Depuis quelques années, les inégalités de revenu croissantes ont fait l’objet de nombreuses études. Elles révèlent qu’il y a depuis les années 1980 un écart croissant de richesse dans les pays développés en faveur, notamment, des 1 % les plus riches. Les organismes internationaux comme l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE), l’Organisation internationale du travail (OIT) et le Fonds monétaire international (FMI) ont aussi sonné l’alarme et recommandé aux États de réduire l’ampleur des inégalités.

Cette progression est une source d’inquiétude sociale et politique, car elle entraîne notamment la concentration du patrimoine entre les mains des plus fortunés et un gaspillage du potentiel humain des ménages défavorisés, note l’OCDE dans son rapport Tous concernés – Pourquoi moins d’inégalité profite à tous. Un autre argument plus étonnant est évoqué : l’écart de richesses aurait « un impact négatif et statistiquement néfaste sur la croissance économique ». Une étude du FMI de 2011 va dans le même sens : l’inégalité de revenu excessive, loin d’être un prix à payer pour que l’économie mondiale progresse, a pour effet, au contraire, de tirer vers le bas les taux de croissance économique et de rendre la croissance moins durable.

La recherche sur les inégalités au Canada n’est pas en reste. L’Institut de recherche en politiques publiques a publié récemment un ouvrage collectif qui indique que la croissance des revenus a tendance, chez nous aussi, à se concentrer entre les mains des plus fortunés. Mesurée avec le coefficient de Gini et corrigée en tenant compte de la taille des ménages, l’inégalité s’est accrue de 22 % de 1976 à 2011, et de 10 % depuis les années 1980, après transferts et impôts. Le rapport de l’OCDE précité indique qu’au Canada, en 2011, le revenu moyen des 10 % des personnes ayant les plus hauts revenus était 8,6 fois plus élevé que celui des 10 % disposant des revenus les plus faibles, comparé à un ratio de 9,6 en moyenne pour les pays de l’OCDE. Le Canada se situe donc dans la moyenne des pays de l’OCDE, avec la France et l’Australie, bien devant les États-Unis mais derrière les pays scandinaves.

Dans les pays industrialisés, les salaires représentent une source majeure de revenu pour les ménages, soit de 70 à 80 % des revenus avant impôts et après transferts. Selon le dernier rapport de l’OIT, « les salaires sont un déterminant essentiel de l’évolution des inégalités ». Même diagnostic de la part de l’OCDE, qui, dans le rapport précité, estime que l’évolution des salaires, leur dispersion et les conditions d’emploi constituent « la principale cause directe de l’aggravation des inégalités de revenu » au cours des 25 dernières années. On fait remarquer à juste titre que les ménages de la classe moyenne dépendent essentiellement des salaires, alors que ceux de la tranche inférieure de distribution du revenu peuvent compter sur les transferts, et ceux de la tranche supérieure sur les revenus de capital.

Plusieurs travaux se sont attardés à mesurer la croissance des salaires au cours des dernières décennies au Canada. Ils montrent que, depuis le début des années 1980, les salaires moyens se sont accrus à peu près au même rythme que l’augmentation de l’indice des prix à la consommation. Pour notre part, nous avons publié récemment un article sur la croissance des salaires réels s’étendant sur une longue période, soit depuis le début du 20e siècle à nos jours. Nous nous sommes intéressés plus particulièrement aux travailleurs rémunérés à l’heure, qui représentent une portion très significative des salariés, soit 60 %. Pour eux, les gains provenant d’un emploi constituent 75 à 80 % du revenu de leur ménage et occupent donc une place centrale. Nous avons pu établir des continuités statistiques valables avec de longues séries et écarter les groupes professionnels et les employés effectuant un travail de direction et de supervision qui poussent vers le haut la moyenne de rémunération (voir la recherche de R. Morissette, G. Picot et Y. Lu).

Il ressort de notre étude que l’augmentation des salaires horaires moyens depuis 30 ans (de 1983 à 2013) est de 9 % supérieure à la croissance des prix à la consommation. Par contre, pour les travailleurs syndiqués de la grande entreprise (500 employés et plus), la hausse est très faible, soit 2,6 % ; les employés du secteur de la construction ont même vu leur salaire baisser de 2 %. Les salariés n’ont donc guère profité de la croissance de la productivité du travail, qui a progressé de 41,4 % durant cette période. L’augmentation anémique du niveau de vie des travailleurs salariés résulte principalement d’une transformation du marché du travail : la création de nouveaux emplois dans le secteur tertiaire privé ainsi que l’érosion du rapport de force entre salariés et employeurs à cause de la concurrence internationale. Ce nouvel environnement socioéconomique s’est traduit par un affaiblissement du syndicalisme et de modestes attentes des travailleurs.

Pour leur part, les gouvernements se sont appliqués à adopter des politiques qui sécurisent les entreprises plutôt que d’assurer une distribution équitable de la richesse. Misant sur les forces du marché et une réduction du rôle de l’État, ils ont eu tendance à limiter l’influence et l’expansion du syndicalisme et à contenir les salaires minimums qui, en termes réels, sont presque identiques à ceux observés au milieu des années 1970 (voir l’article de D. Galarneau et É. Fecteau). Ils n’ont pas contribué à relever le pouvoir d’achat des salariés.

