Le 30 octobre 1995, les Québécois ont fait preuve d’une grande maturité démocratique : 93,5 % d’entre eux se sont déplacés pour choisir leur avenir. Après avoir débattu vivement, 50,58 % ont voté pour le non et 49,42 % pour le oui à la souveraineté du Québec assortie d’une offre de partenariat avec le Canada. Ce vote marquait la fin d’une longue campagne, mais aussi celle d’un véritable cycle politique né de l’échec de l’Accord du lac Meech cinq ans auparavant.

Ce jour-là, j’étais avec Lucien Bouchard et Mario Dumont dans un petit avion qui nous ramenait d’Alma et de Rivière-du-Loup à Montréal. Les deux hommes mettaient la dernière touche à leurs discours du soir. Une ambiance empreinte de prudence et de responsabilité face à l’histoire régnait dans la carlingue.

En 1990, le Canada avait refusé les demandes minimales formulées par Québec pour signer la Constitution canadienne. Cette réforme devait permettre à la province de réintégrer le giron constitutionnel canadien « dans l’honneur et l’enthousiasme », comme le disait alors Brian Mulroney, et de réparer le tort causé au Québec en 1982, où il s’était fait imposer une nouvelle constitution par le reste du Canada, sans le consentement de son Assemblée nationale. Celle-ci se voyait même amputée de certains pouvoirs.

Que doit-on retenir, 25 ans plus tard, de ce deuxième référendum ? Cet épisode de la vie démocratique du peuple québécois représente bien plus qu’un rendez-vous manqué pour le mouvement souverainiste : ce fut un événement structurant. Le référendum de 1995 a contribué à une reconfiguration majeure des forces politiques au Québec, mais aussi à un redéploiement différent du nationalisme québécois, qui s’exprime maintenant et d’abord par l’autonomisme. Avant d’y revenir, il convient de placer ce vote dans son contexte.

Un enfant de Meech

Comme bien des Québécois de ma génération, je suis « un enfant de Meech », ainsi que l’écrivait le politologue Guy Laforest. L’échec de l’Accord du lac Meech a été marquant pour nous ; il nous a obligés à chercher d’autres voies pour dénouer l’impasse constitutionnelle, élargir la liberté politique et répondre à la réalité sociologique du caractère national du peuple québécois. En 1990, j’ai vécu la mort de cet accord de l’intérieur, d’abord comme jeune recherchiste au Bureau du premier ministre Robert Bourassa, puis comme coordonnateur aux affaires politiques de la Commission-Jeunesse du Parti libéral du Québec (PLQ).

Dans les mois qui ont suivi l’échec de Meech, le rapport Allaire est devenu le programme constitutionnel du PLQ. Il proposait la négociation d’une nouvelle structure Québec-Canada qui se traduirait par une autonomie accrue du Québec dans plusieurs champs de compétence, assortie d’une obligation de résultat. En 1992, ce programme est mis au rancart, en réponse à l’Entente de Charlottetown. Plusieurs libéraux s’opposent à cette dernière et créent alors le Réseau des libéraux pour le non. Tant au Québec qu’ailleurs au Canada, cette entente constitutionnelle a finalement été rejetée par référendum. Au Québec, on lui reprochait de ne pas répondre suffisamment aux demandes traditionnelles de la province en matière de constitution.

Le premier ministre du Québec Jacques Parizeau, le chef du Bloc québécois Lucien Bouchard et le chef de l’Action démocratique du Québec Mario Dumont lancent la campagne préréférendaire dans l’enthousiasme à Alma, au Lac-Saint-Jean, le 15 août 1995. La Presse canadienne / Jacques Boissinot.

En 1994, des dissidents libéraux nationalistes menés par Mario Dumont, auparavant président des jeunes libéraux, et Jean Allaire, ancien membre du comité exécutif du PLQ, fondent l’Action démocratique du Québec (ADQ). En 1995, en vue du référendum initié par le Parti québécois (PQ) et son chef, Jacques Parizeau, ce dernier, ainsi que Lucien Bouchard du Bloc québécois et Mario Dumont de l’ADQ, signent l’Entente tripartite du 12 juin et élaborent ensemble la question référendaire. Travaillant au côté de Mario Dumont, je fus l’un des artisans de ce que nous appelions alors « le camp du changement ». Dans notre esprit, le référendum de 1995 était une suite logique de la Commission sur l’avenir politique et constitutionnel du Québec de 1990-1991 (la Commission Bélanger-Campeau), mais aussi de notre parcours au sein de la Commission-Jeunesse du PLQ.

