Les centres d’hébergement et de soins de longue durée (CHSLD) du Québec ont été frappés plus durement par la COVID-19 que d’autres établissements semblables ailleurs dans le monde. Ainsi, parmi les 37 000 personnes hébergées dans les CHSLD de la province, le taux de mortalité lié au coronavirus s’élevait à environ 14,8 % au 7 mai 2021. Cette situation a surpris une partie de la population, mais beaucoup moins les spécialistes, qui étaient las de répéter les mêmes recommandations aux responsables publics. Depuis des décennies, ils déploraient la piètre qualité des services, le manque de main-d’œuvre et d’équipement, la détérioration de l’environnement de travail, la sous-valorisation du travail des préposées aux bénéficiaires, l’absence d’anticipation des besoins, la prédilection pour une approche d’intervention médicale, la gouvernance défavorable à l’innovation… Il est juste de noter que cette situation n’est pas propre aux CHSLD : elle caractérise aussi de nombreux établissements ailleurs dans le monde qui exercent des missions équivalentes.

En raison du vieillissement relativement rapide de la population du Québec, les politiques publiques portant sur cet enjeu fondamental ont pourtant connu d’importants changements depuis 20 ans ; elles ont suscité les plus grandes réformes de l’organisation des services de santé depuis la création du système des soins de santé moderne, au tournant des années 1970.

Les réformes à la fin des années 1990

Dans la foulée du mouvement international de désinstitutionnalisation, le gouvernement du Québec a en effet élaboré en 2003 une politique publique fondamentale affirmant que le maintien à domicile des personnes âgées en perte d’autonomie fonctionnelle constitue le premier choix de la province. D’une orientation économe, en phase avec le désir des aînés, favorable au maintien de leur participation sociale et faiblement associée aux effets pervers des traitements, entre autres, cette politique n’avait en principe que des avantages. De facto, le pourcentage de personnes vivant en CHSLD est passé en 30 ans d’environ 7 % à 2,6 %, preuve de l’efficacité de cette politique publique. La conséquence clinique de cette focalisation de l’accès aux CHSLD était cependant un alourdissement des besoins en matière de soins et de services à offrir aux résidents de ces établissements. La réforme appelait une transformation fondamentale des CHSLD, notamment en ce qui a trait à la reconnaissance de la charge de travail du personnel et des besoins cliniques des résidents. Or cette réforme n’a pas eu lieu.

Pour que le virage vers le maintien à domicile soit efficace, tant du point de vue fonctionnel que du point de vue clinique, il aurait fallu mettre en place des services de qualité en fonction des besoins de la population. Or l’écart entre les besoins et les moyens est demeuré abyssal, malgré des réinvestissements que le gouvernement annonçait à chaque budget, au printemps. Le Canada est l’un des pays de l’OCDE qui dépense le moins pour les services à domicile et le Québec se trouve dans le peloton de queue, les soins à domicile ne représentant qu’un peu plus de 2 % de ses dépenses en santé.

Pour que le virage vers le maintien à domicile soit efficace, il aurait fallu mettre en place des services de qualité en fonction des besoins de la population. Or l’écart entre les besoins et les moyens est demeuré abyssal.

À la fin des années 1990, la nécessité de repenser l’organisation des soins de longue durée a néanmoins généré un important effort de recherche. Cette période d’innovations s’était largement inspirée des premiers travaux conceptuels portant sur l’intégration et la continuité des services offerts aux personnes âgées. Parmi les plus notables expériences se trouvaient les programmes de recherche SIPA (Services intégrés pour personnes âgées fragiles) et PRISMA (Programme de recherche sur l’intégration des services de maintien de l’autonomie). Ces deux recherches, parmi les plus citées à l’époque à l’échelle internationale, ont beaucoup nourri la réflexion des décideurs publics québécois et mené à la planification des réformes de 2004 et 2015.

Ces réformes visaient à assurer une meilleure utilisation des ressources hospitalières, à éviter autant que possible les hébergements de longue durée, à combler le déficit en matière d’intervention préventive pour maintenir l’autonomie fonctionnelle, à contenir l’augmentation des dépenses et à résoudre le difficile accès aux soins, qui représente le problème structurel central de tout système de santé et de services sociaux à forte composante publique. Ces réformes prenaient en considération la rapide transition démographique et donc épidémiologique en cours au Québec et le risque d’effondrement du système de santé. Au terme de ce mouvement de réforme, le Québec ne comptait plus que 34 établissements de soins de longue durée publics sur son immense territoire.

Ces réformes, d’une ampleur incomparable à l’échelle internationale, ont été accompagnées d’importantes innovations, comme la création, à partir de 2002, des groupes de médecine de famille ― qui n’ont cependant pas complètement réussi à prendre en charge les besoins des aînés ―, l’actualisation de la philosophie d’intervention en CHSLD par l’adoption de l’approche milieu de vie ― visant à offrir des soins et des services personnalisés et favorables à la santé biopsychosociale des résidents ― et l’approche adaptée à la personne âgée en milieu hospitalier ― qui aurait dû rendre les hôpitaux mieux adaptés aux spécificités du grand âge. Mais l’approche milieu de vie n’a eu aucun effet réel et l’approche adoptée à la personne âgée a connu une mise en œuvre difficile.

