Les très courtes consultations publiques entourant le projet de loi no 21 sur la laïcité de l’État viennent de prendre fin. Contrairement à beaucoup d’individus et groupes directement touchés par certaines des mesures proposées et qui auraient dû pouvoir faire valoir leur point de vue en commission, nous avons eu la chance d’y être entendus le 8 mai dernier. À cette occasion, nous avons discuté avec les membres de la Commission des institutions de notre mémoire, intitulé « Dialoguer et convaincre plutôt qu’interdire et déroger », dans lequel nous formulons plusieurs observations critiques sur le projet de loi liées au respect des textes protégeant les droits et libertés fondamentaux.
Malgré la déclaration assez fermée du ministre de l’Immigration, de la Diversité et de l’Inclusion Simon Jolin-Barrette, responsable du projet de loi, qui avait laissé entendre qu’aucun changement substantiel ne serait apporté à son projet au terme du processus de consultation, l’expérience en commission parlementaire nous a semblé globalement constructive. Elle a permis d’explorer plusieurs zones d’ombre du projet de loi et, surtout, de bien faire ressortir le principal ― voire le seul ― changement concret qui résulterait de son adoption. La séparation du religieux et de l’État étant déjà un principe constitutionnel reconnu en droit canadien et québécois, tout comme le devoir de réserve qui en découle pour les agents de l’État, tout le débat porte en fait sur deux interdictions qui, jusqu’ici, n’existent pas en droit québécois et canadien : 1) les interdictions imposées à certains fonctionnaires et agents de l’État québécois de porter des signes religieux lorsqu’ils sont sur le lieu de travail (article 6 du projet de loi et annexe II) ; 2) les interdictions imposées à l’ensemble des fonctionnaires et agents de l’État québécois de voiler leur visage lorsqu’ils offrent un service à la population (article 8 du projet de loi et annexe III).
L’on a abondamment parlé, depuis le dépôt de ce projet de loi controversé, des raisons politiques qui pourraient justifier le recours préventif aux dispositions générales de dérogation aux chartes canadienne et québécoise (articles 29 et 30 du projet de loi). Qu’il s’agisse de faire primer la volonté de la majorité, d’éviter de longues contestations judiciaires ou simplement d’assurer que le choix du modèle politique de gestion de la séparation du religieux et de l’État revienne au législateur plutôt qu’aux tribunaux : le gouvernement en place semblait avoir fait son lit. Une part importante de notre mémoire avait justement pour objectif de contester la légitimité ou la suffisance de ces motifs en réaffirmant plusieurs principes liés à la nature particulière des textes sur les droits et libertés fondamentaux. En particulier, nous avons tenté d’insister sur l’importance fondamentale que les droits et libertés soient appliqués et mis en œuvre par un arbitre indépendant du législateur et gouvernement. Cet arbitre indépendant, dans l’état actuel du droit québécois et canadien, s’incarne à travers les tribunaux.
Ainsi, pour tout illégitimes que ces « motifs politiques » puissent être pour justifier une suppression aussi large des droits et libertés de la personne que celle qui est proposée par le projet de loi 21, nous étions préparés à y répondre. Ce à quoi nous ne nous attendions cependant pas, c’était à une remise en cause apparente de la portée large et libérale du droit à l’égalité par l’entremise d’une question du ministre (après 16 h 10 dans le « Journal des débats ») que nous reproduisons ici :
M. Jolin-Barrette : Vous avez abordé la question de la relation majorité-minorités beaucoup en lien avec le projet de loi n° 21. Cela étant dit, les dispositions qui sont dans le projet de loi n° 21 touchent l’ensemble des individus, l’ensemble des citoyens. Toutes les religions sont sur le même pied d’égalité. Souvent, on va dire, bon — puis j’ai entendu les commentaires : Vous visez des groupes minoritaires, ou : Vous visez certaines religions précises, alors que ça s’applique à la religion également catholique. Les Québécois, de par l’histoire, à cause de la présence de la religion catholique, il y a beaucoup de gens qui ont pratiqué cette religion-là, ou qui ont été baptisés, ou qui ont grandi dans cet univers-là, mais ils sont visés aussi par la loi. Ce qu’on fait avec le concept de laïcité, c’est qu’on met tout le monde sur le pied d’égalité, peu importe la confession religieuse des gens. Et ça, j’y tenais. Dans le fond, la définition qu’on met dans la laïcité, c’est de dire : C’est l’égalité de tous, et l’État agit d’une façon neutre, et on ne favorise pas et on ne défavorise pas une religion plutôt qu’une autre. Alors, pourquoi toujours soulever l’impact sur les minorités, alors que ça touche autant la majorité et les minorités, eu égard à l’article 2 de la Loi sur la laïcité ? [c’est nous qui soulignons]
M. Lampron (Louis-Philippe) : Ça nous amène à faire une distinction entre une discrimination directe et une discrimination indirecte, en fait.
