La pandémie a changé bien des choses, notamment le regard porté sur les décisions gouvernementales. Ainsi, nous avons vu des partis politiques collaborer au lieu d’être uniquement dans l’affrontement. Et nous avons vu des considérations globales prendre le pas sur les orientations locales habituelles, ce qui a levé le voile sur une conception différente de la représentation politique.  Cependant, la dureté avec laquelle la pandémie a frappé certaines communautés a aussi mis en lumière les conséquences de décisions prises par une classe politique trop homogène.

Le caractère exceptionnel de la situation actuelle nous a permis de constater que partager équitablement le pouvoir et mettre toute la société à contribution est chose courante ailleurs. Le changement du système électoral a un rôle crucial à jouer pour faire de la politique différemment, ainsi que l’a évoqué le premier ministre François Legault en réaffirmant la pertinence de remplacer le mode de scrutin. Alors que la Commission des institutions doit reprendre bientôt l’analyse du projet de loi 39 à cet effet, rappelons quelques-unes des étapes de ce projet.

Un projet de loi très attendu

Comme il s’y était engagé en 2018, le gouvernement du Québec a posé un geste important le 25 septembre 2019 en présentant le projet de loi 39, intitulé Loi établissant un nouveau mode de scrutin. Il proposait alors de remplacer le mode de scrutin majoritaire uninominal par un « mode de scrutin mixte avec compensation régionale ».

Le 5 décembre 2019, la ministre responsable des Institutions démocratiques et de la Réforme électorale Sonia LeBel déposait un amendement de 165 articles établissant les règles qui s’appliqueraient lors d’un référendum sur le mode de scrutin, qui se tiendrait en même temps que les élections en 2022. Sept semaines plus tard, la Commission tenait cinq journées d’auditions et recevait 46 mémoires qui commentaient ce qui était devenu la fusion de deux projets de loi en un seul.

L’événement historique, tant pour le Québec que pour le reste du Canada, que constitue le dépôt d’un projet de loi pour remplacer le mode de scrutin majoritaire a amplement été souligné durant la consultation. Après des décennies de discussions, le temps du statu quo semble bel et bien révolu : seulement 4 des 46 mémoires préconisaient de le maintenir.

Pour autant, cela ne signifie pas que le projet puisse être adopté dans son état actuel. D’une part, de nombreux mémoires ont demandé des corrections pour augmenter la proportionnalité et l’équité du système mixte et pour y intégrer des mesures structurelles fortes pouvant diversifier la composition de la classe politique. D’autre part, la proposition gouvernementale concernant un référendum n’a pas obtenu d’appui justifiant son maintien.

Proportionnalité, équité, parité et diversité : des consensus forts

Pour saisir l’importance des critiques adressées à la Commission, il est nécessaire de souligner les grandes lignes d’un système mixte, qui combine le mode de scrutin majoritaire et le mode proportionnel (ou scrutin de liste) : sur un premier bulletin, on vote pour la personne qui devrait représenter sa circonscription et sur un deuxième bulletin, on se prononce sur le parti de son choix à la lumière de la composition de l’équipe qu’il propose pour représenter sa région électorale.

Dans un système vraiment proportionnel et compensatoire, chaque parti obtiendra sa juste part de sièges. La compensation (ou correction des distorsions) s’effectue en cas de déficit entre le pourcentage de circonscriptions remportées et l’appui global à un parti. Ainsi, un parti qui remporte 30 % des votes détiendra 30 % des sièges qui seront tous occupés par des personnes élues, quel que soit le bulletin ayant permis leur élection. Cependant, plusieurs dispositions font la différence entre un modèle équitable et un autre qui ne l’est pas. Parmi les choix les plus déterminants pour qu’un système mixte soit véritablement proportionnel, notons le nombre de régions électorales, le nombre de sièges qu’elles réunissent, le nombre et la proportion de sièges de compensation par rapport aux sièges de circonscription et la méthode utilisée pour corriger les distorsions.

Dans le cas présent, les choix qu’a faits le gouvernement limitent grandement les avantages attendus de l’abandon du mode majoritaire. Il y a eu un fort consensus contre ces choix.

Dans le cas présent, les choix qu’a faits le gouvernement limitent grandement les avantages attendus de l’abandon du mode majoritaire. Il y a eu un fort consensus contre ces choix : dans près de 70 % des mémoires, on a demandé de corriger les mécanismes qui diminuaient la proportionnalité du système et ne traitaient pas les votes équitablement.

