Proclamée par l’Organisation des Nations unies, la Décennie internationale des personnes d’ascendance africaine (2015-2024) vise à promouvoir les droits des peuples descendants de l’Afrique et à reconnaître leur contribution aux autres cultures. Le mois de février ― Mois de l’histoire des Noirs ― est également l’occasion de célébrer l’histoire et l’apport des populations noires à la société canadienne. C’est dans ce contexte que Statistique Canada a réalisé en 2019 (et plus récemment en 2020) un portrait illustrant la diversité des parcours et des expériences des populations noires du pays. Ces portraits, qui sont fondés principalement sur les données du recensement de 2016, offrent un aperçu démographique de la population noire (diversité ethnique, culturelle et linguistique, travail, éducation, etc.), mais ils n’exposent pas d’autres défis auxquels cette population doit faire face (et ce n’était pas non plus son but). Ainsi, la question des femmes noires canadiennes vivant ou ayant vécu des violences sexuelles n’y est pas abordée.

Un vide considérable dans les connaissances scientifiques

Au Canada, 620 000 femmes et filles s’autodéclarent comme noires. Pourtant, la rareté, voire la quasi-absence, d’études canadiennes qui traitent des survivantes d’agressions sexuelles racisées, particulièrement des survivantes noires, laisse sans voix. Il est important de se pencher sur ces réalités de manière approfondie pour dépasser l’éternel constat que davantage de recherches sont nécessaires sur la question.

Selon le Groupe de travail d’experts sur les personnes d’ascendance africaine des Nations unies, les femmes noires sont sujettes à des taux significatifs de violence en raison du « racisme anti-noir, de l’historique d’esclavage au pays, la ségrégation raciale et la marginalisation », qui continuent d’avoir des impacts contemporains tangibles.

Robyn Maynard, auteure de l’ouvrage primé, NoirEs sous surveillance : esclavage, répression et violence d’État au Canada, estime que les femmes noires sont historiquement et structurellement plus vulnérables aux abus sexuels, aux viols, et aux violences sexuelles et reproductives, notamment lors de la grossesse ou de l’accouchement comme d’autres personnes en témoignent. Ce sujet est sous-étudié ici comparativement aux États-Unis, où des statistiques indiquent que les femmes noires sont surreprésentées parmi les victimes de violence sexuelle en raison de l’enchevêtrement de divers systèmes d’oppression et de marginalisation.

Plusieurs études, notamment celles faites par Femmes et Égalité des genres Canada (anciennement Condition féminine Canada), citent des travaux sur certaines des réalités des femmes immigrantes et réfugiées victimes de violences. Toutefois, ces travaux de recherche se prononcent peu sur le problème de la violence sexuelle, de même que la violence vécue dans un contexte non conjugal. Il y est également très peu question des violences vécues par les femmes noires et racisées nées en sol canadien. Ainsi, les réalités de divers groupes issus de l’immigration sont amalgamées, alors que des groupes minorisés, notamment des femmes noires, peuvent vivre des situations particulières de violences sexuelles.

Le dilemme des points de vue en recherche

Un autre constat s’impose en matière de recherche sur les violences sexuelles des femmes noires : les rares études menées sur les femmes noires, qu’elles soient nées au Canada ou ailleurs, sont effectuées par des chercheuses blanches. Certes, il est important de s’allier avec des personnes non racisées dans la mesure où elles adoptent une approche réflexive, tolèrent l’inconfort et font preuve d’écoute et d’humilité en matière de lutte aux violences sexuelles auprès de cette population. Cette réalité pose toutefois un certain nombre de défis.