Pour faire campagne au côté du chef du PQ, la coalition pour le oui faisait de l’intégration d’un partenariat politique et économique avec le Canada une condition essentielle. Il en était de même de la mise en place d’un mécanisme clairement établi pour la négociation qui suivrait un vote pour le oui. Rappelons que c’est en vertu de cette disposition de l’Entente du 12 juin que Lucien Bouchard fut nommé au poste de négociateur en chef pour l’après-référendum.

Un électeur remplit le bulletin de vote contenant la question référendaire lors d’un vote par anticipation à Montréal, le 22 octobre 1995. La Presse canadienne / Ryan Remiorz.

Cette nomination provoqua un élan d’enthousiasme qui insuffla une énergie nouvelle à la campagne. L’impact fut tel qu’un vent de panique s’installa rapidement dans le camp du non, qui croyait jusque-là l’emporter facilement.

Les germes du déclin du Parti québécois

Le résultat du référendum se situant à quelques décimales d’une victoire du oui, le Canada aurait dû prendre la juste mesure du problème, car le Québec disposait alors d’un véritable rapport de force pour provoquer des changements.

Cependant, le discours de défaite de Jacques Parizeau, revanchard et rempli d’amertume, fut difficile à encaisser. En attribuant la défaite « à l’argent et aux votes ethniques », l’homme politique venait de dispenser le reste du Canada de l’obligation d’une réelle remise en question. Le rapport de force résultant d’un vote aussi serré se trouva anéanti. À la face du monde, le PQ allait porter pendant longtemps les stigmates de ce discours.

Le premier ministre Jacques Parizeau livre son discours de défaite le soir du référendum, le 30 octobre 1995. La Presse canadienne / Ryan Remiorz.

Les deux autres chefs du camp du oui se sont rapidement dissociés des propos de Jacques Parizeau. En réaction, tant Mario Dumont que Lucien Bouchard ont opté, chacun de son côté, pour un moratoire de quelques années sur le front constitutionnel. L’équilibre des finances publiques deviendra l’enjeu politique central de la décennie suivante. Ce nouvel axe ouvrira plus tard la porte à la création d’un parti résolument à gauche, Québec solidaire (QS), fondé en 2006.

C’est alors que s’amorce le déclin du clivage oui-non à la question de l’indépendance, qui avait structuré le débat politique québécois durant près de 50 ans, et ce, au détriment du PQ. D’un côté, l’ADQ s’institutionnalise peu à peu et occupe les banquettes de l’opposition officielle en 2007. De l’autre, QS contribue à couper le PQ d’une partie de ses alliés naturels, notamment ceux issus des milieux communautaire et syndical. Puis, en 2012, l’ADQ se joint à la Coalition avenir Québec. Remportant une importante victoire en octobre 2018, la CAQ relègue le PQ au rang de troisième parti d’opposition et le remplace comme principal véhicule du nationalisme québécois.

Comme le montre si bien Simon Langlois dans ses travaux, le déclin du PQ va de pair avec la diminution graduelle des appuis à l’indépendance au sein de la population active francophone. Sur le plan générationnel, les recherches que j’ai menées avec Yanick Dufresne et Charles Tessier confirment d’ailleurs que la génération née après 1995, la fameuse « génération Z », s’avère encore moins mobilisée par l’option de l’indépendance.

Le nationalisme autonomiste de la CAQ

Le camp du oui de 1995 formait une véritable coalition. Le PQ et l’ADQ étaient des partis adverses, et Jacques Parizeau et Lucien Bouchard n’avaient pas de relations simples. Par ailleurs, Lucien Bouchard avait fait campagne contre Mario Dumont dans sa circonscription en 1994. Pourtant, les deux hommes affichaient une proximité idéologique certaine, et s’entendaient à la fois sur le plan économique et sur la nécessité d’intégrer une dimension canadienne au projet national du Québec.

Pour l’essentiel, c’est la combinaison des idées de ces deux hommes, de leur personnel politique et des militants qui se trouve maintenant au sein de la CAQ. Dans son premier discours du budget, le gouvernement de François Legault saluait d’ailleurs l’héritage de Mario Dumont et de Lucien Bouchard en matière de finances publiques.

