Les Américains ont une façon bien à eux de mesurer la pauvreté. Comme tout le monde, ils fixent un seuil de revenu — une ligne si on veut — en deçà duquel une personne est estimée pauvre. Il suffit alors de faire le rapport entre le nombre de personnes sous le seuil et la population totale pour obtenir un taux de pauvreté.
Mais le seuil américain n’est pas relié à l’évolution de la richesse dans l’ensemble de la société. Les Européens, par exemple, placent leur seuil à 50 p. 100 ou à 60 p. 100 du revenu national médian. Quand le pays s’enrichit, le seuil monte aussi. Année après année, le taux de pauvreté mesure ainsi la proportion de personnes qui ne réussissent pas à suivre les autres, ceux qui se retrouvent avec moins que la moitié du revenu médian.
Aux États-Unis, le seuil de la pauvreté a plutôt été coulé dans le ciment au début des années 1960. À l’époque, Mollie Orshansky, fonctionnaire à la Social Security Administration, utilisa des enquêtes menées en 1955 pour établir les dépenses alimentaires des ménages les plus pauvres, en estimant que pour ceux-ci l’alimentation représentait environ le tiers de toutes les dépenses.
Un panier de consommation minimal fut ainsi construit, et le revenu pour acheter ce panier fut estimé à partir du revenu monétaire brut, en présumant que les ménages pauvres payaient peu d’impôt et recevaient peu de transferts. En 1969, l’administration Nixon fit de cette méthode la mesure officielle de la pauvreté. Celle- ci n’a guère changé depuis, étant tout au plus indexée pour tenir compte de l’inflation.
Au début des années 1960, le seuil de la pauvreté absolu concocté par Orshansky était quand même assez proche d’un seuil relatif à l’européenne qui aurait été établi à 50 p. 100 du revenu américain médian. Mais en 2008, ce seuil officiel n’était plus qu’à 28 p. 100 du revenu médian. Une famille de quatre n’était dorénavant jugée pauvre que si elle vivait avec 22 025 dollars, soit 16 210 dollars de moins que la moitié du revenu médian (38 235 dollars), un seuil déjà bien en deçà de ce que les Américains sondés par Gallup estimaient alors nécessaire (52 087 dollars).
Basée sur des enquêtes désuètes, conceptuellement bancale, aveugle aux variations de coûts entre les régions et incapable de prendre en compte l’impôt ou les transferts, la mesure américaine est dénoncée depuis des années par les experts. Mais les autorités résistent au changement, parce que mesurer la pauvreté est toujours une affaire délicate.
Les Canadiens — qui se réfèrent encore à une mesure basée sur l’Enquête sur les dépenses des ménages de 1992, les seuils de faible revenu (SFR) de Statistique Canada — sont d’ailleurs mal placés pour faire la leçon.
Mais les temps changent. En mars 2010, l’administration Obama a annoncé la mise en place d’une nouvelle mesure, basée sur des recommandations faites il y a maintenant près de 15 ans par la National Academy of Sciences. La Supplemental Income Poverty Measure (SIPM), qui sera produite en parallèle avec l’ancien taux, donnera une évaluation beaucoup plus sophistiquée de la situation en tenant compte des dépenses et revenus réels des ménages.
La nouvelle mesure créera un panier de consommation en considérant les dépenses faites par les ménages à revenus relativement faibles pour l’alimentation, les vêtements, le logement et autres, et elle évaluera les ressources disponibles pour acquérir ce panier en retenant tous les revenus après impôt et transferts, pour ensuite en soustraire les dépenses incompressibles comme celles reliées à la santé, à la garde des enfants ou aux frais de transport associés au travail. Différents seuils de faible revenu seront ainsi établis en tenant compte des variations de coûts entre les régions.
La mesure « complémentaire » ne fera pas l’unanimité. À droite, on juge déjà qu’il s’agit d’une façon pour Obama d’augmenter artificiellement la pauvreté afin de relancer sa croisade contre les riches. À gauche, on déplore une mesure trop conservatrice, qui fixe le seuil de la pauvreté à un niveau encore très bas.
À tout le moins, la SIPM a le mérite d’être cohérente, en prise sur la réalité des ménages et propre à enregistrer les effets induits par les politiques publiques. Ce qui est mesuré sera pris en compte par les élus, notait avec satisfaction le Center for American Progress. Dans l’ensemble, les experts américains sont d’ailleurs emballés par une réforme qu’ils n’osaient plus espérer. À l’échelle internationale, les spécialistes ont également pris note d’une avancée qui pourrait faire école.
Il est bon de noter que la SIPM américaine se rapproche beaucoup, dans son esprit sinon dans ses modalités, de la nouvelle Mesure du panier de consommation (MPC) retenue par le Québec comme mesure de référence afin de suivre les situations de pauvreté sous l’angle des besoins de base.
C’est tout un chantier que Barack Obama a ouvert en actualisant la mesure de la pauvreté. Peu à peu, les États-Unis renouent ainsi avec la réalité et redeviennent pertinents pour alimenter la réflexion sur les politiques sociales.