Cette exclusion de la discrimination indirecte du champ de ce qui relèverait du droit à l’égalité est bien loin d’être anodine. Au contraire, elle remet directement en question un principe phare du droit canadien et québécois des droits de la personne, qui remonte à l’arrêt Commission ontarienne des droits de la personne c. Simpson-Sears, soit qu’une personne peut faire la preuve d’une violation de son droit à l’égalité simplement en démontrant qu’elle subit un désavantage lié à son appartenance à un groupe protégé.
Cette conception élargie du droit à l’égalité, contrairement à une conception purement formelle, a permis d’importantes avancées pour les groupes vulnérables faisant concrètement l’objet de stéréotypes ou de préjugés dans la société. Qu’il s’agisse de rappeler le célèbre arrêt Meiorin (Colombie‑Britannique (Public Service Employee Relations Commission) c. BCGSEU), dans le cadre duquel la plaignante a réussi à démontrer le caractère discriminatoire, pour les femmes, d’un test visant à vérifier la capacité aérobique des pompiers forestiers en Colombie-Britannique et appliqué de manière uniforme aux hommes et aux femmes.
La conception élargie du droit à l’égalité, contrairement à une conception purement formelle, a permis d’importantes avancées pour les groupes vulnérables faisant l’objet de préjugés dans la société.
Cette remise en question de la portée du droit à l’égalité, qui aurait vocation à affecter tous les cas de discrimination (notamment celle fondée sur le sexe, l’orientation sexuelle, le handicap, etc.), nous semble devoir être dénoncée avec la plus grande fermeté.
Nous comprenons aisément que, pour des motifs politiques, le gouvernement ait le réflexe de trouver le plus d’arguments qui lui permettraient de justifier une proposition comme celle qu’on retrouve dans le projet de loi 21. Malheureusement, certains de ces arguments sont susceptibles d’avoir de graves conséquences et dépassent largement le débat qui concerne le modèle québécois de gestion de la diversité culturelle et religieuse. C’est le cas lorsqu’on remet en cause la portée d’un droit fondamental aussi important que le droit à l’égalité pour convaincre de la « raisonnabilité » d’une proposition… qu’on souhaite par ailleurs soustraire à l’examen des tribunaux.
Le dangereux glissement auquel nous avons été confrontés lors de notre passage devant la Commission des institutions nous semble se rajouter à la liste d’arguments sérieux qui devraient inciter le gouvernement à mettre fin à ses tentatives de contourner le dialogue (notamment judiciaire) propre à toute proposition qui affecte les droits et libertés de groupes minoritaires, et prendre la mesure des impacts réels qui découlent de sa proposition législative. Ce n’est qu’à ce prix qu’il arrivera à construire un véritable consensus social autour de son projet de loi et surtout, qu’il évitera de dangereuses instrumentalisations susceptibles de nuire de manière importante à plusieurs groupes vulnérables ou minoritaires au sein de la société québécoise.
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