La déclaration d’un état d’urgence ou d’une urgence sanitaire liée à une menace pour la vie ou la sécurité d’une nation est un pouvoir extraordinaire qui bouleverse plusieurs des acquis de notre société. Au nom du « bien-être collectif », l’État (re)prend une place prédominante et met en veilleuse des libertés individuelles fondamentales ou en restreint considérablement l’exercice. Il montre en quelque sorte ses muscles pour voir à l’organisation du travail et du commerce, restreindre les déplacements des individus et les interactions sociales, surveiller des informations personnelles, changer les modalités de scolarisation, transformer les services médicaux, etc. L’ampleur de cette intervention est telle que, pour des années à venir, les chercheurs en droit et en sciences humaines et sociales exploreront la légitimité, la pertinence et la proportionnalité des mesures extraordinaires que les gouvernements ont prises.

Sur ce fond orwellien, les citoyens risquent de perdre leurs repères quant à ce qu’il est raisonnable de faire ou à ce qu’ils peuvent attendre de leurs concitoyens et gouvernements. Cette perte de repères touche aussi les décideurs publics, dont on examine, comme rarement auparavant, les capacités de gestion et de leadership, puisqu’ils possèdent des pouvoirs et des responsabilités accrues en raison de la crise.

Mais même en ces temps incertains, certains piliers demeurent, qui peuvent nous servir d’appui. L’un des plus importants dans notre démocratie est celui de l’État de droit. C’est principalement à l’aune de ce jalon que nous devons mesurer la réaction politique et juridique de nos gouvernements. Il nous rappelle notamment que, crise ou pas, nul n’est au-dessus des lois ; les dirigeants ne sauraient se soustraire à cet impératif catégorique. L’élaboration des lois, leur mise en œuvre et la relation entre celles-ci doivent suivre des modalités juridiques précises, à commencer par le respect de la séparation des pouvoirs. Dans un État de droit, le gouvernement n’est pas à l’abri de l’évaluation de ses actions par la législature ou les tribunaux. Il ne l’est pas non plus en situation de pandémie.

Dans le contexte actuel, l’État de droit renvoie à plusieurs aspects de notre cadre législatif. Malgré l’exercice de pouvoirs exceptionnels en contexte d’urgence, y incluant un pouvoir accru de l’exécutif (comme celui qu’accorde l’article 123 de la Loi sur la santé publique au Québec), les gouvernements ne sont pas dispensés de respecter la Constitution du pays. Ainsi, au Canada, la Charte des droits et libertés est l’une des pierres d’assise du régime constitutionnel en vigueur. Au Québec, le gouvernement doit également se conformer à la Charte des droits et libertés de la personne. La Loi sur les mesures d’urgence, qui balise quant à elle l’action en temps de crise du gouvernement fédéral, mentionne cet impératif de respect des fondements constitutionnels du pays dans son préambule : « … le gouverneur en conseil serait assujetti à la Charte canadienne des droits et libertés ainsi qu’à la Déclaration canadienne des droits et aurait à tenir compte du Pacte international relatif aux droits civils et politiques, notamment en ce qui concerne ceux des droits fondamentaux auxquels il ne saurait être porté atteinte même dans les situations de crise nationale. »

Mais énoncer qu’il « ne saurait être porté atteinte [aux droits fondamentaux] même dans les situations de crise nationale » n’est peut-être pas tout à fait exact. Abstraction faite de l’hypothèse de la suspension législative d’un droit permise par la clause dérogatoire de la Charte canadienne (clause dérogatoire qui pourrait aussi être employée prospectivement en temps de pandémie), une loi ou une action du gouvernement peut avoir pour objectif ou effet de baliser un droit fondamental et, par voie de conséquence, d’y porter atteinte, et ce, pour des motifs très valables liés à l’intérêt public. Donc, rien ne sert de pousser des cris d’orfraie dès qu’un droit fondamental est, en apparence, restreint par une mesure gouvernementale quelconque. La question est plutôt de savoir si cette atteinte est justifiable, compte tenu des objectifs qui la sous-tendent et de sa portée. La Charte canadienne pose des exigences permettant de mesurer si une restriction à un droit qu’elle garantit est légitime dans notre société « libre et démocratique ». À défaut de justification, la restriction risque d’être invalidée par les tribunaux.

La Cour suprême du Canada a élaboré dans l’arrêt R. c. Oakes (1986) quatre conditions, dont le respect est vérifié à la lumière du contexte factuel pertinent, pour qu’une atteinte à un droit puisse être justifiée. Ainsi, l’atteinte doit : 1) répondre à un objectif réel et urgent selon les valeurs d’une société libre et démocratique ; 2) avoir un lien rationnel avec l’objectif de l’action gouvernementale ; 3) autoriser une atteinte minimale aux droits ; 4) être proportionnée à l’objectif gouvernemental visé. Appliquées à des actions gouvernementales posées en temps d’urgence pandémique mais néanmoins attentatoires aux droits constitutionnels, ces conditions pourraient vraisemblablement être interprétées à la lumière de principes tirés du droit international, comme ceux de Syracuse qui précisent, entre autres, que la limitation des droits pour des motifs de santé publique « must be specifically aimed at preventing disease or injury or providing care for the sick or injured ». À la lumière de ces principes, mais aussi, selon toute vraisemblance, de la jurisprudence canadienne en matière de droit à l’égalité, un gouvernement pourrait difficilement justifier l’imposition de mesures discriminatoires arbitraires à l’égard de certains groupes en contexte de pandémie, par exemple limiter l’accès aux tests de dépistage de la COVID-19 aux personnes de 50 ans et moins, et ce, sans fondement scientifique.

