Depuis 150 ans, la fédération canadienne tire sa légitimité d’une constitution dont la majorité des textes, notamment la Loi constitutionnelle de 1867, ne sont pas officiels en français. En 1982, lorsque le constituant a enchâssé le caractère officiel du français et de l’anglais, il est ipso facto devenu impératif que la loi suprême du pays reflète de façon intégrale le nouveau bilinguisme constitutionnel du Canada. L’article 55 de la Loi constitutionnelle de 1982 exige la préparation « dans les meilleurs délais » de la version française des textes constitutionnels du Canada et l’adoption de celle-ci « dès qu’elle est prête » par proclamation du gouverneur général sous le grand sceau du Canada. En 1990, le Comité de rédaction constitutionnelle française formé par le ministre de la Justice propose une version française de la Constitution écrite au Sénat et à la Chambre des communes, mais il n’y a aucune suite. Trente-huit ans plus tard, nous attendons toujours que le gouvernement canadien procède à l’adoption d’une constitution complètement bilingue, comme l’oblige clairement l’article 55.
Les députés et les sénateurs au Parlement canadien tout comme les députés provinciaux et la population canadienne en général seraient probablement surpris d’apprendre que la version française de la Constitution canadienne n’a toujours pas été officialisée. Interpellés par cette problématique, nous avons organisé une rencontre en novembre 2015 à l’Université d’Ottawa sur le thème « Une constitution officiellement bilingue pour le Canada en 2017 ? » Bien que la question titulaire du colloque ait manifestement reçu une réponse négative, nous croyons toujours qu’il est important de continuer à sensibiliser le public aux enjeux que soulève l’œuvre inachevée du rapatriement constitutionnel de 1982. L’ouvrage que nous avons publié récemment sur le sujet réunit des textes de constitutionnalistes et de témoins privilégiés des négociations constitutionnelles des années 1980 afin d’examiner le problème de l’unilinguisme persistant de la loi suprême du Canada.
Il peut paraître étonnant qu’un tel enjeu ait été balayé sous le tapis depuis plus d’un quart de siècle. Rappelons que dans les années 1980 et 1990, les débats constitutionnels ont fait passer l’adoption de la version française de la Loi constitutionnelle de 1867 au dernier plan, au profit de la question de la reconnaissance du Québec, notamment par le moyen de l’Accord du lac Meech ou encore par l’Accord de Charlottetown. Or l’échec des efforts consacrés aux réformes constitutionnelles et l’absence apparente d’intérêt au pays depuis la fin des années 1990 pour les questions qui exigent une modification constitutionnelle ont renvoyé le projet de l’officialisation de la version bilingue aux calendes grecques. À notre avis, le moment est venu de répondre à l’obligation de l’article 55, et ce, pour plusieurs raisons.
Premièrement, sur le plan juridique, le maintien d’une constitution unilingue anglophone en dépit de l’obligation impérative de l’article 55 de la Loi de 1982 et de l’article 16 de la Charte canadienne des droits et libertés (la disposition qui enchâsse l’égalité de statut, des droits et privilèges du français et de l’anglais au Canada) viole carrément le principe de la primauté du droit, et menace du coup l’intégrité et la cohérence du constitutionnalisme canadien. Deuxièmement, sur les plans politique et symbolique, l’objectif d’une constitution est d’enchâsser les valeurs et les idéaux qui dirigent, comme une boussole, le développement social du pays. Comme la Cour suprême du Canada l’a reconnu, le bilinguisme et les droits linguistiques « sont essentiels à la viabilité de la nation ». Il s’ensuit que le texte de la Constitution doit nécessairement refléter les caractéristiques essentielles du vivre ensemble canadien. Enfin, l’adoption d’une version française de la Constitution est une question de justice morale envers les milliers de francophones au pays qui devraient avoir le droit, comme leurs compatriotes anglophones, de lire la loi suprême du pays dans leur langue.
L’adoption d’une version française de la Constitution est une question de justice morale envers les milliers de francophones au pays.
Il faut reconnaître que l’article 55 n’est pas simple et que l’initiative se heurte notamment aux complexités politiques des diverses formules de modification constitutionnelle de la partie V de la Loi constitutionnelle de 1982. Alors que l’adoption de la version française de certains textes pourrait s’effectuer sans grande difficulté par le truchement d’une entente bilatérale entre le Parlement et les provinces dont les lois constitutives ont été adoptées uniquement en anglais, d’autres textes, qui portent sur l’ensemble du pays (dont la Loi constitutionnelle de 1867), nécessitent l’accord unanime des provinces et celui du Parlement.
Et comment prédire ce que déciderait le Québec à la lumière de son opposition historique à la Loi constitutionnelle de 1982 ? Dans le cadre de son initiative de rapprochement avec le reste du Canada, le gouvernement du Québec pourrait considérer la question. Cette proposition ne fait pas partie de sa Politique d’affirmation du Québec et de relations canadiennes qu’il a rendu publique l’été dernier, mais il serait tout indiqué que le renouvellement du dialogue Québec-Canada inclue la recherche d’un nouveau consensus en vue d’officialiser la version française de la Constitution de 1867. Le respect de l’article 55 nécessite la collaboration et l’engagement de l’ensemble des parties pour ainsi parachever le travail du rapatriement constitutionnel.
Or, dans le domaine des langues officielles, l’esprit de dialogue se heurte trop souvent à l’indifférence des élus et à l’insouciance de la population. Presque 50 ans après l’adoption de la première Loi sur les langues officielles, le débat sur le bilinguisme au Canada continue trop souvent d’être banalisé et instrumentalisé par les élus, tant au sein du gouvernement fédéral que des gouvernements provinciaux et municipaux. Bien entendu, certains gouvernements tentent de répondre à leurs obligations dans le domaine des langues officielles. Toutefois, les langues officielles au Canada ne sont pas solubles dans une série d’accommodements ou de services à l’intention des minorités de langue officielle, aussi nécessaire soit-il de prendre en compte leurs besoins. Elles tirent leur légitimité d’un principe fondateur, celui de la dualité linguistique. Plus on ignore la situation, plus l’injustice devient criante. Le temps est venu de parachever l’œuvre de 1982 et de donner pleine expression au constitutionnalisme canadien dans le respect de notre dualité linguistique.
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