L’itinérance comporte de multiples aspects, mais toutes les personnes qui n’ont aucun lieu d’habitation fixe, sécuritaire et abordable, sont plus vulnérables à la pandémie de COVID-19. En effet, ces personnes présentent le plus souvent des problèmes chroniques importants ― maladie mentale, maladie physique, consommation de drogues, isolement social, pauvreté extrême ― et risquent davantage d’être infectées par le coronavirus et de connaître des complications. Au Canada et au Québec, ces risques se sont moins avérés durant la première vague de la pandémie, puisque ce sont principalement les résidents âgés des centres hospitaliers de soins de longue durée (CHSLD) qui ont le plus souffert de la crise.

Les personnes en situation d’itinérance ont été particulièrement affectées par les mesures sanitaires mises en place par les gouvernements durant le confinement, car elles peuvent avoir du mal à suivre les consignes de santé publique. Ainsi, du jour au lendemain, leur quotidien a été bouleversé : fermeture des organismes qu’ils fréquentaient, des lieux publics (centres commerciaux, restaurants, bibliothèques, etc.) où ils prenaient des moments de répit ― entre autres, pour se réchauffer ―, accès limité aux toilettes publiques et à l’eau potable, impossibilité d’acheter des denrées faute de carte pour payer, limitation ou disparition des moyens d’obtenir de l’argent (quête, récupération des articles consignés, travail du sexe, etc.). En fait, tous leurs repères et les manières de répondre à leurs besoins fondamentaux ont été très largement perturbés, alors que le reste de la population rentrait à la maison.

Les femmes ont été particulièrement touchées. Le plus souvent, elles vivent leur situation d’itinérance de manière cachée, cherchant à s’invisibiliser dans l’espace public ou trouvant des solutions d’hébergement à court terme en échange de services sexuels ou autres. Or, dans le contexte du confinement, se cacher dans l’espace public était de plus en plus difficile pour certaines. D’autres ont dû demeurer dans des milieux violents faute de possibilités d’hébergement. Toutes ces situations ont été autant de menaces à leur sécurité, à leur dignité et à leur intégrité.

Les femmes ont été particulièrement touchées. Le plus souvent, elles vivent leur situation d’itinérance de manière cachée, cherchant à s’invisibiliser dans l’espace public ou trouvant des solutions d’hébergement à court terme en échange de services sexuels ou autres.

Même s’il est difficile d’en prendre la mesure exacte, de nombreux témoignages font état de personnes qui ont basculé dans l’itinérance en raison de la pandémie, ayant perdu leur revenu et leur logement. Certaines d’entre elles se sont retrouvées dans l’un de ces nouveaux campements qui ont fait leur apparition dans de nombreuses villes canadiennes, dont Montréal, rejoignant alors des itinérants qui préféraient vivre sous une tente plutôt que de fréquenter des refuges. À Montréal, pas moins d’une cinquantaine de personnes campent actuellement en bordure de la rue Notre-Dame. Les observations des organismes d’aide en itinérance à Montréal tout comme celles de la Ville de Montréal font état d’un doublement de la population en situation d’itinérance, passant de 3 000 à 6 000 personnes. Certes, l’itinérance montréalaise augmentait déjà avant la pandémie, l’occupation de lits d’hébergement d’urgence s’étant accrue de 10 %, et révélait les problèmes de logement social dans la ville. Mais, la pandémie semble avoir empiré cette situation.

La réorganisation des services et des pratiques

Face aux mesures sanitaires et au confinement imposés par la Santé publique, les réseaux publics, les divers ordres de gouvernement et de nombreux organismes communautaires se sont mobilisés pour répondre aux besoins les plus pressants des personnes en situation d’itinérance.

Pour respecter la distanciation physique, les refuges ont dû réduire leurs heures d’accueil de plus de 30 % en général, ce qui a exigé l’ouverture de lieux d’hébergement d’urgence dans de nombreux endroits inusités : arénas, complexes sportifs, centres commerciaux, bâtiments publics, chambres d’hôtel… La plupart de ces refuges ont ouvert avec la volonté d’accueillir tout le monde, personnes intoxiquées, couples, personnes avec des animaux, etc. En temps normal, celles-ci ne peuvent fréquenter des lieux d’hébergement d’urgence. De plus, en raison des mesures de distanciation physique, les gens étaient hébergés dans des espaces cloisonnés qui respectaient les règles sanitaires et offraient davantage d’intimité, de confort et de dignité.