Dans plusieurs pays, la productivité augmente plus rapidement que les salaires moyens, et la part des salaires dans le revenu national a tendance à diminuer. Les travailleurs touchent ainsi une plus petite portion de la richesse nationale. C’est ce que révèle le dernier rapport de l’OIT sur les salaires. Le Canada fait aussi partie du groupe, comme l’illustre la figure 1 ci-dessous.

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Les faibles hausses salariales se traduisent par une diminution de la part du revenu national consacrée à la rémunération. Selon les tendances linéaires, cette part régresse depuis 1981, alors que celle des bénéfices des sociétés augmente substantiellement. Les détenteurs de capitaux d’entreprises améliorent leur situation, tandis que les salariés participent moins à l’enrichissement collectif.

S’exprimant lors d’une conférence à Bruxelles le 17 juin 2015, la directrice générale du FMI Christine Lagarde expliquait que l’aggravation et l’ampleur des inégalités étaient désormais un problème pour la croissance et le développement économiques. Elle invitait les États à adopter des politiques pour élever les revenus des pauvres et de la classe moyenne, ce qui aura pour effet de réduire les inégalités et de renforcer la croissance. Au-delà des réformes proposées, elle aurait pu mentionner que de nombreux pays industrialisés avaient, dans les années 1930, adopté de telles politiques pour remettre leur économie sur pied à la suite de la grande crise économique. Le Canada était du nombre.

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Faisant écho au New Deal états-unien de l’administration Roosevelt, les gouvernements au Canada ont adopté à l’époque un large éventail de politiques et de mesures pour favoriser une amélioration du pouvoir d’achat de la population. Elles se situaient dans l’optique keynésienne de soutien à la consommation, qui s’est prolongé dans les années 1940, 1950 et 1960. C’était le moment de l’adoption des grands programmes étatiques de sécurité sociale, comme l’assurance emploi et l’assurance hospitalisation. Et en ce qui concerne les politiques salariales, on a assisté à l’adoption de lois du salaire minimum qui, par la suite, se sont étendues à des catégories de salariés toujours plus larges et à des mesures renforçant la syndicalisation pour stimuler le pouvoir d’achat des travailleurs. C’est ainsi qu’après la Seconde Guerre ont été mises en place des lois contraignant les employeurs à négocier « de bonne foi » avec les représentants de leurs employés. Cet appui, doublé d’un militantisme syndical accru, s’est traduit par une hausse très importante du taux de syndicalisation, qui est passé de 18 % en 1941 à 31,1 % en 1961.

Ces mesures de soutien à la consommation n’ont pas empêché la croissance économique vigoureuse du Canada durant ces années. Pour les travailleurs, il en est résulté une amélioration sans précédent de leurs salaires et conditions de travail. Que ce soit pour les salariés dans les industries manufacturières ou pour ceux du secteur plus vaste des entreprises de biens et services, les salaires horaires réels moyens ont triplé de 1945 à 1980. Ces augmentations, qui correspondent à la croissance de la productivité du travail, ont permis à de larges couches de salariés de participer à la société de consommation, comme l’indique la figure 2 ci-dessous.

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Les tendances linéaires du graphique sont à l’opposé de celles des décennies ultérieures : elles montrent une hausse substantielle de la part de la rémunération et un léger repli des profits.

Depuis les années 1980, la condition des salariés est fort différente de leur situation durant les quatre décennies précédentes. Au Canada, comme dans plusieurs autres pays développés, la part du revenu national alloué au travail a diminué. Les raisons sont multiples. On peut noter la réorientation de l’emploi du secteur manufacturier vers les secteurs des services, la mondialisation des échanges qui accentue la compétition et une augmentation anémique des salaires, qui n’a pas suivi la hausse de la productivité du travail.

La baisse de la part du travail dans le revenu national contribue à la montée des inégalités, les salaires étant la principale source de revenu des ménages de la classe moyenne. Elle contraste avec la hausse des gains enregistrés par les détenteurs de capitaux et est révélatrice d’une perte du rapport de force des salariés. Les gouvernements au Canada, qui ont leur part de responsabilité dans cette situation, doivent adopter des mesures pour corriger ce déséquilibre. Il existe plusieurs moyens pour le redresser et renforcer le pouvoir d’achat des travailleurs : une hausse substantielle des salaires minimums pour soutenir les travailleurs à faible revenu, l’élimination des mesures adoptées au cours des dernières décennies qui entravent la négociation collective, ainsi que la réforme de la réglementation pour rendre plus difficile l’expansion de l’emploi atypique. Les orientations adoptées par le nouveau gouvernement fédéral permettent de penser qu’il sera davantage inspiré par cette philosophie de réduction des inégalités que le gouvernement précédent.

Photo : roibu / Shutterstock.com

Cet article fait partie du dossier L’enjeu des inégalités de revenu.

 


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Jean-François Rouillard
Jean-François Rouillard est professeur adjoint au Département d’économique de l’Université de Sherbrooke. Ses champs de recherche se situent en macroéconomie et en finance internationale.
Jacques Rouillard
Jacques Rouillard est professeur émérite au Département d’histoire de l’Université de Montréal. Ses champs de recherche sont l’histoire sociale et l’histoire du syndicalisme québécois.

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