J’ai commencé à prendre la mesure des changements de culture organisationnelle à la frontière canado-américaine lors de mon entretien avec un agent des services frontaliers, en 2010. Appelons-le William. William travaillait alors pour l’Agence des services frontaliers du Canada (ASFC), qui est responsable du contrôle des voyageurs et des marchandises entrant au pays. Il cumulait plus de 30 ans d’expérience et m’a raconté que, contrairement à lui, ses jeunes collègues se voient comme une police des frontières. Ils veulent arrêter des criminels et sont fiers de porter une arme à feu. Il les surnommait les « dobermans ». De fait, l’automatisation et la centralisation de la prise de décision au moyen de systèmes informatisés avaient changé le rôle des agents sur le terrain.

Mon récent livre Border Frictions: Gender, Generation and Technology on the Frontline retrace cette évolution du travail des agents des services frontaliers. Pour cette recherche, j’ai mené 32 entretiens semi-dirigés en milieu de travail avec des agents des services frontaliers, des surintendants et des chefs des opérations dont la grande majorité travaillait dans les sections commerciales (où l’on évalue les camionneurs et les marchandises) de cinq points d’entrée, au Québec et en Ontario.

Les transformations de l’administration de la frontière

Pour décrire ces transformations à la frontière canadienne, on doit tenir compte d’un ensemble de facteurs légaux, organisationnels et politiques.

Ici comme ailleurs, les douaniers ont depuis longtemps des pouvoirs étendus qui leur permettent de fouiller les personnes, de saisir des biens et de procéder à des arrestations sans mandat. Leurs tâches sont très variées : entre autres choses, ils examinent de nombreux documents relatifs aux voyageurs et au fret, et doivent aussi connaître une foule de règlements qui s’appliquent à l’immigration, aux voyages internationaux, à la taxation, aux importations et à l’environnement. Autrement dit, ils jouent un rôle de vérification et de contrôle des personnes et des marchandises. Ils ont longtemps bénéficié d’un monopole décisionnel à la frontière et les recherches sociologiques menées dans les années 1990 montrent la fierté que ce pouvoir leur procurait.

À la fin des années 1990, une modification de la Loi sur les douanes étend leurs pouvoirs à l’application du Code criminel et leur permet d’arrêter des personnes qui sont recherchées par la police. Selon les agents que j’ai rencontrés, cette modification a constitué une première étape de la transformation de leur travail et de son évolution vers une conception plus policière de leur rôle. Ces pouvoirs légaux additionnels ont éliminé la frustration qu’éprouvaient les agents, qui ne pouvaient intervenir en pareilles circonstances. Toutefois, des arrestations pour infraction criminelle et des saisies majeures de substances prohibées ne se produisent pas fréquemment et ne font pas partie de leur quotidien.

Quelques années plus tard, dans la foulée du 11 Septembre 2001, la nouvelle conjoncture politique a entraîné l’adoption de diverses technologies de l’information, ce qui a provoqué des changements importants pour les agents des services frontaliers et axé leur rôle davantage sur la sécurité. Depuis, l’ASFC peut par exemple effectuer des analyses de risque avant l’arrivée de certaines personnes au pays en examinant l’information que renferme les dossiers de ces voyageurs.

À la même époque, le Canada signe avec les États-Unis des accords sur la sécurité frontalière nord-américaine. De plus, le gouvernement abolit en 2003 l’Agence des douanes et du revenu — qui était depuis des décennies sous l’égide du ministère du Revenu — et crée l’Agence des services frontaliers du Canada, qui relève d’un nouveau ministère, celui de la Sécurité publique. L’ASFC conserve alors ses pouvoirs à la douane tout en assumant des responsabilités relatives à l’exécution de la Loi sur les aliments et drogues et de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, notamment en matière de détention migratoire et de renvoi.

Le pouvoir diminué des agents frontaliers

Cette refonte des politiques et de l’administration de la frontière remet en question le monopole décisionnel des douaniers pour ce qui est de laisser entrer des personnes et des marchandises au pays. Elle signifie d’abord l’arrivée de nouveaux joueurs en matière de sécurité frontalière. Ainsi, dans le cadre de Programmes pour négociants fiables, les transporteurs routiers et maritimes assument désormais des responsabilités de gestion du risque qui devraient leur permettre une traversée de la frontière plus rapide nécessitant moins d’interventions de la part des douaniers.

Puis, la « frontière intelligente » a lancé la « machine » technologique. Depuis la fin des années 1990, les services frontaliers multiplient les collectes de données sur les passagers et les marchandises, en installant des kiosques automatisés avec fonctions biométriques pour les voyageurs réguliers, en effectuant des analyses de risque algorithmiques centralisées et en procédant à des inspections aléatoires des voyageurs et des marchandises.

Ces technologies ont transformé la façon de travailler des agents des services frontaliers. Des analyses de risque et des ciblages de sécurité mis en place à l’extérieur des points d’entrée ont automatisé la prise de décision à la frontière et restreint les tâches des agents. La Loi sur les douanes leur avait accordé de plus larges pouvoirs discrétionnaires, mais ils ont vu ces pouvoirs remis en question dans leur pratique quotidienne en raison de ces changements technologiques et de ces programmes frontaliers.

