un tiers, selon une tendance qui se poursuit (en partie graÌ‚ce aÌ€ la situation en Colombie- Britannique qui a contribué aÌ€ abaisser le niveau supérieur). Ce qui ne dimi- nue en rien les graves difficultés de cer- taines régions, celles de la province rurale de Terre-Neuve par exemple, mais il s’agit de problé€mes qui débor- dent de beaucoup le cadre de la mon- dialisation.
Qu’en est-il alors de la solidarité interrégionale? Comme aÌ€ son habi- tude, Tom Courchene pose franche- ment la question : Peut-on conserver un systé€me de transferts Est-Ouest dans un systé€me économique Nord- Sud de plus en plus affirmé? Et, dans la foulée, l’appui aux transferts inter- régionaux s’amenuiserait-il? Les compressions dans certains pro- grammes, liés notamment aÌ€ l’assu- rance-emploi et au développement régional, ont de fait été durement ressenties dans les provinces Maritimes, et le programme de péréquation a été critiqué de tous coÌ‚tés, y compris par l’ancien premier ministre de l’Ontario. Mais les cri- tiques en provenance des provinces les mieux nanties sont courantes en politique canadienne. Or, selon la figure 7, on n’observe aucune baisse aÌ€ long terme du soutien aÌ€ la redistribu- tion interrégionale, en particulier dans les provinces plus riches. Sans doute le soutien de celles-ci a-t-il tou- jours été plus faible que la moyenne canadienne et, comme pour les class- es sociales, l’écart entre cette moyenne et les provinces donatrices s’est creusé au milieu des années 1990, surtout en Alberta et en Colombie-Britannique. Mais, aÌ€ nou- veau, ce mécontentement s’est dis- sipé au tournant du sié€cle pour en revenir aÌ€ la moyenne de la fin des années 1980. Et tout bien considéré, le programme de péréquation a moins souffert des compressions que d’autres programmes sociaux.
Qu’en est-il maintenant de la question de la langue et des rapports entre le Québec et le reste du Canada? Aucun doute, ces relations restent dif- ficiles. D’autant que l’avé€nement d’un espace économique nord-américain est venu amoindrir ”” sans l’éliminer ”” le couÌ‚t d’une éventuelle séparation. Il est en effet invraisemblable qu’un Québec indépendant se voie interdire tré€s longtemps d’adhérer aÌ€ l’ALENA. Il vaut tout de mé‚me de rappeler que dans le dernier tournant de la campagne référendaire de 1995, le premier mi- nistre Lucien Bouchard avait délaissé sa calculatrice et les analyses minu- tieuses des conséquences économiques de l’indépendance pour recentrer son discours sur l’affirmation culturelle, l’identité et la reconnaissance. Des questions bien antérieures aÌ€ la mon- dialisation, et qui restent primordiales en ce qui a trait aÌ€ notre capacité de vivre ensemble, mais nous ne saurions blaÌ‚mer le monde extérieur de notre incapacité de les résoudre.
Qu’en est-il enfin des nouveaux aspects de la diversité cana- dienne, ceux notamment qui découlent de schémas d’immigration en pleine évolution? EÌtonnamment, le débat sur la mondialisation s’attarde peu aÌ€ sa dimension la plus humaine : les mouvements de personnes aÌ€ l’échelle du globe ainsi que la nature de plus en plus multiculturelle et mul- tiraciale du monde politique moderne.
Des spécialistes d’autres domaines estiment pourtant que la diversité eth- nique mine la solidarité sociale et que les sociétés diversifiées sont moins enclines aÌ€ soutenir le principe de redistribution, soit parce que leurs populations majori- taires désapprouvent les programmes sociaux susceptibles de transférer des ressources aÌ€ des « étrangers », ou que les groupes économiquement vulnérables éprouvent des difficultés aÌ€ collaborer au sein de coalitions favorables aÌ€ la redistri- bution en raison de leurs divisions raciales ou ethniques.