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Les réformes prioritaires aujourd’hui

Pourquoi ce volontarisme apparent des politiques publiques n’a-t-il pas réussi à protéger les personnes vivant en CHSLD, alors que les bonnes pratiques étaient assez bien connues ? Il y a des raisons internes et externes à cela. À l’interne, l’organisation des CHSLD est restée fondée en grande partie sur une conception industrielle des soins, directement héritée du modèle asilaire du 19e siècle : la philosophie en matière de soins, les modalités de gestion et l’organisation du travail sont demeurées archaïques et ont ainsi contribué à une certaine inertie des CHSLD face aux effets de la pandémie. À l’externe, c’est tout le continuum de services, qui va de la prévention et de la perte d’autonomie fonctionnelle aux stratégies de compensation, qui n’a pas su mettre en œuvre ne serait-ce qu’une des innovations promues depuis le milieu des années 1990.

Cette incapacité à instaurer des politiques publiques à première vue positives a plusieurs causes fondamentales : le sous-investissement chronique et largement reconnu dans le secteur des soins, le manque d’intérêt pour gérer le changement, une gestion dont la compétence et l’influence sont inégales (notamment en raison de son affaiblissement découlant de la réforme de 2015) et un réformisme mal focalisé qui privilégie les réformes structurelles plutôt que les réformes managériales et cliniques.

À cela, il faut ajouter les effets désorganisateurs d’une politique ayant de facto favorisé l’expansion du secteur privé dans le domaine pourtant stratégique de l’hébergement. Pensons, entre autres choses, aux résidences privées pour aînés (RPA), qui sont beaucoup plus nombreuses au Québec que dans les autres provinces canadiennes. Par leurs choix opérationnels, en adoptant des pratiques qui ont pour effet d’accroître la perte d’autonomie des personnes concernées, ces établissements contreviennent à certains principes fondamentaux de l’organisation publique des services.

Il découle de cette analyse trois chantiers prioritaires et réalistes :

  • Tout d’abord, le Québec doit se doter d’une infrastructure publique de type Qualité Québec comme il en existe en Écosse (Healthcare Improvement Scotland) ou en Ontario, dont la mission consistera à transformer le système de soins de santé québécois en un système apprenant. En plus de nécessiter un large accès aux données, un tel système doit se poser comme chef de file pour mener et gérer les changements, et effectuer régulièrement des analyses de performance. De telles organisations existent déjà au Canada et à l’international. Cette infrastructure aurait pour mission de s’assurer que les innovations soient implantées de manière à répondre aux promesses faites aux résidents.
  • Puis, dans un contexte où l’on estime que le Québec comptera chaque année près de 6 000 personnes de plus dans le groupe d’âge des 85 ans et plus, la solution ne pourra pas se limiter à la construction de 600 unités d’hébergement pendant les quatre prochaines années ni à la rénovation de quelques centaines de chambres en CHSLD. L’impact maximal de la vague du vieillissement de la population n’est pas encore pleinement visible, mais le sera très prochainement. Il importe alors de penser les soins de longue durée dans leur globalité et de réinvestir de manière à relever le défi qui s’annonce.
  • Enfin, il faut revoir en profondeur la gouvernance et l’organisation du travail dans les CHSLD afin de les rendre conformes aux normes de qualité en vigueur au 21e siècle. Il nous faut développer davantage les potentialités des employés qui jouent un rôle fondamental dans ces établissements : les préposées et les préposés aux bénéficiaires. La crise provoquée par la COVID-19 a mis en évidence à quel point les établissements dépendent de ce personnel. Il importe donc de rendre leur travail plus attrayant et de retenir à long terme les personnes récemment recrutées, notamment en ajustant leur rémunération, mais aussi en veillant à ce qu’elles reçoivent une formation adéquate et en s’assurant de leur bien-être au travail. Pour y parvenir, les établissements doivent reconnaître leur importance en leur offrant la possibilité de participer à la gestion de l’organisation des services.

La COVID-19 a révélé et exacerbé une crise dans les CHSLD qui ne disparaîtra pas avec l’éventuelle régression de la pandémie. Les déterminants sociaux, structurels et politiques des difficultés rencontrées pourraient survivre au coronavirus s’il n’y a pas une prise de conscience profonde de la nécessité de revoir en profondeur les politiques publiques en matière de soins de longue durée. Cette prise de conscience devra d’ailleurs se faire rapidement, à la lumière de l’expérience traumatisante que nous a fait vivre la pandémie.

Cet article fait partie du dossier Coup d’envoi à la réforme des soins de longue durée.

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Yves Couturier
Yves Couturier est professeur titulaire à l’École de travail social de l’Université de Sherbrooke.
François Aubry
François Aubry est professeur au Département de travail social de l’Université du Québec en Outaouais.
Francis Etheridge
Francis Etheridge est consultant en développement organisationnel des CHSLD à Humanique Conseil.

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