Ces percées sur le plan de l’accès et de l’hébergement sont louables, mais nombre de ces refuges temporaires ont fermé leurs portes au moment du déconfinement, et certains ont repris leurs activités d’avant la COVID-19. À Montréal, malgré la création de 200 nouvelles places en hébergement d’urgence, les besoins sont encore criants, ces places ayant été comblées en 15 jours. C’est plus de 500 nouvelles places que la Ville, le réseau de la santé et des services sociaux, et les organismes communautaires tentent d’ouvrir pour préparer la saison hivernale, tout en étant bien conscients que cela risque de ne pas suffire.

À Montréal, malgré la création de 200 nouvelles places en hébergement d’urgence, les besoins sont encore criants, ces places ayant été comblées en 15 jours. C’est plus de 500 nouvelles places que la Ville, le réseau de la santé et des services sociaux, et les organismes communautaires tentent d’ouvrir pour préparer la saison hivernale.

De nombreux autres services qui offraient un accueil, du répit et des denrées alimentaires se sont déployés en marge des organismes et se sont installés dans des parcs afin de rejoindre les itinérants où ils se trouvaient. L’énergie et la volonté farouche des intervenants désireux d’aller vers les gens étaient une réponse à la fermeture des lieux physiques de leur organisation. Mais elles témoignaient aussi d’un souci de maintenir des relations, d’éviter de renforcer l’isolement de ces personnes, et de se préoccuper d’elles et des risques de détérioration de leur santé physique et mentale au moment même où les rencontres et les rassemblements étaient le plus souvent considérés comme inappropriés, voire interdits.

Dans certaines provinces, des organismes ont cherché à éviter que les personnes dont elles avaient la responsabilité se retrouvent à la rue parce qu’elles ne réussissaient pas à avoir un logement en raison du confinement. Ainsi, des jeunes qui ne pouvaient plus bénéficier des services de protection de l’enfance et des personnes hospitalisées ont été hébergés plus longtemps. Toutefois, ces mesures visant à prévenir l’itinérance n’ont pas été appliquées par l’ensemble des provinces et des organismes, si bien que de nombreuses personnes sortant des institutions se sont retrouvées en situation d’itinérance. Au Québec, une étude montre que plus de 20 % des jeunes qui quittent des centres jeunesse risquent de devenir itinérants dans les mois qui suivent, et rien n’a vraiment été fait pour contrer ce problème durant la pandémie.

Quant aux problèmes de consommation de drogues, la situation était aussi difficile : les services d’injection supervisés demeuraient fermés, la qualité des drogues se détériorait, malgré une forte augmentation des prix dans la rue, et la disponibilité du matériel de protection était réduite. Ainsi, le Bureau du coroner rapportait à la Santé publique, pour le mois de juillet, 23 décès à Montréal liés très probablement à des surdoses. En Colombie-Britannique, on comptait en juin davantage de décès liés aux surdoses de drogues qu’à la COVID-19. Les intervenants ont déployé diverses approches pour aller vers les communautés, faire davantage de travail de proximité et intégrer des pairs aidants pour réduire, voire éviter une détérioration de la situation des personnes ou leur décès par surdose.

Si ces innovations, qui sont des formes de résilience, sont tout à l’honneur des personnes qui ont soutenu et accompagné les itinérants durant la pandémie, force est de constater que ces interventions ont le plus souvent été menées en dépit d’une logique répressive exercée par les autorités policières, notamment au Québec. Le rapport Stay Off the Grass: COVID-19 and Law Enforcement in Canada de l’Association canadienne des libertés civiles, en partenariat avec le Policing the Pandemic Mapping Project, montre que sur les 10 000 contraventions ou mises en accusation répertoriées au Canada entre le 1er avril et le 15 juin pour non-respect des directives liées à la pandémie, près de 6 600 ont été données au Québec. Le Service de police de la Ville de Montréal confirme avoir donné 2 909 constats d’infraction entre le 12 mars et le 7 juin 2020. Plusieurs organismes d’aide en itinérance montréalais rapportent que de nombreuses personnes en situation d’itinérance ou des personnes racisées vivant dans des quartiers défavorisés ont reçu ces constats, et ils demandent une amnistie.