On voit ainsi surgir un peu partout ce genre d’arguments, tré€s courants dans les études sur la politique sociale des EÌtats-Unis. De nouvelles données révé€lent par exemple que les EÌtats et les villes pluriethniques de ce pays tendent aÌ€ consacrer moins d’argent aux pro- grammes de redistribution que les régions plus homogé€nes. Ces argu- ments sont mé‚me repris dans les économies en voie de développement. En qué‚te d’explications aÌ€ la faible per- formance économique et sociale de nombreux pays pauvres, en Afrique notamment, de plus en plus d’analystes de la Banque mondiale et d’ailleurs par- lent des graves répercussions des con- flits ethniques. Nombre de politologues européens cherchant aÌ€ comprendre la force des partis d’extré‚me-droite en Europe évoquent quant aÌ€ eux un fort ressentiment aÌ€ l’endroit des immigrants et des transferts sociaux dont ils bénéfi- cient ; en 1995, Herbert Kitschelt disait craindre que l’idée mé‚me d’« EÌtat-pro- vidence multiculturel » ne soit une con- tradiction dans les termes. Et au Royaume-Uni, David Goodhart, l’édi- teur de Prospect, une publication s’af- fichant de centre-gauche, a récemment défrayé la chronique pour avoir soutenu que la diversité culturelle du pays rendait impossible le maintien d’un EÌtat-providence.
Certains théoriciens ont soutenu un raisonnement analogue dans différents débats sur la citoyenneté et le multicul- turalisme. Cette fois, l’accent était mis non pas sur la diversité ethnique propre- ment dite mais sur les politiques multi- culturelles accordant reconnaissance et moyens aux groupes ethniques pour faire valoir leur identité et leurs pratiques par l’entremise du systé€me éducatif, de rites publics ou de dépenses gouverne- mentales. Or les détracteurs de cette démarche multiculturelle affirment qu’elle sape l’EÌtat-providence en réorien- tant vers une politique de reconnais- sance le temps, l’énergie et l’argent qui devraient é‚tre dévolus aÌ€ une politique de redistribution, en sapant la confiance et la solidarité chez des groupes vul- nérables qui seraient autrement des alliés naturels ou, enfin, en incitant les groupes marginalisés aÌ€ définir leurs problé€mes sous l’angle de leur appar- tenance ethnique plutoÌ‚t que des obstacles économiques que d’autres groupes doivent aussi surmonter.
La question n’est pas que théorique. La gauche européenne s’in- quié€te des aménagements qu’une société multiculturelle lui imposerait de faire aÌ€ ses politiques sociales tradi- tionnelles. Un rapport récemment pro- duit aÌ€ la demande des partis de gauche du Parlement européen concluait que « l’immigration a intensifié et appro- fondi les instincts protectionnistes au sein de la société » et que leurs propres électeurs « se sentaient menacés par l’afflux d’immigrants constituant une source de main-d’œuvre aÌ€ bon marché et un fardeau sur les budgets sociaux. Et l’enjeu gagne en intensité aÌ€ l’ap- proche de l’élargissement de l’UE aux pays d’Europe de l’Est » (Azmanova 2003). Déchirés entre une aile cul- turellement progressiste favorable au multiculturalisme et une aile plus con- servatrice centrée sur ses besoins socio- économiques, les partis de gauche se sont tré€s peu prononcés sur des ques- tions comme l’immigration lors des derniers scrutins nationaux. Un silence qui, selon le rapport, leur a couÌ‚té beau- coup de voix.