Alors qu’un des avantages du système mixte est de donner accès à plus d’une personne élue et à des personnes de plus d’un parti, dans l’actuelle mouture du projet, le tiers de la population québécoise n’en bénéficierait pas. La source de cette iniquité provient de l’utilisation des régions administratives en tant que régions électorales, alors que le nombre de personnes qu’elles comptent est trop inégal pour servir au vote. Des partis seraient encore surreprésentés et d’autres seraient en déficit, en raison des règles de distribution des sièges. Une simulation a d’ailleurs révélé que le résultat global présenterait encore de très grandes distorsions, tant à l’échelle nationale que régionale. Pour une élection, l’indice de distorsion (Gallagher Index, utilisé pour comparer plusieurs élections) sous le système proposé par le projet de loi 39 se situerait à 11 pour l’ensemble du Québec, en plus de varier entre 20 et 59 dans 10 régions. Le rendez-vous manqué est évident au regard de l’indice de distorsion de la Nouvelle-Zélande, qui est passé de 12 à 3 lors du remplacement du mode majoritaire par un système proportionnel mixte compensatoire.

La nécessité d’utiliser le projet de loi pour ouvrir l’Assemblée nationale à des personnes possédant diverses expériences et perspectives a également fait l’objet d’un consensus impressionnant, puisque 90 % des mémoires comportaient des demandes en ce sens, un seul mémoire proposant le statu quo. L’unique mesure que le projet de loi propose ― soit que les partis politiques se fixent un objectif pour recruter des candidates et en fassent rapport ― a été sévèrement critiquée pour sa faiblesse, mais aussi parce qu’aucune action n’est prévue pour augmenter l’élection de personnes racisées ou nées à l’étranger.

Des mesures structurelles fortes ont donc été réclamées pour atteindre la parité, notamment par l’alternance entre candidates et candidats, de même que pour hausser le nombre de personnes racisées ou nées à l’étranger par l’élaboration d’objectifs adaptés aux réalités statistiques régionales. On a aussi souligné que les règles entourant le financement public accordé aux partis et aux personnes candidates devraient être des outils pour traduire les valeurs de la société, puisque les obstacles découlant des conditions socioéconomiques des femmes et des personnes racisées ou nées à l’étranger jouent un rôle certain dans la décision de se présenter en politique.

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Le projet de loi n’aborde pas non plus la représentation des Autochtones. Dans plusieurs mémoires, on a rappelé au gouvernement sa responsabilité de les consulter, mais aussi de s’assurer que le système électoral choisi permet d’accueillir leurs demandes éventuelles.

Un référendum favorisant le statu quo

Comme nous le mentionnons plus haut, la ministre a ajouté en 2019 un deuxième volet au projet de loi : tenir un référendum dont dépendrait la mise en application du nouveau système électoral. Elle utilise ce procédé pour contourner la Loi sur la consultation populaire ― qui interdit la tenue simultanée de deux campagnes ― et pour créer de nouvelles règles référendaires. Or le résultat créerait un biais favorisant le statu quo, ce qui n’a rien d’étonnant, puisque l’idée d’un référendum fait suite aux réticences exprimées par le caucus caquiste et vise à repousser l’application du nouveau système électoral après le scrutin de 2022. Dans 85 % des mémoires, on a rejeté ce volet du projet de loi, que ce soit en raison de la proposition d’y recourir, du moment choisi pour le faire ou de ses règles particulières.

Dans presque tous les mémoires, les personnes et les organisations consultées se sont opposées à la tenue d’une campagne référendaire en même temps qu’une élection, notamment parce que cela compromettrait l’accès à l’information et favoriserait le statu quo.

Dans presque tous les mémoires, les personnes et les organisations consultées se sont opposées à la tenue d’une campagne référendaire en même temps qu’une élection, notamment parce que cela compromettrait l’accès à l’information et favoriserait le statu quo. Étant donné le besoin d’encadrer les dépenses de deux campagnes simultanées, les camps référendaires seraient soumis aux règles de la Loi électorale durant quatre mois de plus que les partis politiques, ce qui est problématique. Cette loi permet uniquement aux agentes et agents officiels d’effectuer des dépenses qui favorisent ou défavorisent un parti ou une personne candidate aux élections, et ces dépenses sont considérées comme des dépenses électorales. C’est donc surtout le camp favorable au nouveau système électoral qui en souffrirait, car il a besoin de nommer les partis politiques pour illustrer, par exemple, les votes perdus et la répartition inéquitable des sièges. Le camp du non, en centrant son propos sur le refus et la peur du changement, ne serait pas limité par la Loi électorale.

