Après un long processus de débats et d’amendements, le Sénat du Canada a finalement adopté le projet de loi C-7 sur l’aide médicale à mourir le 17 mars 2021. Cette loi supprime le critère de « mort naturelle raisonnablement prévisible » ― suivant ainsi le jugement Truchon et Gladu de la Cour supérieure du Québec de 2019 ―, tout en ajoutant de nouvelles « mesures de sauvegarde » pour les personnes qui demandent l’aide médicale à mourir dans ces conditions-là.
Au centre des débats se trouvait aussi la question de rendre l’aide médicale à mourir accessible à des personnes souffrant uniquement de troubles mentaux, c’est-à-dire de « problèmes qui relèvent principalement du domaine de la psychiatrie, comme la dépression et les troubles de la personnalité ». La loi actuelle les exclut temporairement de l’aide médicale à mourir, et cela, jusqu’au 17 mars 2023. Ce délai permettra à un groupe d’experts d’examiner les protocoles relatifs à cette question et de formuler des recommandations au gouvernement. Or l’expérience belge, où l’aide médicale à mourir, appelée « euthanasie », est accessible depuis 12 ans à des personnes souffrant de troubles mentaux, est riche en enseignements à cet égard.
En Belgique, l’euthanasie pour souffrance psychique a été au centre du débat durant les premiers mois de 2020 quand, pour la première fois, trois médecins, accusés d’empoisonnement, ont été traduits devant une cour d’assises. Le 27 avril 2010, Tine Nys, alors âgée de 38 ans, a été euthanasiée à sa demande, en raison de souffrances psychiques intolérables dues à une affection mentale incurable, en l’occurrence le trouble du spectre autistique et le trouble de la personnalité borderline. C’est la famille qui avait porté plainte en 2011. Les trois médecins ont finalement été acquittés par le jury, mais le débat sur cette forme spécifique d’euthanasie a depuis lors repris de plus belle. Je fus l’une des expertes médicales nommées par les avocats de la famille dans ce procès. Je vous propose ici non pas de revenir sur le procès, mais d’articuler les dynamiques logiques problématiques qui sous-tendent la loi belge sur l’euthanasie pour souffrance psychique et qui vaudront aussi pour la future législation canadienne, quelle que soit la forme qu’elle prendra.
La Loi relative à l’euthanasie, entrée en vigueur en 2002, repose sur trois piliers en ce qui concerne l’état du demandeur : sa souffrance doit être insupportable, sa condition médicalement sans issue, et sa souffrance insupportable doit être la conséquence de sa condition médicale désespérée. Si, pour le premier critère, le patient a l’autorité de décider de sa souffrance, pour le deuxième, la loi belge prescrit explicitement que l’incurabilité doit être médicalement constatée. Or il est assez communément admis que l’incurabilité d’une condition mentale ne peut être objectivée, c’est-à-dire constatée de façon indépendante de la personne qui souffre. Cette impossibilité est alors pudiquement remplacée par un bilan attestant que le patient reste sans perspectives après s’être investi raisonnablement dans une variété d’options thérapeutiques prévues pour améliorer sa condition, et ce, sans résultat satisfaisant et sans, non plus, de perspective raisonnable de mieux-être en suivant d’autres pistes thérapeutiques.
Le critère d’incurabilité
Notons d’abord que le contrôle de l’incurabilité n’est pas opérationnalisé : il n’y a pas, par exemple, un arbre de décision avec des critères à chaque étape (on ne tient pas compte des thérapies suivies, du temps pendant lequel elles ont été suivies ni des résultats). Même si l’Association flamande des psychiatres a mis au point un protocole plus strict, rien de cet ordre n’est imposé par la loi : la commission de contrôle ― une commission fédérale qui, après le décès du patient, vérifie que la pratique de l’euthanasie respectait les conditions de la loi ― n’examine pas systématiquement et selon un protocole préétabli si, pour une pathologie donnée, les voies thérapeutiques existantes ont été explorées. Par exemple, un diagnostic majeur pour ce type d’euthanasie est la dépression. La commission ne s’offusque pas du fait qu’une voie thérapeutique reconnue, telle que la thérapie par électroconvulsion, n’ait pas été essayée en cas d’euthanasie pour cause de dépression. Aux Pays-Bas, quand un patient refuse une thérapie ― ce qui est son droit ―, l’option pour l’euthanasie se referme.
Or, même avec une opérationnalisation précise, cette retranscription du critère d’incurabilité en termes d’engagement exhaustif dans les options thérapeutiques existantes est fallacieuse. L’erreur de raisonnement a trait au parallèle entre maladie somatique et « maladie » mentale. Prenons le cancer et la dépression. Si, pour un cancer, on précise le type de chimiothérapie que le patient devrait suivre, le parallèle superficiel serait alors que pour une affection mentale, on indique une psychothérapie spécifique. Or l’élément décisif pour la guérison par chimiothérapie est la molécule administrée, alors que de nombreuses études ont démontré que l’élément décisif pour le rétablissement par psychothérapie n’est précisément pas le type de psychothérapie, mais bien la relation au thérapeute. En outre, il est confirmé que l’élément décisif dans cette relation est la personnalité du thérapeute.
