La Chine a substitué à l’idéal socialiste les passions nationalistes pour compenser les lacunes d’une idéologie qui a perdu toute crédibilité dans le contexte d’inégalités sociales croissantes. C’est un cliché, certes, mais il s’appuie sur la réalité de l’accent mis sur l’« éducation patriotique », sur le discours relatif à l’« humiliation » qu’a subie la Chine et qu’il lui faut dépasser, et sur la référence à la gloire passée que le « rêve chinois » doit restaurer sous l’égide de son président Xi Jinping.

Le nationalisme évoque partout de fortes émotions, il est libérateur et émancipateur dans le contexte de la décolonisation, mais aussi source de périls dans le contexte des nationalismes ethniques qui ont culminé avec les idéologies de supériorité raciale. Où situer le nationalisme chinois ? La Chine ne se prête pas facilement à la comparaison, ou à tout le moins, il faut s’assurer de faire des comparaisons pertinentes. Cela représente un défi de taille.

À bien des égards, la Chine est un État multinational ou multiethnique, qui aspire à créer un État de nationalisme civique, à la manière dont le Canada tend à se définir par sa politique de multiculturalisme. À d’autres égards, cependant, lorsque la Chine avance ses revendications territoriales en faisant référence à l’histoire, elle tend à s’appuyer sur les liens du sang, notamment en ce qui concerne Taïwan et Hong Kong. Pour bien comprendre la portée de la référence au nationalisme par le régime actuel, il peut s’avérer utile de distinguer les trois cercles de la nation chinoise.

Le premier cercle de l’intérieur des frontières

Ce premier cercle de la nation chinoise est traversé par une contradiction centrale. Il s’agit d’une part d’une nation multiethnique, où coexistent à l’intérieur des frontières de la République populaire la majorité de 94 % constituée par les Hans, et les 55 minorités qui occupent plus de la moitié du territoire. D’autre part, c’est une nation ethnique qui justifie son intégration de Taïwan, par la force si nécessaire, parce que les Taïwanais seraient « chinois » ; et cela malgré le fait qu’une majorité de Taïwanais ne voient pas ainsi leur réalité.

Ce premier cercle du nationalisme, ombrageux, se montre intransigeant face aux demandes d’autonomie des Tibétains et des Ouïgours. En reconnaissant le bien-fondé de ces demandes légitimes, les dirigeants chinois pourraient valider la perception que le nationalisme officiel est civique et multiculturel. Malheureusement, les tendances récentes à mettre l’accent sur les dimensions ethnoculturelles de la nation chinoise, par exemple la réhabilitation du confucianisme, un système de valeurs chinois étranger à ceux des Tibétains et des musulmans, vont à contre-courant d’une telle stratégie et peuvent être interprétées comme un mépris pour les différences culturelles minoritaires. Une réelle politique de multiculturalisme reconnaissant le bouddhisme tibétain et les différentes cultures islamisées de la Chine comme partie du patrimoine, au même titre que le confucianisme, pourrait dissiper l’impression que le nationalisme officiel est fondée sur une hégémonie culturelle chinoise.

Le nationalisme ethnique est particulièrement rigide lorsqu’il avance l’idée de parachever l’unité nationale par l’annexion de Taïwan. Le problème est qu’on ne peut parler de réunification puisque, depuis sa fondation en 1949, la République populaire n’a jamais contrôlé l’île. Une acceptation du statu quo actuel renforcerait l’idée d’un nationalisme civique basé sur la citoyenneté plutôt que sur la race. Une attitude bienveillante à l’égard de Taïwan pourrait à terme conduire les Taïwanais à vouloir se joindre à la Chine dans une communauté supranationale.

Le deuxième cercle de la zone des États tributaires

Le deuxième cercle de la nation chinoise est beaucoup plus préoccupant. Il ne peut pas s’appuyer sur le principe de la non-ingérence dans les affaires intérieures de la Chine, et concerne des acteurs majeurs de la scène internationale : le Japon, troisième puissance économique de la planète, et l’Association des nations de l’Asie du Sud-Est, en passe de devenir une communauté régionale aussi importante que l’Union européenne. Ce deuxième cercle du nationalisme entend renouer avec l’âge d’or de la dynastie des Qing, lorsque la Chine constituait une grande puissance. Cette ambition se concrétise par d’importantes revendications territoriales maritimes.

Les premières, en mer de Chine méridionale et en mer de Chine orientale, suscitent des tensions avec le Japon, le Vietnam et les Philippines, et enflamment des passions en Chine même qui sont difficiles à contrôler. Les secondes, moins connues dans les chancelleries occidentales, ont trait aux différends frontaliers avec l’Inde dans l’Himalaya et l’Arunachal Pradesh, ce dernier étant un territoire plus grand que Taïwan. La revendication sur la rétrocession à la Chine de l’Extrême-Orient russe (cédé lors du traité d’Aigun en 1858), qui est parfois évoquée dans les milieux ultranationalistes mais désapprouvée par les autorités officielles, constitue un exemple des risques de surenchère nationaliste que le recours à une posture nationaliste stridente, telle que le régime l’articule à l’endroit du Japon, peuvent déclencher, sans même le vouloir.

Le discours de l’humiliation, crédible lorsqu’il vise le Japon, qui a été l’agresseur pendant la première moitié du 20e siècle, tient moins la route lorsqu’il s’agit de l’Inde et des ex-colonies d’Asie du Sud-Est, qui ont longtemps constitué avec la Chine une communauté de destin unie contre l’impérialisme. L’acceptation par la Chine du jugement de la Cour internationale de La Haye, qui a tranché en faveur des Philippines, ainsi que la reconnaissance du fait accompli en ce qui a trait à la frontière sino-indienne représenteraient un signal clair que la Chine respecte le droit international. En agissant ainsi, la Chine pourrait désarmer les mouvements nationalistes japonais, indiens et vietnamiens, qui demeurent crédibles tant qu’elle menace par ses demandes l’intégrité territoriale de ses voisins.