Alors que nous pouvons raisonnablement penser que les gouvernements satisfont aux deux premières conditions de l’arrêt Oakes pour certaines des mesures de lutte antipandémique adoptées jusqu’à présent ― pensons à la fermeture temporaire des commerces ou des écoles ―, les deux autres conditions soulèvent des interrogations qui exigeraient une réflexion plus poussée.

Il faudrait notamment analyser les options qui s’offraient au gouvernement au moment du choix des mesures afin d’évaluer si celles qu’il a adoptées étaient les moins attentatoires aux droits fondamentaux. Une comparaison avec l’expérience étrangère en la matière pourrait s’avérer éclairante. À titre d’illustration, dans son jugement sur l’aide médicale à mourir Carter c. Canada (2015), la Cour suprême du Canada a analysé l’expérience étrangère afin d’évaluer si l’interdiction de l’aide médicale à mourir prévalant au Canada constituait une atteinte minimale aux droits à la vie, à la liberté et à la sécurité garantis par l’article 7 de la Charte canadienne. Elle a conclu que non, notamment sur la base de l’existence d’autres régimes jugés plus équilibrés à cet égard.

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La proportionnalité des moyens choisis pour lutter contre la pandémie, au regard de l’impératif de protection des droits constitutionnels, est révélatrice du rapport que les gouvernements démocratiques entretiennent avec l’État de droit. Cette exigence de proportionnalité ne leur impose pas pour autant, surtout en temps de crise, de choisir la solution qui, ex post facto, paraît idéale ou optimale. Pas plus qu’elle n’exige qu’ils s’assurent de bien cibler et peaufiner les mesures choisies, afin que celles-ci ne soient pas indûment attentatoires aux droits ou fondées sur une quelconque hégémonie de l’individualisme dont on accuse parfois la culture des droits individuels.

La confiance des citoyens envers les gouvernements est aussi tributaire de la perception qu’ils ont du respect de l’État de droit par leurs dirigeants. Si cela est vrai en contexte « normal », ce l’est encore davantage en temps de pandémie.

En fait, prendre au sérieux les droits constitutionnels est de nature à mieux légitimer les actions gouvernementales prises au nom du bien commun. Car la confiance des citoyens envers les gouvernements est aussi tributaire de la perception qu’ils ont du respect de l’État de droit par leurs dirigeants. Si cela est vrai en contexte « normal », ce l’est encore davantage en temps de pandémie ou de crise sanitaire. Cette confiance est cruciale et peut aussi susciter une adhésion plus forte des citoyens aux normes et politiques publiques mises en place en situation d’urgence. Dans cette foulée, la légitimité et la légalité se conjuguent pour accroître l’efficience de ces normes et politiques publiques. Ne pas perdre de vue les exigences de l’État de droit s’avère donc important non seulement pour la gestion de la crise sanitaire actuelle, mais également pour celle des crises futures. Comme le souligne une commission de la revue médicale The Lancet sur le cadre légal des déterminants de santé, un engagement ferme envers la primauté du droit joue un rôle critique dans la poursuite d’objectifs de santé et de justice à l’échelle mondiale.

Certes, la pression sur les leaders politiques en temps de pandémie est énorme. Ils s’investissent à fond dans ce combat contre un « ennemi invisible », et le premier réflexe des citoyens ― on l’a constaté au Canada cette année ― est souvent de se montrer plus indulgents à leur égard que d’ordinaire. Toutefois, les exigences du moment ne doivent pas nous empêcher d’être vigilants par rapport à l’évolution des politiques et des décisions liées à la crise. Pour ce faire, il faut veiller à ce que la gestion quotidienne de la pandémie n’entre pas en conflit avec ce qui est garant d’une société démocratique et ouverte, soit les droits fondamentaux et les responsabilités des leaders politiques s’y rattachant. Les appels pour une reprise des débats publics et de la vie parlementaire en contexte de pandémie ne sont pas étrangers à une telle préoccupation. Le balisage politique et juridique des décisions des leaders est et restera toujours essentiel.

Cet article fait partie du dossier La pandémie de coronavirus : la réponse du Canada.

Photo : Shutterstock / Wetzkaz Graphics

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Catherine Régis
Catherine Régis is a professor at University of Montreal’s Faculty of Law and holds the Canada Research Chair in Collaborative Culture in Health Law and Policy. She is also a researcher at the Centre de recherche en droit public, Centre de recherche du Centre hospitalier universitaire de l’Université de Montréal and co-founder of the Health Hub – Politic, Organizations and Law. 
Jean-François Gaudreault-DesBiens
Jean-François Gaudreault-DesBiens est professeur titulaire à la Faculté de droit de l’Université de Montréal. Ses recherches ont principalement trait au droit public et constitutionnel.
Jean-Louis Denis
Jean-Louis Denis est professeur à l’École de santé publique de l’Université de Montréal, titulaire de la Chaire de recherche du Canada sur le design et l’adaptation des systèmes de santé. Il est cofondateur du Hub santé – politique, organisations et droit.

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