De nombreuses études ont démontré que l’élément décisif pour le rétablissement par psychothérapie n’est précisément pas le type de psychothérapie, mais bien la relation au thérapeute.
En d’autres termes, une application rigoureuse à la maladie mentale de la même logique thérapeutique que celle exigée pour la maladie somatique imposerait non pas l’exploration de la psychothérapie, voire d’un type particulier de psychothérapie, mais celle d’un grand nombre de psychothérapies différentes, en théorie autant qu’il y a de psychothérapeutes. Cela étant infaisable, il est alors démontré par l’absurde que l’objectivation du critère de l’incurabilité en cas de maladie mentale est impossible.
Si le raisonnement semble théorique, c’est bien par l’aspect de la personnalité du thérapeute que la problématique de l’euthanasie pour maladie mentale investit le terrain clinique. En effet, les patients semblent repérer rapidement les cliniciens qui sont « facilement » d’accord avec une euthanasie pour souffrance mentale, voire ceux qui ont comme principe éthique d’accorder cette option en amont afin de faciliter la confiance en aval. Les témoignages que j’ai reçus de deux jeunes gens indiquent que les patients s’écrivent et se communiquent les noms. Ces noms semblent circuler également parmi les cliniciens, provoquant parfois un vent de panique chez les thérapeutes traitants ou dans l’institution traitante, comme m’en ont fait part quelques psychiatres impliqués dans des thérapies difficiles avec des patients psychotiques. Certains patients s’engagent dans une voie parallèle et font une demande d’euthanasie auprès d’autres psychiatres. Leur nom fait alors trembler le psychiatre traitant qui, à partir de ce moment-là, a l’impression de devoir opérer le couteau sur la gorge.
L’exigence de l’engagement inconditionnel
In fine, l’incurabilité est un critère éthique. Les partisans de l’euthanasie en cas de maladie mentale défendent l’idée que, comme pour la maladie somatique, des cas incurables de maladie mentale existent et, en outre, qu’il soit a priori possible de documenter cette incurabilité. Le fait que nous ne soyons pas encore au clair sur l’étiologie des maladies mentales ne semble pas être un obstacle pour eux. Se référant par exemple au sida, comme le fait le Dr Wim Distelmans, coprésident de la Commission de contrôle et d’évaluation de l’euthanasie, dans un entretien que j’ai eu avec lui, ils soulignent que, même si l’étiologie du sida n’était pas connue au début de cette maladie dans les années 1980, il était néanmoins possible de repérer, dans l’évolution de la maladie, les signes indicatifs d’un basculement vers une situation désespérée. Selon les partisans de l’euthanasie, des signes de basculement existent aussi pour la maladie mentale. Ils pensent probablement à la détermination du patient et à sa menace, plus ou moins explicite, de se suicider si l’autorisation pour l’euthanasie se fait trop attendre.
À nouveau, les erreurs de raisonnement trouvent leur origine dans le parallèle trop superficiel entre maladie somatique et maladie mentale. Or la confiance sincère et profonde dans la vitalité et les ressources du patient participe de ses chances de rétablissement en cas de souffrance mentale. En d’autres termes, même si on ne peut exclure qu’a posteriori nous devrions constater que ce ne sont pas tous les patients qui se remettront de leur souffrance mentale, ils auront pourtant eu d’autant plus de probabilité de s’en remettre que leur clinicien traitant aura d’entrée de jeu eu confiance en leur rétablissement. Cela n’a rien de comparable avec un cancer ou avec le sida en phase terminale. On voit ici combien les logiques éthiques diffèrent entre médecine du corps et soins de l’âme !
Les erreurs de raisonnement trouvent leur origine dans le parallèle trop superficiel entre maladie somatique et maladie mentale. Or la confiance sincère et profonde dans la vitalité et les ressources du patient participe de ses chances de rétablissement en cas de souffrance mentale.
Comment agir face à ces « signes de basculement désespéré » que sont la détermination du patient à obtenir l’euthanasie et la menace de suicide ? Il est important de noter que sous cette forme si polarisée dans la relation au clinicien (« Donnez-moi la mort ou je la prends ! »), ces signes n’apparaissent que parce que l’option de l’euthanasie pour souffrance mentale existe ; il s’agit donc d’une nouvelle forme de rapport clinique. Or, maintenant qu’elle existe, il faut composer avec cette nouvelle donne.
