L’année 2006 marquait le cinquantié€me anniversaire du rapport de la Commission royale d’enqué‚te sur les problé€mes constitu- tionnels. Mise sur pied en 1953 par le gouvernement de Maurice Duplessis, la commission, présidée par le juge Thomas Tremblay, a travaillé pendant trois ans, reçu plus de 250 mémoires et produit un ambitieux rapport en quatre volumes qui a eu une influence consi- dérable ”” quoique sous-estimée ”” sur la vie politique et intellectuelle du Québec des cinquante dernié€res années.
Cet anniversaire est pourtant passé largement inaperçu. Les Québécois sont soucieux de leur mémoire collec- tive, mais ils ont aussi tendance aÌ€ faire l’impasse sur les années 1940 et 1950, préférant croire que presque rien ne s’est passé pendant cette période de « grande noirceur ».
Au surplus, l’héritage de la com- mission Tremblay n’est pas sans ambiguïté. On peut en retenir la vision autonomiste du fédéralisme canadien, qui a guidé l’EÌtat québécois pendant la Révolution tranquille. Mais on peut aussi y voir une représentation conser- vatrice de la société canadienne- française, qui s’est vite avérée désué€te dans le contexte des années 1960.
Au Québec, c’est cette seconde lec- ture, plus négative, qui a en général prévalu. Dans son livre sur les politiques sociales des années 1940 et 1950, par exemple, Yves Vaillancourt parle du rap- port de la commission comme du « tes- tament du courant petit-bourgeois traditionnel clérical ».
Fidé€les aÌ€ la doctrine sociale de l’EÌglise, les membres de la commission se méfiaient en effet de l’EÌtat, pour miser plutoÌ‚t sur l’initiative privée, les organismes confessionnels et l’entraide locale. Pour eux, une plus grande autonomie aÌ€ l’intérieur de la fédération devait surtout permettre au gouverne- ment québécois de protéger un mode de vie traditionnel, en érigeant un rem- part contre le libéralisme et le socia- lisme. Tourné vers le passé, le projet social de la commission Tremblay s’ins- crivait dans la logique de la survivance. En ce sens, il constituait bel et bien le testament d’une époque.
Curieusement, au Canada anglais, on a plutoÌ‚t vu le rapport de la commis- sion Tremblay comme un plan d’action porteur d’avenir. Dans son livre sur le mouvement indépendantiste québé- cois, par exemple, William Coleman qualifie le rapport de « programme politique » qui allait servir de guide aux dirigeants politiques du Québec « pour les vingt prochaines années ».
Alors que les intellectuels québécois retenaient surtout le programme social conservateur de la commission Tremblay, les politologues canadiens- anglais y voyaient d’abord l’articulation forte et cohérente d’une vision autono- miste de la fédération, vision qu’un gou- vernement du Québec modernisateur pourrait aisément mettre au service d’un autre programme social.
Les deux perspectives se complé€- tent. Les membres de la commis- sion, en effet, appartenaient aÌ€ une génération intellectuelle qui était con- servatrice mais aussi nationaliste et réformiste. Et ils travaillaient alors mé‚me que se préparait une grande transformation sociale. Les signes avant-coureurs de cette transformation se sont d’ailleurs manifestés lors des audiences publiques de la commission, qui ont duré huit mois en 1953-54 et donné la parole aÌ€ pratiquement tout ce que le Québec comptait de groupes organisés et d’institutions.
En faisant du Québec le foyer unique de la nation canadienne-française, et en défendant une interprétation rigoureuse du principe fédéral, la commission Tremblay posait les jalons du discours autonomiste québécois en des termes qui sont encore pertinents aujourd’hui. Elle ouvrait aussi la porte aÌ€ une définition plus ambitieuse du roÌ‚le de l’EÌtat québé- cois, seul en mesure d’assurer le développement d’une société distincte. C’est sans doute cette ouverture sur l’avenir qui déplut aÌ€ Duplessis, qui s’em- pressa d’enterrer le rapport, sans mé‚me le distribuer. AÌ€ plus long terme, par contre, c’est aussi cette ouverture qui allait assu- rer la pérennité du rapport.
Au début des années 2000, la Commission sur le déséquilibre fiscal a aisément renoué avec les paramé€tres établis cinquante ans auparavant par la commission Tremblay, pour définir le déséquilibre fiscal et proposer des solu- tions conformes aÌ€ l’esprit du fédéralisme.
Mais au-delaÌ€ du fédéralisme et de l’autonomie, peut-é‚tre devrait-on profiter de cet anniversaire pour réfléchir aÌ€ l’autre dimension du rapport Tremblay, qui portait sur les valeurs et les pratiques de la société québécoise. Pour les mem- bres de la commission, en effet, la qué‚te de l’autonomie se justifiait principale- ment par le caracté€re distinct du Québec en Amérique du Nord.
En rupture avec la logique de la survivance et motivées par l’idée d’un rattra- page avec le reste du continent, les élites qui ont fait la Révolution tranquille ont un peu oublié cet enjeu. Mais le rattra- page est maintenant réalisé et un nou- veau débat politique se dessine, qui oppose les tenants lucides d’une plus grande correspondance avec les normes sociales continentales aÌ€ ceux qui pousseraient plus avant un modé€le québécois distinct, ancré dans une cer- taine idée de la solidarité. Dans ce con- texte, il serait utile de garder aÌ€ l’esprit le message de fond de la commission Tremblay : l’autonomie a du sens surtout si elle sert aÌ€ consolider une façon dis- tincte d’organiser la société.