Selon plusieurs agents, certaines tâches caractéristiques de leur travail ― par exemple, décider des inspections à faire ― leur échappent désormais. Ils ont aussi l’impression que leur travail comporte de plus en plus d’aspects intangibles, est très répétitif et a moins de sens. Les décisions frontalières importantes sont de plus en plus prises à distance, ailleurs que dans les points d’entrée.

Les agents interviewés doutent avant tout de la capacité de bien cibler le risque à partir d’un centre d’analyse centralisé à Ottawa. En matière d’inspection, ils hésitent à appliquer des recommandations dont ils ne comprennent pas les raisons et qui ne correspondent pas à leur expérience sur le terrain.

Les agents ont réagi de différentes façons à cette situation. Certains remettent en question la validité de l’information dans les bases de données mises à leur disposition. Tout en reconnaissant leur utilité, ils ne font pas toujours confiance aux données, car elles ne sont pas constamment mises à jour. Les agents interviewés doutent avant tout de la capacité de bien cibler le risque à partir d’un centre d’analyse centralisé à Ottawa. En matière d’inspection, ils hésitent à appliquer des recommandations dont ils ne comprennent pas les raisons et qui ne correspondent pas à leur expérience sur le terrain.

Cette méfiance des agents de première ligne à l’égard de décisions centralisées et automatisées est une tendance lourde, ici comme ailleurs. La vérificatrice générale en a déjà fait état en 2008 et elle a été confirmée depuis par des recherches sur le contrôle frontalier dans d’autres pays, notamment les Pays-Bas.

Un rôle policier à remettre en question

Ici, la question n’est pas de savoir si les agents ont raison ou tort. Mes recherches ont montré que l’aspect de plus en plus intangible du travail frontalier, le sentiment d’impuissance qu’éprouvent certains agents face aux changements technologiques et organisationnels ainsi que la multiplication des acteurs publics et privés dans le domaine du contrôle frontalier ont joué un rôle déterminant dans l’adoption d’une approche de travail plus réactive et plus répressive.

C’est dans ce contexte que l’on doit comprendre la campagne menée par le Syndicat des douanes et de l’immigration pour que les agents aient le droit de porter une arme à feu (ils ont obtenu ce droit en 2006, sous le gouvernement de Stephen Harper). Contrairement à ce qu’affirme l’ASFC, la majorité des agents que j’ai rencontrés étaient persuadés que porter une arme à feu a transformé leur travail et leur a donné une nouvelle visibilité publique en tant que dernière ligne de défense à la frontière terrestre. Le port d’arme a également redonné un sens concret à leur travail et axé davantage leurs tâches sur la sécurité et sur l’application des lois.

Contrairement à ce qu’affirme l’ASFC, la majorité des agents que j’ai rencontrés étaient persuadés que porter une arme à feu a transformé leur travail et leur a donné une nouvelle visibilité publique en tant que dernière ligne de défense à la frontière terrestre.

Porter une arme à feu a aussi contribué à modifier le recrutement et la formation des agents. William, l’ancien agent mentionné plus haut, a déjà remarqué que des recrues potentielles renonçaient ensuite à entamer une carrière dans les services frontaliers en raison du port d’une arme à feu. Une partie importante de la formation, qui a lieu au Collège de l’AFSC à Rigaud, porte désormais sur le recours à la force, les saisies, les arrestations et le maniement des armes à feu. Au « Rigaud boot camp », comme l’une des personnes interviewées a surnommé le Collège, les recrues doivent passer des tests qui sont calqués sur ceux des écoles de police, y compris des évaluations de la condition physique et des examens de tir.

Quelle est la nécessité d’une telle formation pour un travail varié qui va bien au-delà de l’application de la loi ? Le moins que l’on puisse dire, c’est que cette formation, qui insiste sur des questions de sécurité physique, ne prépare pas de manière adéquate les agents de première ligne aux multiples défis migratoires, technologiques, sécuritaires, criminalistiques, économiques et de santé publique qui les attendent. Au cours des dernières années, l’arrivée de réfugiés venus des États-Unis, les besoins humanitaires des demandeurs d’asile, le sort incertain de l’Entente sur les tiers pays sûrs, la fermeture de la frontière en raison de la COVID-19 et les nouvelles exigences en matière de santé publique créent diverses incertitudes sociales et économiques qui remettent en question l’approche axée sur la sécurité que l’ASFC a adoptée. En diversifiant le recrutement et la formation offerte aux agents des services frontaliers, l’ASFC ferait un pas dans la bonne direction.

À l’heure actuelle, la fermeture des frontières constitue une occasion unique de réfléchir à la pertinence du modèle de sécurité appliqué à la frontière canadienne, hérité au lendemain du 11 Septembre 2001. Depuis, le monde a bien changé, et nos services frontaliers devraient en faire autant.

Photo : Le poste frontalier de St-Bernard-de-Lacolle, au Québec, le 18 mars 2020. La Presse canadienne / Ryan Remiorz.

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Karine Côté-Boucher
Karine Côté-Boucher, sociologue et anthropologue, est professeure agrégée à l’École de criminologie de l’Université de Montréal. Elle étudie le contrôle frontalier et vient de publier Border Frictions: Gender, Generation and Technology on the Frontline (Routledge, 2020).

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