Il est important de reconnaître que, même s’il est radical, le patient est néanmoins sincère : ici comme ailleurs, il dit la vérité et il faut en prendre la juste mesure. Cependant, l’éthique clinique impose aussi au clinicien de repérer, dans cette situation polarisée et tendue comme dans toute autre situation clinique, la logique qui sous-tend cette nouvelle forme de rapport ; dans sa forme la plus radicale, cette logique est l’exigence de l’engagement inconditionnel. En d’autres termes, revient de façon frontale « en fin de parcours » l’exigence de ce qui a probablement manqué plus en amont du parcours dans la vie ou dans la prise en charge : l’amour et la confiance inconditionnelle.
Faire le pari de la vie
L’organisation des soins en santé mentale, calquée en grande partie sur le modèle médical et la prise en charge ― et, surtout, la prise en charge après la première ligne ―, est partitionnée, spécialisée, compartimentée, c’est-à-dire, d’abord et surtout, conditionnée. Ces conditions se rattachent, par exemple, au diagnostic et à l’état du patient. En médecine, il n’y a rien de plus logique ! Mais en soins de l’âme, le fait d’être refusé dans un certain lieu de soins, dans un certain rapport de soins, d’être renvoyé d’un clinicien à un autre, mine (progressivement) le ressort mental du patient. Il n’est pas rare que la parole du patient « la mort ou la mort » soit alors le reflet de cette expérience d’une accumulation de refus, voire de rejets ou d’abandons, ou de ce qu’il a vécu comme tel. L’euthanasie, en particulier celle avec l’assentiment du corps médical, prend alors la forme : « Enfin, l’étendue de ma douleur est entendue dans sa vraie mesure : celle qui se joue sur le fil entre vie et mort. »
Cette parole sincère du patient accule maintenant certains cliniciens belges (qui ont parfois l’impression de perdre toute marge de manœuvre thérapeutique) à envisager la voie de l’euthanasie afin de garder le lien avec le patient. L’option de l’euthanasie donne alors une nouvelle marge de manœuvre où le désir de vie peut encore se négocier. Cependant, cette option « thérapeutique » a des effets secondaires délétères, d’abord en raison d’un taux de mortalité élevé chez les patients concernés, car on a vu bon nombre d’entre eux, après un moment de répit, préférer finalement l’euthanasie à la vie. Qui plus est, cette option a aussi des effets secondaires au-delà de ces patients : l’acceptation et l’installation du principe de l’euthanasie dans le champ des soins en santé mentale. Ce principe intégré fragilise la robustesse du tissu de prise en charge de façon générale : en effet, quand le désir de vie se négocie sur le fil de la mort, le patient tentera de repérer le moindre instant où la confiance du thérapeute faiblit. L’éventualité imaginable de l’euthanasie viendra confirmer son désespoir qui lui signale que, de toute façon, on ne tient pas à lui, c’est-à-dire qu’on ne tient pas à lui de la seule façon que cet engagement puisse compter, notamment de façon inconditionnelle.
Pourtant, je pense qu’une réponse est possible au défi radical du patient « la mort ou la mort ». Une fois de plus, mais de la façon la plus cruciale, c’est à son talent en matière d’acrobatie mentale que le clinicien doit faire appel. Il ne s’agit ni de relativiser ni de minimiser le message du patient, mais bien de faire le pari de la vie. En effet, je propose que le clinicien s’en tienne alors à une écoute la plus exhaustive possible, y compris celle du désir de mort ― et de l’imminence, de la nécessité, voire de l’inévitabilité de la mort ―, mais qu’il invite dans le même mouvement son patient à en dire plus, et ce, dès le lendemain. Le lendemain, il trouvera à réinviter le patient pour le surlendemain, et ainsi de suite. C’est alors aux talents de Shéhérazade qu’est convoqué le clinicien, tant et si bien qu’en fin de compte, la séduction opère et le patient bascule du côté de la vie.
Au Canada, le groupe d’experts qui sera appelé à examiner l’ouverture de l’aide médicale à mourir à des patients souffrant uniquement d’un trouble mental n’aura pas la tâche facile. Si une grande partie de l’opinion publique, notamment au Québec, est favorable à l’élargissement de l’aide médicale à mourir, de nombreux groupes et organismes continuent de s’y opposer. Au sein de la communauté des psychiatres du Québec, par exemple, les avis semblent diverger. Du point de vue de ma pratique de psychologue clinicienne, je tiens à rappeler ce fait : la seule réponse clinique à la détermination du patient à mourir est celle de la détermination du clinicien à travailler avec lui. L’introduction de l’euthanasie dans le champ de la santé mentale fait en sorte que cette exigence fait un retour crucial et révèle précisément la défaillance structurelle principale dans le domaine des soins en santé mentale : celle de l’engagement inconditionnel.