Depuis le début du siècle, le Canada a été plus souvent dirigé par un gouvernement minoritaire que par un gouvernement majoritaire. Paul Martin, de 2004 à 2006, Stephen Harper, de 2006 à 2011, et Justin Trudeau, depuis 2019, ont gouverné plutôt efficacement sans détenir une majorité de sièges à la Chambre des communes. Compte tenu des résultats de la dernière élection, qui sont presque identiques à ceux de la précédente, ce mode minoritaire risque de durer encore quelques années. La situation reflète d’ailleurs assez bien les préférences des Canadiens, qui se divisent entre plusieurs partis et ne se rallient jamais majoritairement derrière une seule option.

À court terme, le statut minoritaire du gouvernement Trudeau ne devrait pas poser de problème. La même distribution des sièges n’a pas empêché les libéraux d’adopter des mesures décisives pendant la pandémie et d’annoncer des réformes importantes pour la suite. Le gouvernement a dû se faire tomber lui-même pour déclencher des élections. Compte tenu des résultats, il n’osera probablement pas refaire le coup de sitôt. Et aucun des partis d’opposition n’est pressé de retourner aux urnes.

L’occasion est donc bonne de repenser notre perception des gouvernements minoritaires. Dans la culture politique canadienne, les élus, les médias et une bonne part de l’électorat sont d’avis qu’un tel gouvernement constitue, au mieux, un pis-aller. Instables et condamnés à périr rapidement, ces gouvernements seraient en mode électoral permanent, minés par des querelles incessantes. Incapables de gouverner de façon cohérente, ils ne représenteraient qu’un mauvais moment à passer, en attendant de revenir à une situation majoritaire normale et souhaitée par tous.

En 1974, Pierre Elliott Trudeau a tout fait pour amener les partis d’opposition à faire tomber son gouvernement. En 2008 et 2021, Stephen Harper et Justin Trudeau ont eux-mêmes mis un terme à leur mandat en déclenchant des élections. Dans tous ces cas, il s’agissait d’obtenir enfin la majorité tant souhaitée.

Et si c’étaient les gouvernements majoritaires qui constituaient une aberration ? Après tout, ceux-ci représentent rarement une véritable majorité de la population. En 2015, le parti de Justin Trudeau a formé un gouvernement majoritaire avec 39,47 % des voix. Le dernier premier ministre qui a obtenu une vraie majorité des suffrages, c’est Brian Mulroney en 1984, avec 50,03 % des votes. Avant lui, on doit remonter à John Diefenbaker, qui a récolté 53,67 % des suffrages en 1958. Nos gouvernements ne sont majoritaires que s’ils remportent suffisamment de sièges aux Communes, en général en obtenant environ 40 % des voix.

On obtient finalement des gouvernements plus représentatifs de l’ensemble de la population.

En ce sens, la nécessité de collaborer avec un ou des partis opposés pour gouverner revient à faire des compromis dans le but de mettre en place une véritable majorité. Dans les régimes parlementaires qui fonctionnent avec la représentation proportionnelle, les gouvernements minoritaires sont dans l’ordre des choses et les gouvernements de coalition constituent la norme. En Allemagne, en Suède et aux Pays-Bas, aucun parti n’envisage même la possibilité de gouverner seul. Dans les régimes où un scrutin uninominal majoritaire à un tour est en place, comme au Canada ou au Royaume-Uni, les coalitions formelles sont rarissimes. Faute de majorité, les partis font plutôt des compromis à la pièce. Dans un cas comme dans l’autre, qu’il s’agisse d’une coalition formelle ou d’ententes ponctuelles, on obtient finalement des gouvernements plus représentatifs de l’ensemble de la population.

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Parce qu’ils reposent sur des ententes entre partis, les gouvernements minoritaires établissent des consensus plus inclusifs. Les grands programmes sociaux, par exemple, sont davantage développés et protégés dans les pays dotés de la représentation proportionnelle que dans les régimes majoritaires, plus susceptibles d’effectuer de grandes remises en question d’une élection à l’autre.

La recherche constante du consensus favorise également une vie parlementaire vigoureuse, marquée par la transparence et la vigilance. En somme, gouverner sur le mode minoritaire, c’est aussi l’occasion de s’éloigner de ce que le journaliste Jeffrey Simpson appelait, dans les années au pouvoir de Jean Chrétien, la « dictature amicale » du premier ministre et de ses conseillers.

À défaut d’obtenir la représentation proportionnelle à laquelle les Canadiens semblent incapables de se rallier, un gouvernement minoritaire assumé, avec une attitude constructive et un vrai mandat de quatre ans, pourrait réaliser certains de ses avantages.

Les alliés ne manquent pas pour le gouvernement de Justin Trudeau. Les néodémocrates, de toute évidence, ne sont pas très éloignés d’un parti libéral qui évolue vers la gauche depuis 2015. Ils sont un peu plus ambitieux, plus pressés et plus centralisateurs, mais ils partagent avec les libéraux une vision d’un Canada plus juste et plus interventionniste. S’ils sont réalistes, ils ne peuvent d’ailleurs pas se percevoir comme un gouvernement en attente, ce qui les prédispose parfaitement pour tenir le rôle de partenaire progressiste du gouvernement. Comme l’a expliqué Yves-François Blanchet après l’élection du 20 septembre dernier, le Bloc québécois, qui est voué à demeurer dans l’opposition, a aussi intérêt à faire fonctionner ce gouvernement, qui lui accorde un poids qu’il n’aurait pas avec un gouvernement majoritaire. Sur bien des questions, qu’il s’agisse du financement de la santé, des changements climatiques ou des affaires étrangères, le Bloc peut trouver des terrains d’entente avec le parti au pouvoir.

En 2021 comme en 2019, l’élection confirme la prédominance d’un électorat urbain qui s’inquiète des inégalités sociales, des soins de santé, de la circulation des armes à feu, de la pandémie et des changements climatiques, contre un peu plus d’un tiers de la population qui est davantage rurale, individualiste et conservatrice. Ce grand bloc d’électeurs de centre-gauche pourrait être adéquatement représenté par un gouvernement minoritaire qui s’assume et qui met de côté l’obsession d’une illusoire majorité.

Compte tenu des divisions durables de l’électorat canadien, il est temps de reconnaître la nouvelle normalité minoritaire. Et de dire, comme le constitutionnaliste Peter Russell l’écrivait en substance dans son livre sur le sujet paru en 2008 : deux fois hourra ! pour les gouvernements minoritaires, nettement plus représentatifs et plus consensuels que leurs pendants majoritaires.

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Alain Noël
Alain Noël is a professor of political science at the Université de Montréal. He is the author of Utopies provisoires: essais de politiques sociales (Québec Amérique, 2019).

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