Par ailleurs, de nombreuses règles poseraient un problème, quelle que soit la date du référendum. Ainsi, des mémoires ont mis en cause le grand pouvoir accordé au directeur général des élections (DGEQ) dans la composition des camps du oui et du non, mais aussi le fait de lui avoir retiré la responsabilité de fournir une information neutre sur la question référendaire. En apparence équitable, l’allocation accordée à chaque camp a aussi fait réagir : 850 000 dollars pourront suffire pour propager la peur, mais pas pour expliquer la raison et la nature d’un nouveau mode de scrutin.

Le concept de « contrôle de la recevabilité », tel que formulé par la juriste française Marthe Fatin-Rouge Stefanini, permet de mesurer l’ampleur des manquements démocratiques de ce référendum imaginé par la ministre LeBel. Il s’agit d’un examen préalable qui doit être effectué par une instance neutre pour déterminer si un sujet (ou une question) peut faire l’objet d’un référendum, si celui-ci permettra à la population de prendre une décision éclairée, si les droits sont respectés et si l’instance qui le convoque crée un biais par ses règles de fonctionnement ou par la question posée. Les mémoires présentés à la Commission fournissent des pistes de réponses à ce sujet.

Bien sûr, la Loi sur la consultation populaire demande une mise à jour importante, mais le procédé emprunté est douteux, d’autant plus que les 35 heures de débat à l’Assemblée nationale qu’elle prévoit avant le déclenchement d’un référendum seraient abolies par le projet de loi. En conséquence, les seules vraies discussions sur le référendum se feraient entre les membres de la Commission des institutions lors de l’étude détaillée du projet de loi.

L’étude du projet de loi 39 doit porter uniquement sur le système électoral

Le consensus exprimé il y a un an sur la nécessité d’une réforme du mode de scrutin montre que la Commission des institutions a tout en main pour améliorer le système électoral proposé par le gouvernement, mais encore faut-il que la ministre lève l’obstacle qu’est la tenue d’un référendum, qui n’a reçu qu’un seul appui durant la consultation.

Déjà, en raison de la pandémie, il sera impossible de tenir un référendum à l’automne 2022, tout simplement parce qu’il ne pourrait rester que 12 mois entre l’adoption du projet de loi et le début prévu de la campagne référendaire. En effet, durant son audition, le DGEQ a mentionné que le projet de loi devrait être adopté au plus tard le 1er février 2021 pour qu’il puisse organiser un référendum. Reporter le référendum ne le rendrait pas davantage acceptable pour toutes les raisons déjà nommées, mais aussi parce que la pandémie changera le calendrier politique et les préoccupations de la population durant plusieurs années.

La ministre LeBel n’a toujours pas annoncé si elle s’adaptera à la situation et retirera les articles portant sur le référendum. Elle empêche ainsi les membres de la Commission des institutions d’améliorer les modalités du système électoral proposé et lui fait perdre du temps à analyser des articles qui ne devraient pas être à l’ordre du jour. Quant à la promesse de ne pas procéder au vote sans l’accord de Québec solidaire et du Parti québécois, cosignataires de l’entente de 2018, elle est compromise par le projet d’un référendum dans le projet de loi. Le référendum ne fait pas que doubler le nombre d’articles de loi à analyser et il modifie la Loi sur la consultation populaire sans consultation particulière.

En permettant à la Commission des institutions de se concentrer sur le fonctionnement du nouveau système électoral, la Loi établissant un nouveau mode de scrutin pourrait être adoptée dès ce printemps, bonifiée d’éléments cruciaux pour en faire une véritable avancée démocratique. Le DGEQ pourrait alors déployer une vaste campagne d’éducation populaire et même être prêt en cas d’élection hâtive si un gouvernement minoritaire était formé après les élections de 2022. En prime, le gouvernement montrerait qu’il est à l’écoute de la population.

Photo : Le premier ministre du Québec François Legault répond aux questions des journalistes après le dépôt d’un projet de loi sur un nouveau système électoral, le 25 septembre 2019. À ses côtés Sonia LeBel, ministre de la Justice et ministre responsable des Institutions démocratiques, de la Réforme électorale et de l’Accès à l’information. La Presse canadienne / Jacques Boissinot.

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Mercédez Roberge
Mercédez Roberge est l’autrice de l’ouvrage Des élections à réinventer : un pouvoir à partager (2019). Présidente du Mouvement Démocratie nouvelle (MDN) de 2003 à 2010, elle milite pour que tous les votes et toutes les personnes comptent.

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