Lors du dépôt du projet de la Loi sur la langue officielle et commune du Québec, le français (le projet de loi no 96) le 13 mai 2021, qui prévoit la modification de la Loi constitutionnelle de 1867 par l’insertion des articles 90Q.1 et 90Q.2 voulant que « [l]es Québécoises et les Québécois forment une nation », que « [l]e français est la seule langue officielle » et qu’« [i]l est aussi la langue commune de la nation québécoise », le premier ministre du Québec François Legault affirmait que cette modification prenait appui sur l’article 45 de la Loi constitutionnelle de 1982, la Charte canadienne des droits et libertés.

Plusieurs universitaires se sont empressés de formuler des arguments d’inconstitutionnalité, mais ils ont omis de répondre aux trois questions qui s’imposent lorsqu’il s’agit de statuer sur la constitutionnalité d’une modification apportée à une « constitution provinciale » : Qu’est-ce qu’une « constitution provinciale » et que peut-elle contenir ? Quelle forme peut prendre la modification d’une « constitution provinciale » ? Y a-t-il des limites aux modifications d’une « constitution provinciale » ?

Qu’est-ce qu’une « constitution provinciale » et que peut-elle contenir ?

Dans l’arrêt SEFPO c. Ontario (procureur général), la Cour suprême du Canada offre des éclaircissements utiles sur la notion de « constitution provinciale ». Elle rappelle d’abord que les constitutions provinciales au Canada se trouvent dans une variété de dispositions législatives, comme les articles 58 à 70 et 82 à 87 de la Loi constitutionnelle de 1867. Elle note également qu’elles ont aussi comme sources des lois ordinaires, des règles de common law et des conventions constitutionnelles.

Dans ce même arrêt, un critère permettant de déterminer si une disposition donnée fait partie d’une « constitution provinciale » est énoncé sous la forme d’une question, soit celle de savoir si une telle disposition est « de nature constitutionnelle ». Pour l’être, les juges estiment qu’elle doit, de par son objet, avoir trait à une branche du gouvernement et à son fonctionnement, réglementer la corrélation entre deux ou plusieurs branches de gouvernement ou établir quelque principe de gouvernement.

Il ne devrait faire aucun doute que l’affirmation de l’existence d’une nation québécoise et du statut du français comme sa langue officielle et commune est de nature constitutionnelle en ce qu’elle établit un principe de gouvernement.

Quelle forme peut prendre une modification d’une « constitution provinciale » ?

Si une province détient la compétence exclusive de modifier sa constitution, la modification doit-elle se limiter à des changements aux seules dispositions qui sont enchâssées dans cette loi ? Peut-on insérer de nouvelles dispositions comme le fait le projet de loi no 96 ?

La pratique démontre que des modifications peuvent être apportées aux dispositions existantes de la Loi constitutionnelle de 1867. Le Québec a modifié plusieurs dispositions de la partie V de cette loi. Ces modifications ont résulté de l’adoption, en 1968, de la Loi concernant le Conseil législatif qui, sans abroger formellement les articles 72 à 79 de la Loi constitutionnelle de 1867, les ont rendus périmés. Le remplacement de la dénomination « Assemblée législative » par « Assemblée nationale » constituait également une modification des articles 71 et 80 de la Loi constitutionnelle de 1867, sans que ces derniers soient modifiés formellement.

Rien n’empêche le Québec de modifier sa « constitution provinciale » en insérant de nouvelles dispositions dans la partie V de la Loi constitutionnelle de 1867 si celles-ci sont, comme c’est le cas ici, de nature constitutionnelle et enchâssent des principes de gouvernement.

Même si cela n’a jamais été fait dans le passé, l’insertion d’une nouvelle disposition se qualifie assurément comme une modification. Rien n’empêche le Québec de modifier sa « constitution provinciale » en insérant de nouvelles dispositions dans la partie V de la Loi constitutionnelle de 1867 si celles-ci sont, comme c’est le cas ici, de nature constitutionnelle et enchâssent des principes de gouvernement.

Y a-t-il des limites aux modifications d’une « constitution provinciale » ?

Dans son arrêt SEFPO, la Cour suprême du Canada a par ailleurs fixé quelques limites à l’exercice du pouvoir de modification provinciale. Ainsi, certaines matières sont exemptées de ce pouvoir :  la référence dans l’article 45 de la Loi constitutionnelle de 1982 à l’article 41 permet de conclure que ce sont des dispositions concernant la charge de la reine et la charge du lieutenant-gouverneur ainsi que celles relatives à l’usage du français ou de l’anglais dans une province.

