Quand les républicains ont présenté leur projet de loi sur la santé, en mars, tous les experts ont convenu que de nombreux Américains allaient perdre la couverture médicale que la réforme des années Obama leur avait permis d’obtenir. À terme, en 2026, estimait le Congressional Budget Office, la nouvelle loi ferait perdre l’assurance à 24 millions de personnes.

Pendant que les débats se poursuivaient au Congrès, les médias ont multiplié les reportages sur les personnes susceptibles d’être touchées, souvent des personnes pauvres et en mauvaise santé qui avaient voté pour Donald Trump. C’est le cas de Kathy Watson par exemple, qui, autrefois propriétaire d’une petite entreprise, était en si mauvaise santé qu’aucune compagnie d’assurance ne voulait plus la couvrir ; de son propre aveu, sans l’Obamacare elle n’aurait tout simplement pas survécu. Elle a malgré tout appuyé Trump, en espérant qu’il améliorerait les choses.

« J’essaie d’avoir un peu de sympathie pour ces électeurs de Trump qui risquent de perdre leur assurance, écrivait le chroniqueur du New York Times Paul Krugman dans un tweet, mais c’est difficile. »

Les calculs des électeurs semblent souvent insondables. En mars 2017, selon une enquête Léger réalisée pour Le Devoir, il n’y avait que 20 % des Québécois qui souhaitaient la réélection du gouvernement provincial à la prochaine élection, mais 34 % des répondants manifestaient pourtant l’intention de voter pour le Parti libéral du Québec de Philippe Couillard !

Ces électeurs de Trump qui ont gommé les avantages de l’Obamacare et ces partisans québécois du changement qui entendent voter pour le statu quo ne surprendraient guère les politologues américains Christopher H. Achen et Larry M. Bartels, qui viennent de publier un ouvrage majeur sur les difficultés et les limites de la démocratie électorale, Democracy for Realists: Why Elections Do Not Produce Responsive Government.

La théorie romantique et populaire qui prévaut depuis longtemps suggère que la démocratie part des électeurs, qui ont des préférences et votent en fonction de celles-ci pour des partis qui s’engagent à mettre en œuvre des politiques conformes à leurs attentes. Ainsi s’opérerait la représentation électorale, qui à long terme produirait une correspondance approximative entre les vues des citoyens et les actions des gouvernements.

Le problème, expliquent Achen et Bartels, c’est que les faits contredisent largement cette théorie optimiste de la démocratie. Des décennies de recherches sur l’opinion publique concourent à montrer que les citoyens prêtent peu d’attention à la politique, entretiennent des idées vagues, mal fondées et peu cohérentes sur les politiques publiques, et votent surtout en fonction de loyautés partisanes établies de longue date ou de leur perception plus ou moins éclairée de la situation qui prévaut au moment de l’élection.

Le constat d’Achen et Bartels n’est pas nouveau. Les premières grandes études américaines dans ce domaine avaient déjà semé un doute sur les compétences et la rationalité des électeurs. Mais l’idée de la représentation démocratique apparaissait trop importante pour être simplement délaissée, et les politologues ont bricolé d’habiles interprétations afin d’en sauvegarder l’essentiel. Ce sont ces différentes interprétations que Democracy for Realists démonte une à une.

L’idée, par exemple, selon laquelle la cohérence émergerait de l’agrégation des différentes opinions individuelles apparaît peu plausible à Achen et Bartels, tout comme celle d’un vote guidé par quelques enjeux prédominants. L’expérience des référendums dans les États américains — la mise en œuvre la plus ambitieuse de la théorie populaire de la démocratie — montre bien, selon eux, les limites de cette cohérence collective. En pratique, les référendums américains ont moins servi à donner du pouvoir au peuple qu’à faire naître une nouvelle classe d’entrepreneurs politiques au service de grands intérêts privés. Dans les États qui se sont dotés de tels mécanismes, les référendums ont conduit à réduire les dépenses publiques, à transférer les pouvoirs de l’État aux municipalités, et à diminuer la qualité des services et les possibilités de redistribution de la richesse. En Illinois, par exemple, l’obligation dans certains comtés de tenir un référendum avant de hausser les taxes municipales a amené une détérioration marquée des services d’incendie, même si dans les sondages la plupart des répondants privilégiaient de meilleurs services d’incendie. C’est que la majorité des gens veulent plus de services mais moins d’impôts !