De manière générale, les femmes noires sont sous-représentées parmi les chercheuses en milieu universitaire. Ainsi, celles qui choisissent de se pencher sur les réalités des survivantes noires d’agressions sexuelles constituent un groupe encore plus restreint. Cela explique sans doute pourquoi peu de recherches sont consacrées à cette question et que les rares études qui existent sont faites par des personnes qui ne proviennent pas des communautés noires. Toutefois, être femme noire et universitaire n’est pas une panacée. Le dilemme des points de vue intérieur et extérieur pose également d’autres questions éthiques et scientifiques. Il n’est pas dit que des études d’un plus grand nombre de chercheuses issues des communautés noires produiraient des résultats substantiellement différents lorsqu’il est question de la compréhension des violences sexuelles vécues par cette population.

Qui plus est, il existe pour les chercheuses un réel risque de renforcer des stéréotypes négatifs sur la sexualité des femmes noires (et, par ricochet, des hommes noirs lorsque ces violences sont commises au sein des communautés). En effet, plusieurs stéréotypes, construits lors de la colonisation et de la période esclavagiste pour justifier des violences sexuelles commises envers des femmes noires, perdurent, même si la culture du viol et les violences sexuelles sont présentes dans tous les pays. Les violences sexuelles ne sont aucunement l’apanage d’un groupe culturel ou religieux donné, mais touchent toute la population et toutes les sphères de la vie en société. Affirmer le contraire relève de la mauvaise foi, voire carrément du racisme. Or la crainte de nuire à des communautés déjà surcriminalisées peut faire partie des raisons qui empêchent plusieurs femmes noires de dénoncer des violences sexuelles à la police, par exemple.

Le besoin de ressources spécialisées et adaptées

C’est Tarana Burke, militante et organisatrice communautaire afro-américaine, qui est à l’origine du mouvement #MeToo. C’était en 2006, et dans un contexte bien loin d’Hollywood et de l’affaire Harvey Weinstein. La campagne de Burke était destinée aux adolescentes noires et racisées issues de communautés défavorisées et visait précisément à pallier l’absence de programmes axés sur leurs besoins. Au Canada, les ressources spécialisées pour des survivantes d’agressions sexuelles qui tiennent compte de cultures différentes sont rarissimes. La mise en place et le financement de telles ressources relèveraient sans doute du gouvernement provincial. Elles constitueraient une avenue intéressante pour répondre de manière culturellement sensible aux besoins des survivantes noires en matière de justice, de santé et de services sociaux. Pour ce faire, il importe que chercheuses, militantes, survivantes et acteurs et actrices clés ayant une expertise et une proximité avec cette population de survivantes s’allient pour mettre un terme aux vœux pieux et aux raccourcis intellectuels en la matière.

La question qui nous préoccupe ici est délicate et multidimensionnelle. Les solutions qu’il faut apporter pour contrer les violences sexuelles vécues par les femmes noires doivent être tout aussi différenciées, et amenées avec sensibilité et doigté. Pour ce faire, il faut que davantage de chercheurs réfléchissent à ces questions de manière respectueuse.

Alors que l’ONU s’apprête à célébrer le 25e anniversaire de la quatrième Conférence mondiale sur les femmes et l’adoption de la Déclaration et du Programme d’action de Beijing, force est de constater que le Canada a encore du chemin à faire pour pouvoir mieux répondre aux préoccupations des femmes noires ayant vécu des violences sexuelles. La force du mouvement #MeToo, le message porté par sa fondatrice ainsi que la Décennie internationale des personnes d’ascendance africaine actuellement en cours peuvent être des opportunités de saisir la balle au bond et de travailler à une meilleure compréhension de cette problématique sociale afin de la prévenir et de l’enrayer. Ces changements en amont permettraient sans aucun doute de mieux orienter la recherche et les politiques publiques canadiennes.

Cet article fait partie du dossier Combattre la violence sexuelle, soutenir les victimes.

Photo : Unsplash / Christina@wocintechchat.com


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Kharoll-Ann Souffrant
Kharoll-Ann Souffrant est doctorante en service social à l’Université d’Ottawa et récipiendaire de la bourse Vanier. Elle est aussi membre du Réseau québécois en études féministes.

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