Des questions tré€s délicates, donc, qu’il faut aborder avec prudence. Mais leur importance est telle qu’on ne saurait les négliger. D’ouÌ€ les recherches auxquelles j’ai collaboré avec quelques confré€res. Richard Johnston, Stuart Soroka et moi-mé‚me avons ainsi adap- té des modé€les conçus pour expliquer les différents niveaux de dépenses sociales dans les démocraties occiden- tales en intégrant le facteur de l’immi- gration. Nos résultats initiaux montrent que l’augmentation du nombre d’immigrants en proportion de la population est statistiquement et négativement corrélée aÌ€ la croissance des dépenses sociales. Il reste aÌ€ établir s’il y a effectivement un lien de cause aÌ€ effet et dans quel sens ce lien agi- rait : est-ce l’accroissement important de l’immigration qui affaiblit l’appui aux programmes sociaux, ou bien les EÌtats-providence en rapide croissance sont-ils moins accueillants aÌ€ l’endroit des immigrants? Chose certaine, cer- tains des plus grands EÌtats-providence européens appliquent d’ores et déjaÌ€ de sérieuses restrictions aÌ€ l’immigration.
Pour autant, les détracteurs des poli- tiques multiculturelles font fausse route. Will Kymlicka et moi-mé‚me avons clas- sifié les démocraties occidentales selon la force relative de leurs politiques multi- culturelles des 20 dernié€res années, avant d’examiner les changements apportés aÌ€ leurs dépenses sociales, aÌ€ leurs mesures de redistribution et aux résultats obtenus dans la lutte contre la pauvreté des enfants et l’inégalité. Or nous n’avons trouvé aucune preuve d’un lien systématique entre l’adoption de poli- tiques multiculturelles fortes et l’érosion de l’EÌtat- providence. S’il existe une tension sous-jacente entre diversité ethnique et solidarité sociale, rien n’indique donc qu’elle soit accentuée par des politiques multiculturelles.
Au Canada, la politique d’accueil, qui consiste aÌ€ laisser entrer chaque année un nombre d’immigrants correspondant aÌ€ 1 p. 100 de la population, a produit le plus haut taux d’immigra- tion au monde avec l’Australie. Cette ouverture aÌ€ la dimension humaine de la mondialisation compromet-elle notre engagement de solidarité en faveur de tous ceux qui vivent en sol canadien? Un autre projet de recherche que j’ai mené avec Richard Johnston et Stuart Soroka a permis d’é- tudier le lien entre diversité ethnique, confiance et soutien aÌ€ l’endroit de l’EÌtat-providence, aÌ€ partir d’un impor- tant sondage effectué aupré€s d’un échantillonnage de Canadiens vivant en région métropolitaine, ouÌ€ se con- centre justement le Canada multicul- turel. De façon plutoÌ‚t troublante, la premié€re partie du sondage révé€le que les Canadiens vivant dans des collecti- vités multiraciales font moins confi- ance aÌ€ leurs voisins que ceux vivant dans des collectivités plus homogé€nes, tous autres facteurs étant constants. Mais de façon plus rassurante, il ne révé€le aucun lien véritable entre l’ap- partenance ou la composition ethnique d’une collectivité et l’appui aux pro- grammes sociaux. Et dans la mesure ouÌ€ l’on observe des différences, ce sont les minorités plutoÌ‚t que les majorités qui se montrent plus réservées face aÌ€ la redistribution. Nous n’avons ainsi trou- vé aucune donnée attestant d’une réprobation des majorités. En compara- ison des écarts dans le soutien aux pro- grammes sociaux suivant les tranches de revenus, l’éducation, le sexe ou l’aÌ‚ge, le facteur ethnique se réduit aÌ€ presque rien. Quelle que soit donc l’ex- périence d’autres pays, il apparaiÌ‚t évi- dent que le Canada peut tout aÌ€ fait maintenir de généreux programmes d’immigration et promouvoir le multi-culturalisme sans nécessairement com- promettre l’appui de la population aux programmes sociaux.
Et pourquoi le Canada se dis- tinguerait-il ainsi des autres pays? L’une des réponses pourrait résider dans la rapidité avec laquelle les immigrants s’inté€grent aÌ€ l’économie canadienne, de telle sorte qu’ils ne sont pas considérés comme accaparant les bud- gets d’aide sociale. Si c’est le cas, la faiblesse des succé€s économiques des nouveaux immigrants des années 1990 par rapport aÌ€ leurs prédécesseurs pourrait é‚tre doublement préoccupante. Quoi qu’il en soit, le véri- table secret réside peut-é‚tre dans l’espé€ce d’indéfinition qui caractérise l’identité canadienne. Sans doute une identité qui englobe plusieurs nationalités depuis ses origines s’accommode-t-elle plus facile- ment de la diversité multiculturelle. L’incapacité de définir précisément ce que nous sommes en tant que Canadiens peut donc présenter quelques avantages. Chose certaine, le fait de composer avec la diversité revé‚t ici une dimension symbolique inexis- tante ailleurs.
