Il y a 10 jours, le Commissariat à la protection de la vie privée du Canada et le Bureau du Commissaire à l’information et à la protection de la vie privée de la Colombie-Britannique ont publié un rapport conjoint sur le scandale Cambridge Analytica. Cette entreprise britannique avait obtenu en 2014 l’accès aux données de millions d’utilisateurs de Facebook dans le monde, dont 622 000 Canadiens, et les avait utilisées à des fins électorales notamment lors de la dernière présidentielle américaine. Dans ce rapport, on apprend que Facebook a tout simplement balayé d’un revers de main les recommandations des commissaires, confirmant ― s’il en était encore besoin ― que le cadre juridique canadien de protection de la vie privée est totalement inadéquat pour protéger les Canadiens, en particulier dans le monde moderne des données.

Le problème est bien connu. Cela fait longtemps que les experts critiquent l’inefficacité de la « protection » de la vie privée au Canada. En effet, le Commissaire à la protection de la vie privée du Canada n’a aucun pouvoir pour assurer l’application de nos lois et ordonner le respect des règles élémentaires en la matière. À la différence de ses homologues américains ou européens, notre commissaire ne peut rendre des ordonnances ou imposer des sanctions financières en cas de violation de la loi fédérale.

Certes, il lui reste toujours la possibilité de porter l’affaire devant la Cour fédérale, et c’est ce que fera le commissaire dans l’affaire Cambridge Analytica. Néanmoins, le processus sera long avant d’aboutir à des résultats. Surtout, nous savons déjà que les éventuelles « sanctions » seront totalement inefficaces…

C’est que, en vertu de la Loi sur la protection des renseignements personnels et les documents électroniques (LPRPDE), l’amende maximale que la Cour pourra imposer à Facebook sera de 100 000 dollars. Pour une entreprise dont les revenus étaient de près de 56 milliards de dollars américains en 2018, on serait tenté de croire à une blague… C’est une insulte en pleine face des Canadiens, car Facebook risque de subir des sanctions de plusieurs milliards d’euros dans l’Union européenne, et tout autant aux États-Unis !

Pour assurer une protection adéquate de la vie privée, le commissaire doit pouvoir rendre des ordonnances contraignantes ainsi qu’imposer des amendes dissuasives aux organisations et entreprises qui portent atteinte à nos droits.

Certains diront que de tels pouvoirs risquent de mettre un terme à la relation de collaboration entre les acteurs économiques et le Commissariat à la protection de la vie privée. Mais de quelle collaboration parle-t-on au juste quand les entreprises peuvent simplement ignorer les recommandations du commissaire ?

Le Canada a adopté le modèle de l’ombudsman, où l’on présume que les entreprises suivent les recommandations du commissaire. Or on voit encore une fois que ce modèle ne fonctionne pas. Il est temps de passer à une autre structure et de donner de véritables pouvoirs au commissaire.

L’expérience de nos partenaires économiques étrangers a montré que des pouvoirs d’ordonnance et de sanction financière ont un impact direct sur les acteurs et leur appréhension de la protection de la vie privée. Les États-Unis et l’Union européenne ont depuis longtemps offert de tels pouvoirs à leurs autorités administratives.

Les décideurs politiques canadiens sont d’ailleurs très au fait de l’efficacité des mécanismes de sanctions administratives, puisque plusieurs agences fédérales possèdent déjà ces pouvoirs. Par exemple, les complots, les accords ou les arrangements entre concurrents peuvent être sanctionnés par des amendes allant jusqu’à 25 millions de dollars. De la même manière, la Loi canadienne anti-pourriel prévoit des amendes pouvant atteindre 10 millions de dollars.

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En février 2018, le Comité permanent de l’accès à l’information, de la protection des renseignements personnels et de l’éthique de la Chambre des communes soulignait dans un rapport les importantes lacunes  de la LPRPDE et recommandait, notamment, de doter le Commissariat de véritables pouvoirs d’ordonnance et d’amende.

Dans sa réponse au rapport parlementaire, le gouvernement reconnaissait qu’il était temps « d’examiner attentivement la façon d’améliorer le modèle d’exécution de la LPRPDE » et qu’il était prêt à « étudier plus à fond la pleine gamme des options visant à garantir la conformité́ à la LPRPDE ». Il s’agit maintenant de sortir de la réflexion. Il faut passer à l’action !

Je ne me souviens pas d’avoir vu une communication officielle aussi claire du commissaire fédéral quant à l’inefficacité de notre cadre juridique et qui demandait avec autant de force des pouvoirs d’exécution.

La seule bonne nouvelle du rapport publié il y a 10 jours est le changement de ton. Je ne me souviens pas d’avoir vu une communication officielle aussi claire du commissaire fédéral quant à l’inefficacité de notre cadre juridique et qui demandait avec autant de force des pouvoirs d’exécution.

Il semble que les appels du pied de tous les experts canadiens, et encore dernièrement d’Elizabeth Denham, ancienne commissaire adjointe au Canada et actuelle commissaire à l’information du Royaume-Uni, aient porté leurs fruits ! Maintenant, c’est au ministre de l’Innovation, des Sciences et du Développement économique Navdeep Bains d’entrer dans la partie et d’agir pour les Canadiens !

Un autre enjeu d’importance soulevé par l’affaire Cambridge Analytica est l’assujettissement des partis politiques fédéraux à la LPRPDE, ou du moins à un quelconque régime de protection des renseignements personnels, dont ils se sont autoexclus jusqu’à maintenant. Mais, à quelques mois de la campagne électorale 2019, l’espoir de voir les partis se soumettre à une telle loi est encore plus infime que celui de voir le commissaire être doté de pouvoirs d’exécution.

Photo : Shutterstock / AlexandraPopova


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Florian Martin-Bariteau
Florian Martin-Bariteau is an associate professor of law and the university research chair in technology and society at the University of Ottawa.

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