À peine remis de négociations ardues avec la Grèce, les Européens se voient confrontés à leur plus grave crise humanitaire depuis la Seconde Guerre mondiale. Des hommes, des femmes et des enfants meurent en Méditerranée et sur les routes de l’Europe. Et de nombreux autres, partis de la Syrie, de l’Irak, de l’Afghanistan, de l’Érythrée et d’ailleurs, cheminent comme ils le peuvent, dans l’espoir de rejoindre un pays où il leur sera possible de vivre en paix et de penser un peu à l’avenir.
Comme d’habitude, les Européens ont répondu dans le désordre, au gré de la politique intérieure de chaque pays. Les Allemands, si intransigeants face aux demandes d’aide de la Grèce, se sont révélés particulièrement généreux, acceptant de recevoir jusqu’à 800 000 réfugiés en 2015. Proportionnellement à sa population, la Suède en accueillera encore davantage, partageant avec l’Allemagne plus de la moitié du total. Ailleurs, on hésite, ou on envisage plus aisément d’ériger des obstacles ou de construire des murs. Loin de l’épicentre du drame et tout à sa campagne électorale, le Canada semblait jusqu’à récemment à peine concerné.
Pour la chancelière allemande Angela Merkel, cette crise sans précédent constitue un véritable test pour l’Europe, bien davantage que la question de la dette grecque. Test de la capacité à agir dans la concertation, d’abord, mais aussi test pour des sociétés vieillissantes, tiraillées face aux défis de l’immigration et de la diversité. Merkel n’ignore pas les attaques contre des maisons et centres de réfugiés survenues en Allemagne même, des violences « indignes de notre pays », dit-elle.
Partout en Europe, l’immigration constitue un sujet sensible, qui polarise les citoyens. Certains ouvrent les bras et s’engagent à accueillir les réfugiés, d’autres se méfient et s’inquiètent des conséquences. En Allemagne, le réflexe humanitaire semble dominer : en juillet, 69 % des personnes interrogées favorisaient l’accueil de réfugiés. En France, au contraire, une majorité s’oppose à un tel accueil (64 % contre en juillet ; 56 % à la fin août), et cela semble particulièrement vrai pour les personnes en âge de travailler (35-64 ans).
Avec un taux de chômage de 4,7 % et une situation appréhendée de déclin démographique, l’Allemagne est assurément en bonne position pour ouvrir ses frontières. Mais les facteurs économiques ne disent pas tout. En France, en effet, ce sont d’abord les électeurs du Front national et ensuite ceux de la droite qui sont les plus opposés à l’accueil de réfugiés. Presque partout en Europe, des partis politiques de la droite populiste ont fait du millage ces dernières années en mettant en avant un discours ouvertement anti-immigration.
Prenons le Danemark. Aux élections législatives de juin 2015, le Parti du peuple danois, qui s’oppose ouvertement à l’immigration, est arrivé deuxième, tout juste derrière le Parti social-démocrate de la première ministre sortante, Helle Thorning-Schmidt, mais devant le grand parti de la droite libérale, le Venstre de Lars Lokke Rasmussen, qui a fini par prendre le pouvoir avec à peine 19,5 % des voix. Devenu incontournable, le Parti du peuple a réussi à imposer son ordre du jour anti-immigration aux autres partis, qui ont tous abordé la question pendant la campagne du printemps.
Plus au nord, les Démocrates de Suède, qui sont nés de la mouvance néonazie et demeurent toujours boycottés par les grands partis, ont également réalisé une percée lors de l’élection générale de septembre 2014. Si bien qu’en décembre, les deux grands blocs de gauche et de droite se sont entendus pour ne jamais faire tomber un gouvernement sur une question budgétaire (cet accord s’étendra sur deux législatures, soit jusqu’en 2022). La manœuvre visait à priver l’extrême droite d’un veto effectif sur l’action gouvernementale.
Et en France, bien sûr, le Front national est maintenant un parti majeur, de plus en plus légitime.
Un clivage qui brouille les catégories droite-gauche.
Dans un ouvrage qui vient de paraître, The Politics of Advanced Capitalism, les politologues Pablo Beramendi, Silja Häusermann, Herbert Kitschelt et Hanspeter Kriesi proposent de repenser la politique contemporaine en tenant compte de deux grands clivages. Le premier, bien connu, oppose la gauche, plus favorable à l’égalité et à l’intervention de l’État, et la droite, qui insiste davantage sur le mérite et le rôle du marché. Le second clivage, qui divise tant la gauche que la droite, est plus récent, et il oppose les tenants d’un universalisme indifférencié, qui met l’accent sur les valeurs que partagent toutes les démocraties, et ceux qui insistent sur les particularismes, les traditions et l’héritage collectif propre à chaque société.
À droite, l’universalisme est porté principalement par les élites économiques et financières ; à gauche, par les professionnels du secteur socio-culturel. Quant au particularisme, il répond davantage, à droite, aux préoccupations de la petite bourgeoisie indépendante (commerces, services, professions) et, à gauche, à celles des employés peu qualifiés.
À une époque dominée presque sans partage par le néolibéralisme, les grands partis sociaux-démocrates, libéraux et conservateurs s’entendent à peu près sur des orientations universalistes, laissant en plan les préoccupations de ceux qu’on pourrait appeler les perdants de la mondialisation. Les travailleurs peu qualifiés, justement, en font partie ; ils voient leurs emplois menacés à la fois par la délocalisation et par la concurrence potentielle que représentent les nouveaux arrivants.
Ces inquiétudes forment le terreau de la droite populiste, qui fait de la réticence face à l’immigration son thème de prédilection. Et c’est ce qui explique pourquoi certains électeurs de gauche se tournent vers ces partis. Le Parti du peuple danois, par exemple, soutient pleinement l’État-providence, parfois davantage que les sociaux-démocrates. Il constitue, observe le politologue Ove K. Pedersen, une sorte de « parti d’extrême droite social-démocrate ». Tout récemment, l’économiste français Jacques Sapir lançait un pavé dans la mare en proposant une alliance entre la gauche radicale et le Front national pour sortir de l’euro et affirmer la souveraineté nationale. Le second clivage brouille ainsi les avenues tracées par le premier.
Moins puissant que l’axe droite-gauche, ce second clivage entre l’universalisme et le particularisme, qui trouve des échos dans nos propres débats publics, vient bousculer la politique européenne et rend difficile la constitution de gouvernements majoritaires.
Et c’est sur cette carte politique que se composent des réactions nationales divergentes face à la crise des réfugiés, qui vont de la générosité allemande à la fermeture barbelée de la Hongrie.
Mais en posant la question en termes proprement humanitaires, cette crise sans précédent permettra peut-être de remettre en question certains réflexes, en facilitant la réconciliation entre la volonté de maintenir les traditions nationales et la nécessaire ouverture.
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