OuÌ€ cela nous conduira-t-il? La mondialisation a-t-elle accentué d’anciennes failles et créé de nou- velles divisions? Le bilan est certes mitigé, mais il n’est gué€re inquiétant. C’est vrai, le fossé entre riches et moins riches se creuse lentement. Mais, politiquement, l’écart entre ces deux groupes ne semble pas s’ac- croiÌ‚tre. La mondialisation ne semble pas non plus accentuer les divisions régionales ni affaiblir le soutien po- pulaire aÌ€ la redistribution interré- gionale. Assurément, elle a réduit le couÌ‚t économique d’une éventuelle séparation du Québec, mais on ne saurait blaÌ‚mer les autres de nos diffi- cultés aÌ€ résoudre nos tensions his- toriques. En dernié€re analyse, tout indique donc que le Canada parvient aÌ€ gérer le rapport entre multicultura- lisme et solidarité sociale de façon plus harmonieuse que de nombreux autres pays.
Quelles conclusions générales tirer de cette qué‚te pour trouver un juste équilibre entre nos deux héritages du XXe sié€cle? En définitive, j’avancerais que nous avons des problé€mes bien plus sérieux aÌ€ régler. Car aÌ€ mon avis, la pres- sion exercée sur l’EÌtat-providence s’ex- plique principalement par les banales difficultés financié€res évoquées au début de ces pages : vieillissement de la popula- tion, ralentissement de la productivité, échéance des grands programmes so- ciaux et répercussions d’une dette remon- tant aÌ€ 20 ou 30 ans. Cette imparable arithmétique budgétaire n’a certes rien d’excitant mais elle est tré€s révélatrice.
En comparaison de ces réalités immé- diates, la mondialisation soulé€ve un tout autre genre de défi. Une économie du savoir de niveau international nécessite un autre type de contrat social, et les Canadiens cherchent encore aÌ€ s’adapter aÌ€ cette nouvelle logique. Mais les con- traintes économiques internationales ne sauraient déterminer la refonte de notre contrat social, d’autant que la mondialisa- tion ne semble pas avoir aggravé les divisions internes de notre société.
AÌ€ quoi ressembleront dé€s lors nos futurs programmes sociaux? Premier message aÌ€ retenir : nous tenons encore bien en main notre avenir social. Nos politiques intérieures restent décisives pour ce qui est d’évoluer dans une économie mondialisée et nous adapter aÌ€ cette é€re nouvelle. Ce qui ne veut pas dire qu’il nous faut reconduire automatiquement les choix du passé. La confiance suscitée par l’efficacité des programmes gouvernementaux et la capacité des gouvernements de gérer les fonds publics a été durement ébranlée ces dernié€res années. Et les électeurs pourraient emprunter une nouvelle voie en privilégiant les réductions d’impoÌ‚ts plutoÌ‚t que les programmes sociaux. Mais si les Cana- diens font le choix d’un contrat social moins généreux, s’ils adhé€rent en plus grand nombre aÌ€ la conception améri- caine des obligations qui lient les citoyens entre eux, il s’agira précisé- ment d’une décision politique et non d’un impératif économique. Et c’est laÌ€ une excellente raison d’é‚tre optimiste pour l’avenir.
Ce texte est une tra- duction mise aÌ€ jour d’une allocution prononcée en avril 2003 dans la série des Donald Gow Memorial Lectures de la School of Policy Studies. La version originale est disponible aÌ€ www.queensu. ca/sps/calendar/cal-gow.shtml