À maintes reprises, François Legault a répété qu’il voit en Lucien Bouchard l’un de ses mentors politiques. C’est d’ailleurs ce dernier qui l’avait recruté dans son cabinet en prévision de l’élection de 1998. Au lendemain du scrutin de 2018, le plus proche conseiller du premier ministre, Martin Koskinen, précisait également dans une rare entrevue : « C’est l’ADQ qui a ouvert le chemin pour nous. On a pris son bâton du pèlerin et on a continué ». Tant par ses origines que par son positionnement idéologique, la CAQ est donc le fruit du regroupement de l’héritage politique de deux anciens chefs du camp du oui.

En créant la CAQ, François Legault a ouvert la voie à une nouvelle union des forces nationalistes modérées au sein d’une nouvelle coalition. Fruit d’une fusion avec l’ADQ, la CAQ assume pleinement l’héritage autonomiste de la formation fondée par Jean Allaire et Mario Dumont.

En créant la CAQ, François Legault a ouvert la voie à une nouvelle union des forces nationalistes modérées au sein d’une nouvelle coalition. Fruit d’une fusion avec l’ADQ, la CAQ assume pleinement, depuis son congrès de 2015, l’héritage autonomiste de la formation fondée par Jean Allaire et Mario Dumont, incarnant à la fois la volonté d’autonomie et la responsabilité fiscale de la province.

En mars 2016, un sondage CROP-L’actualité révélait que le nationalisme prôné par la CAQ était en phase avec l’évolution politique des Québécois. Les principaux moteurs du nationalisme québécois contemporain ont alors été définis comme la réussite économique et le rayonnement culturel des Québécois ainsi que l’intégration réussie des nouveaux arrivants. L’attente du grand soir de l’indépendance ne constituait plus le ressort que ce moment représentait en 1976 et même en 1995.

Depuis que la CAQ est au pouvoir, le nationalisme de François Legault se manifeste au quotidien dans ses politiques gouvernementales, mais aussi dans ses relations avec le fédéral. On peut le résumer en cinq grands axes :

  • Rétablir une fierté nationale ;
  • Intégrer une dimension de réussite économique ;
  • Exercer au maximum les pouvoirs de l’Assemblée nationale ;
  • Réclamer davantage d’autonomie dans le cadre fédéral ;
  • Redonner pleinement à l’État québécois son rôle de promoteur et de protecteur d’une culture commune.

Même en situation de pandémie, ces piliers structurent l’action du gouvernement Legault, qui préconise notamment l’autonomie alimentaire et l’achat local, combat l’imposition de nouvelles normes fédérales et revendique des pouvoirs accrus en matière de langue et d’immigration. Parvenu à mi-mandat, sa lune de miel avec la population se poursuit, malgré la crise.

Le PQ, de son côté, a effacé la notion de partenariat de son projet d’indépendance après le départ de Lucien Bouchard. Il demeure maintenant l’héritier de la vision d’une souveraineté sans association ― historiquement associée à Jacques Parizeau ―, et ce, tout en prônant la tenue rapide d’un nouveau référendum.

En succédant à Jean-François Lisée à la tête du PQ à quelques jours du 25e anniversaire du référendum, Paul St-Pierre Plamondon s’est fixé comme objectif principal de rebâtir le camp du oui. Si son parti reprend le pouvoir, il prévoit la tenue d’un référendum avant 2024, faisant ainsi le même pari qu’André Boisclair en 2007.

La lente reconfiguration du nationalisme québécois qui s’amorce dans la foulée du référendum de 1995 a abouti à la création de la CAQ et à sa victoire électorale en 2018. François Legault est parvenu à réunir dans une même formation politique les héritages politiques de Mario Dumont et de Lucien Bouchard. Sa coalition occupe le centre autonomiste, où se retrouve une partie importante de l’électorat. Près de 25 ans après le référendum, il a réussi à recréer le rapport de force du gouvernement du Québec au sein de l’ensemble canadien. Cela pourrait lui être utile, dans la mesure où le problème de la place du Québec au sein de la fédération n’est toujours pas réglé.

Photo : Des partisans du oui dans un cégep de Montréal à l’occasion d’un discours du chef du Bloc québécois Lucien Bouchard, le 24 octobre 1995. La Presse canadienne / Ryan Remiorz.

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Eric Montigny
Eric Montigny est professeur au Département de science politique de l’Université Laval. Spécialiste des partis politiques et des institutions, il a publié en automne 2018 l’ouvrage Leadership et militantisme au Parti québécois. De Lévesque à Lisée (PUL).

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