Il est clair que les modifications proposées dans le projet de loi no 96 ne concernent nullement les charges de la reine et du lieutenant-gouverneur. S’agirait-il de modifications d’une disposition qui concerne l’usage du français ou de l’anglais ? À cet égard, la disposition qui est en jeu est l’article 133 de la Loi constitutionnelle de 1867 concernant la langue de la législation et de la justice. Comme il en a été décidé en 1979 dans l’arrêt Proc. gén. du Québec c. Blaikie et autres, l’argument selon lequel le Québec peut modifier l’article 133 du fait qu’il s’agit d’une disposition de sa « constitution provinciale » a été écarté par la Cour suprême du Canada.

Mais les projets d’articles 90Q.1 et 90Q.2 modifient-ils l’usage du français ou de l’anglais en matière de législation et de justice ?  On ne pourrait conclure dans ce sens, car la proclamation de l’existence d’une nation québécoise et l’affirmation du statut du français comme seule langue officielle et langue commune au Québec ne sauraient être interprétées comme modifiant à elles seules l’usage du français et de l’anglais en cette matière. Tout au plus, si une telle clause était insérée, elle devrait être lue d’une manière compatible avec les autres dispositions constitutionnelles. D’ailleurs, les dispositions du projet de loi no 96 prennent bien soin de ne pas porter atteinte aux prescriptions de l’article 133.

On voit mal comment les nouvelles dispositions menacent le principe fédéral ou une condition fondamentale de l’union, voire provoquent des bouleversements constitutionnels profonds.

La Cour suprême a également statué dans l’arrêt SEFPO que le pouvoir de modifier une « constitution provinciale » ne pourrait être exercé relativement à la mise en œuvre du principe fédéral ou à une condition fondamentale de l’union. Ces autres limites s’inscrivent dans la proposition plus générale selon laquelle le pouvoir de modification provinciale ne comprend pas le pouvoir de provoquer des bouleversements constitutionnels profonds par l’introduction d’institutions politiques étrangères et incompatibles avec le système canadien. On voit mal comment les nouvelles dispositions menacent le principe fédéral ou une condition fondamentale de l’union, voire provoquent des bouleversements constitutionnels profonds.

Comment peut-on arriver à une telle conclusion lorsque la Chambre des communes du Canada a reconnu dans une motion adoptée en 2006 que « les Québécoises et les Québécois forment une nation au sein du Canada uni » et que le projet de loi C-32 intitulé Loi modifiant la Loi sur les langues officielles, qui a été déposé le 15 juin dernier à la Chambre, réaffirme que « la Charte de la langue française du Québec dispose que le français est la langue officielle du Québec » ?

Il est probable que les arguments formulés ci-dessus ne convainquent pas les opposants au projet de loi n° 96 que la modification proposée de la Loi constitutionnelle de 1867 est valide au plan constitutionnel. Les opinions juridiques que le premier ministre Justin Trudeau a reçues et qui confirment cette validité ne les séduiront peut-être pas davantage. On peut même douter que la motion que la Chambre des communes a adoptée le 16 juin 2021, à 281 voix contre 2 et 36 abstentions, prenant acte « de la volonté du Québec d’inscrire dans sa constitution que les Québécoises et les Québécois forment une nation, que le français est la seule langue officielle du Québec et qu’il est aussi la langue commune de la nation québécoise » puisse influencer ceux qui veulent, en définitive, contrer une telle volonté.

Pourtant, ces aspirations nationales sont légitimes, et l’état actuel du droit constitutionnel permet de penser que le projet de loi n° 96 franchira avec succès les étapes de sa contestation que préparent déjà ses opposants. Si tel n’était pas le cas, il ne faudrait pas se surprendre que la nation québécoise veuille se doter, dans l’exercice de son droit à l’autodétermination, de sa propre constitution et vraisemblablement, pour qu’elle reflète de telles aspirations nationales, celle d’un État souverain et indépendant.

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Daniel Turp
Daniel Turp est professeur émérite à la Faculté de droit de l’Université de Montréal. Il est président de l’Institut de recherche sur l’autodétermination des peuples et les indépendances nationales.

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