À la suite du premier débat télévisé des chefs au Canada en 1968, cet évènement médiatique est devenu l’un des moments forts des campagnes électorales, au niveau tant provincial que fédéral. D’une part, les débats offrent aux candidats une tribune leur permettant de rejoindre directement un large auditoire et de partager leurs positions sur un grand éventail d’enjeux ; d’autre part, ils constituent une source d’information importante pour les électeurs, puisqu’ils leur permettent de se familiariser avec les enjeux électoraux ou d’en approfondir leur compréhension, d’observer les interactions entre les candidats et de comparer les arguments de ceux-ci. Bref, les débats télévisés représentent une ressource de premier plan pour les électeurs, puisqu’ils permettent à ces derniers d’obtenir de l’information et de prendre une décision en prévision du scrutin. Plusieurs études scientifiques réalisées au cours des dernières décennies confirment l’impact majeur que peuvent avoir ces opérations de communication politique sur le public, en termes de perception des candidats parmi les citoyens ou en ce qui a trait aux intentions de vote des électeurs. Plus globalement – aux États-Unis, par exemple – ces débats peuvent contribuer à susciter l’intérêt des citoyens pour le processus électoral, à présenter les discours de l’ensemble des chefs de parti politique ainsi qu’à stimuler l’augmentation du taux de participation électorale.
Le format et la mécanique des débats télévisés des chefs durant les campagnes électorales canadiennes n’ont connu que des changements mineurs au cours des dernières décennies, et ce, malgré la transformation de l’environnement médiatique et l’émergence d’une nouvelle génération d’électeurs dont le profil diffère de celui des générations précédentes. De plus, le nombre de citoyens qui regardent ces évènements télévisuels a progressivement diminué pour une multitude de raisons. Par exemple, le professeur Frédérick Bastien de l’Université de Montréal note que les débats des chefs durant la campagne électorale fédérale de 2015 ont rejoint un nombre moins élevé de Canadiens que durant les élections fédérales précédentes. On peut donc se demander si la formule de ces débats est toujours adaptée au paysage social, médiatique et politique actuel ou si elle doit être revue en profondeur afin de mieux refléter le contexte actuel et répondre aux attentes des électeurs.
En premier lieu, les médias sociaux constituent une plateforme importante d’engagement politique pour un nombre croissant de Canadiens, particulièrement parmi les citoyens les plus jeunes. Ce phénomène est particulièrement évident durant la soirée des débats ; ces canaux de communication numériques donnent la possibilité aux internautes de s’exprimer en temps réel, et sans filtre médiatique, sur le déroulement des débats, en partageant des observations sur la performance ou l’apparence des candidats, en fournissant des informations permettant de contextualiser leurs arguments ou en interagissant avec d’autres internautes. Lors des élections fédérales canadiennes de 2015, à la suite de son exclusion de deux débats des chefs, la chef du Parti vert, Elizabeth May, s’est même rabattue sur Twitter afin de s’immiscer dans les échanges entre les chefs des partis politiques. Elle a publié une série de gazouillis qui présentaient sa vision de différents enjeux électoraux, soulevaient des questions et, dans certains cas, critiquaient les déclarations de ses adversaires. En d’autres mots, son utilisation de Twitter lui a donné une vitrine auprès de l’électorat canadien malgré son absence à la télé avec les autres chefs, grâce à la popularité de ses gazouillis auprès de l’audience en ligne et à la couverture médiatique qui leur a été accordée. Il est à noter que cette stratégie a été utilisée par d’autres politiciens canadiens, dont Jean-Martin Aussant, ancien chef du parti Option nationale, à la suite de son exclusion d’un débat télévisé des chefs durant la campagne électorale provinciale québécoise de 2012.
Les médias sociaux constituent donc une arène électronique en marge des débats, où les Canadiens de tous les horizons peuvent s’exprimer, être entendus par les candidats et les partis politiques et, dans certains cas, avoir un impact sur l’opinion de leurs concitoyens. Les débats sont donc passés d’évènements médiatiques traditionnels à de véritables discussions décentralisées regroupant des individus et des organisations ayant différents intérêts et objectifs. Or, la formule actuelle des débats télévisés reflète très peu cette réalité : en fait, elle renforce une situation où deux types de débats, impliquant des acteurs différents, ont lieu en parallèle et de manière simultanée. Bien entendu, certaines organisations journalistiques ont tenté de favoriser la participation du public au déroulement des débats, mais de manière essentiellement asynchrone (par exemple, par la sollicitation à l’avance de questions à poser aux différents chefs). La mise en place d’une formule de débats plus interactive et flexible et qui s’adapte au discours citoyen sur les médias sociaux en temps réel permettrait de réconcilier ces deux dynamiques et pourrait être avantageuse pour le public.
En second lieu, une portion croissante de l’électorat canadien est composée d’individus plus jeunes (que l’on appelle souvent la génération du millénaire), qui s’informent et sont actifs politiquement dans d’autres lieux et sur d’autres plateformes. Les préférences, les intérêts et les objectifs d’engagement politique de ces citoyens ne sont pas nécessairement représentés de façon adéquate dans les pratiques de communication politique traditionnelles ainsi que dans le discours politique dominant. Et, encore une fois, cette dynamique se reflète dans les médias sociaux au Canada, particulièrement durant les campagnes électorales. Les membres de ce segment de l’électorat ont souvent recours à ces outils électroniques afin de discuter d’enjeux liés à leur propre réalité économique, sociale et politique. On peut donc se demander si la structure et le contenu des échanges entre les chefs des formations politiques durant les débats répondent à leurs questionnements ou si, au contraire, ils n’ont peu ou pas de liens avec leurs préoccupations. On peut d’ailleurs émettre l’hypothèse que cette situation est en partie responsable du désintéressement ou du désengagement de certains individus du processus politique officiel.
La formule des débats télévisés des chefs, qui n’est plus adaptée au contexte politique, médiatique et social actuel, est-elle symptomatique d’une dynamique plus large qui influence le paysage politique canadien ? La question mérite d’être posée. Il existe un fossé grandissant entre les élites politiques (partis politiques, candidats aux élections, organisations gouvernementales) et les citoyens sur le plan de l’engagement politique. Plusieurs chercheurs et organisations s’intéressent directement ou indirectement à la structure de ce fossé ainsi qu’aux facteurs expliquant son émergence et sa croissance – dont l’évolution des modes d’engagement politique et l’incompatibilité entre les pratiques de communication politique actuelles et le contexte médiatique canadien. Une refonte de la formule et de la mécanique des débats télévisés des chefs – qui, rappelons-le, représentent un moment clé des campagnes électorales – pourrait jouer un rôle mineur, mais non négligeable, dans le renversement de cette tendance. Elle favoriserait la réconciliation des élites politiques traditionnelles et des citoyens. Elle pourrait également contribuer au réengagement de certains segments de la population dans le processus politique officiel. Et, dans une perspective plus large, elle pourrait être le premier pas sur le long chemin menant à une « remise en forme » de la démocratie canadienne.
Cet article fait partie du dossier L’avenir des débats des chefs aux élections fédérales canadiennes.