Les innovations mises en place et la résilience des organisations, des intervenants et des personnes en situation d’itinérance dans le cadre de la première vague ne doivent pas faire oublier que les défis demeurent importants. À présent, la température baisse, l’hiver est devant la porte, et il va falloir trouver de nouvelles solutions dans un contexte de deuxième vague de la pandémie où la transmission communautaire est plus importante encore.

L’après-COVID : une occasion de changement

La pandémie a fait ressortir encore plus l’importance d’un chez-soi sécuritaire, salubre et approprié qui correspond aux ressources financières dont on dispose. La nécessité d’un logement pour chacun est plus manifeste que jamais ; le droit à un logement, c’est le droit d’un individu à son intégrité et à sa dignité. Par contre, nous savons à quel point, depuis de nombreuses années, les politiques en matière de logement ne parviennent pas à répondre au manque de logements sociaux. La pandémie crée une occasion en ce sens, dans la mesure où le télétravail impose une redéfinition de la fonction de nombreux bâtiments, notamment dans les centres-villes, où les tours de bureaux, les centres commerciaux et les hôtels pourraient être achetés et transformés en lieux d’hébergement.

La pandémie a fait ressortir encore plus l’importance d’un chez-soi sécuritaire, salubre et approprié qui correspond aux ressources financières dont on dispose. Le droit à un logement, c’est le droit d’un individu à son intégrité et à sa dignité.

Reconnaissant l’importance d’accueillir toutes les personnes itinérantes, quelle que soit leur situation, et de le faire en leur offrant sécurité, confort et intimité, de nombreuses ressources ont décidé d’élargir leurs critères d’accueil habituels. Elles ont, par exemple, accepté des personnes en état d’ébriété ou d’intoxication, des personnes avec des animaux ou des personnes ayant dépassé le temps de séjour. Cette ouverture doit être pérennisée afin de s’assurer que les taux d’acceptation sont les plus larges possibles.

Le logement doit devenir prioritaire pour les gouvernements fédéral et provinciaux. Certes, l’entente toute récente entre Québec et Ottawa débloque enfin des fonds nécessaires à la construction et à la rénovation de logements. Toutefois, il faudra s’armer de patience avant que ces investissements se traduisent en logements, alors même que la crise du logement se renforce à Montréal.

Ainsi, à l’échelle d’une ville comme Montréal, ou pour toute autre ville canadienne, relancer les centres-villes ne doit pas seulement être associé à des intérêts économiques. Le plan de relance doit s’inscrire dans un processus de réflexion plus global, dans lequel on tient compte des dimensions sociales et culturelles. Il y a là une réelle occasion de se réinventer et de créer des centres-villes plus inclusifs, plus verts et plus solidaires en repensant le rôle des bâtiments existants.

La pandémie représente aussi une occasion de créer des liens entre des organismes, des institutions, des ordres gouvernementaux et des intervenants. Il s’agit maintenant de nourrir ces liens, afin que le maillage et la diversité des réponses puissent s’ancrer encore davantage dans le monde de l’intervention en itinérance.

Face à l’urgence, le réflexe a souvent été de repenser les organisations et d’offrir ce que les acteurs croyaient nécessaire, sans se soucier des attentes et des aspirations des itinérants et sans les consulter. Il importe de revenir à des approches permettant d’intégrer les personnes directement concernées dans la recherche de solutions pour mieux répondre à l’itinérance, mais aussi pour faire face à la deuxième vague de la pandémie.

La pandémie de COVID-19 est une épreuve fort pénible pour les itinérants, qui ont vu leurs conditions de vie se détériorer du jour au lendemain, mais la mobilisation des intervenants et des différents gouvernements a contribué à la mise en place dans l’urgence de solutions innovantes et pertinentes. Toutefois, il reste maintenant à les maintenir, à les pérenniser et à soutenir diverses solutions systémiques élaborées de concert avec les personnes itinérantes, afin de mieux prévenir et réduire l’itinérance.

Cet article fait partie du dossier Combattre les inégalités pendant la reprise post-pandémie.

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Céline Bellot
Céline Bellot est directrice de l’École de travail social de l’Université de Montréal. Ses travaux de recherche portent sur les populations marginalisées et racisées, notamment les populations en situation d’itinérance, la judiciarisation de l’itinérance et les autres formes d’intervention en itinérance. Elle dirige l’Observatoire des profilages.

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