Conscients des incohérences de l’opinion publique, plusieurs politologues ont tenté de sauvegarder la théorie populaire de la démocratie en considérant le choix électoral comme un jugement rétrospectif sommaire mais assez juste sur le gouvernement sortant. Cette approche ne tient toutefois pas beaucoup mieux la route. D’abord, les électeurs se font une idée hautement impressionniste d’une situation donnée. La criminalité a-t-elle augmenté ? Le budget est-il équilibré ? L’environnement se détériore-t-il ? Même pour des électeurs instruits et informés, il n’est pas aisé de répondre à de telles questions. La plupart des citoyens modifient en fait leur perception de la réalité pour qu’elle concorde avec leurs préférences partisanes.

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Les élections se jouent surtout en fonction de loyautés partisanes indéfectibles et des aléas de la conjoncture économique à court terme.

De nombreuses analyses ont montré que ce qui joue le plus dans une campagne électorale, ce sont les conditions économiques dans les six mois précédant le vote. Le bilan de tout un mandat et les programmes des partis n’ont pratiquement aucune influence. Ce qui compte, ce sont les loyautés partisanes établies et le sens du vent dans le dernier droit avant les élections. Ainsi, quiconque était au pouvoir quand la Grande Dépression des années 1930 a commencé a subi la défaite, et les partis en place pour la reprise ont été réélus pour presque deux décennies.

Des malheurs sans aucun lien avec l’action publique peuvent même conduire un gouvernement à sa perte. Des attaques de requins sur les plages du New Jersey auraient par exemple miné l’appui au président Wilson à l’élection de 1916. Ailleurs, des sécheresses et des inondations auraient également nui aux gouvernements sortants.

Les conclusions d’Achen et Bartels sur les requins du New Jersey sont contestées. De fait, l’effet observé s’avère modeste, et il est susceptible de disparaître si on fait varier un peu les paramètres du modèle statistique. L’argument général demeure : la théorie populaire de la démocratie surestime grandement la vigilance et l’information des citoyens, et les élections se jouent surtout en fonction de loyautés partisanes indéfectibles et des aléas de la conjoncture économique à court terme.

Pour Achen et Bartels, il vaut donc mieux être réaliste face au fonctionnement de la démocratie, et accepter que la vie politique exprime moins des jugements nuancés sur les politiques qu’un mélange d’appartenances partisanes et d’impressions du moment. Les électeurs de Trump qui risquent de perdre leur assurance-maladie ont, bien sûr, fait un mauvais calcul ; mais ce sont surtout des républicains, qui votent bon an mal an pour le candidat de leur parti. En cela, ils ne sont pas très différents de leurs pendants démocrates.

Achen et Bartels poussent toutefois leur thèse trop loin quand ils affirment que les idéologies n’ont aucune pertinence. La plupart des électeurs, selon eux, ne comprennent même pas le sens de la distinction gauche-droite. Les travaux que Jean-Philippe Thérien et moi avons réalisés sur la question ainsi que plusieurs recherches récentes en psychologie politique suggèrent en fait que la plupart des gens comprennent cette différence et organisent leurs idées en conséquence. Comme pour les identités partisanes, on peut sans doute parler d’identités idéologiques, qui confèrent une certaine cohérence au débat politique.

Quoi qu’il en soit, Democracy for Realists demeure une solide et salutaire mise en garde face aux illusions démocratiques. Les citoyens, expliquent Achen et Bartels, sont occupés à vivre leur vie : le travail, les études, la famille, les amis, la maison, les loisirs ou les soucis de santé laissent peu de place à la politique, sauf chez ceux pour qui c’est un intérêt premier. Il faut donc prendre garde de trop miser sur la vigilance des électeurs, et prévoir des institutions et des balises démocratiques robustes, qui maintiennent un équilibre sain entre les différents pouvoirs sans une mobilisation constante de tout un chacun.

Photo : Shutterstock.com


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