Le troisième cercle mondial

La Chine ne caresse pas de projet de « mission civilisatrice » mais embrasse néanmoins l’idée d’une « destinée manifeste ». Elle n’aspire pas à bâtir un empire colonial hors des frontières héritées de l’époque impériale, même si les controverses au sujet de ces dernières, comme le démontre le cas de Taïwan, peuvent avoir des répercussions internationales. Elle chercherait, tout au plus, à s’affirmer comme la première puissance commerciale mondiale, mais à la différence de la pax americana, celle-ci ne s’accompagnerait pas d’une hégémonie politique. Les dirigeants chinois ont suffisamment insisté sur les spécificités de leur culture et amplement protesté contre l’ingérence étrangère pour donner crédibilité à l’idée qu’ils ne cherchent pas à dicter une pax sinica ou imposer leur version de l’ordre mondial. Nonobstant ces assurances sincères, l’histoire nous enseigne que la construction des empires ne résulte pas tant de décisions délibérées que de causalités complexes où le déploiement de réseaux commerciaux finit par entraîner des conséquences sociopolitiques imprévisibles.

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Avec les grands projets de la route de la soie maritime et de la ceinture commerciale eurasiatique, tout aussi conformes à l’institutionnalisme néolibéral soient-ils, les dirigeants chinois seront appelés inévitablement à gérer les risques inhérents à l’internationalisation de l’intérêt national. Les retombées de la présence chinoise dans les pays en voie de développement renforcent le pouvoir d’attraction de son modèle de croissance et, sans aucun doute, contribuent dans ces pays à occulter les impressions négatives laissées par les deux premiers cercles du nationalisme chinois. Mais cette présence, parfois ressentie, à tort ou à raison, comme une forme de néocolonialisme ou une arrogance culturelle, est lourde de dangers et de risques.

Comment la Chine se comportera-t-elle dans l’éventualité d’une attaque contre ses ressortissants à l’étranger lors d’une prise d’otage dans un pays où l’appareil sécuritaire est inefficace, voire corrompu ? Comment la Chine réagira-t-elle si les autorités d’un pays tiers sont incapables d’empêcher le meurtre d’un de ses citoyens par des gens qui prétendent agir par solidarité avec leurs coreligionnaires persécutés en Chine ? Il ne s’agit pas là de questions hypothétiques : des travailleurs chinois ont déjà été pris à partie en Algérie, au Nigeria, au Vietnam, en Zambie. Ces derniers ont été les victimes des succès de la Chine, dont la présence est ressentie comme complice des régimes autoritaires, ou, à cause des ressources qu’elle mobilise, comme une cible de choix pour des groupes armés tels Boko Haram.

Cette question doit se poser pour Xi Jinping, lui qui a beaucoup misé sur le Parti communiste comme garant de l’unité chinoise, qui a réparé les humiliations des siècles passés et qui promeut les intérêts nationaux sur la scène mondiale. Il est à souhaiter que son gouvernement réalise que les institutions internationales peuvent permettre à la Chine de faire l’économie d’interventions militaires risquées pour sa légitimité sur la scène internationale. La résolution des contradictions liées aux deux premiers cercles du nationalisme chinois est souhaitable : elle pourrait convaincre la communauté internationale de la bonne volonté chinoise.

Quelles réponses pour le Canada ?

Les trois cercles du nationalisme chinois posent des défis divers à la diplomatie canadienne. En tant que l’un des plus importants promoteurs de la nécessité du vivre-ensemble dans des sociétés multiculturelles, le Canada a le devoir de défendre son approche pour désamorcer les conflits nationaux et ethniques : le respect de la tenue de deux référendums pour trancher l’épineuse question du Québec, par exemple, devrait donner à réfléchir aux dirigeants chinois, toujours braqués contre la possibilité d’une telle consultation démocratique à Taïwan. Le Canada a démontré que si l’on accepte la différence culturelle et fait preuve d’humilité en présentant des excuses solennelles pour les torts commis par la majorité, on peut renforcer la cohésion sociale, une approche qui pourrait inspirer les relations entre Han et les minorités nationales.

Bien que le deuxième cercle du nationalisme chinois ait une dimension régionale, le Canada est aussi une nation de l’Asie-Pacifique engagée dans cette zone névralgique du commerce mondial. Si l’approche du Canada centrée sur le multilatéralisme plutôt que sur la participation à des alliances militaires en Asie lui a donné une certaine autorité à titre d’arbitre détaché dans le passé, cette position devient de plus en plus difficile à soutenir dès lors que la Chine continue de rejeter les décisions d’institutions internationales. En dernière analyse, la sécurité maritime dans les mers de Chine méridionale et orientale devrait préoccuper nos dirigeants au moins autant que les équilibres dans le monde atlantique.

Finalement, en ce qui a trait au troisième cercle du nationalisme chinois, le Canada a beau jeu de miser sur l’historique des bonnes relations entre les deux pays afin de rappeler qu’il ne redoute pas la montée en puissance de la Chine. Le Canada a des intérêts communs avec la Chine dans les grands dossiers de politique mondiale, tels que le changement climatique, le développement durable, la lutte contre les pandémies et la mise en place d’une structure de gouvernance mondiale juste. Mais cette communauté d’intérêts ne doit pas mener le Canada à fermer les yeux sur les dérives possibles de la politique étrangère chinoise vers un nationalisme intransigeant. Applaudir la montée de la Chine, certes, mais pas au détriment des autres États de la région.

Photo : Frame China / Shutterstock.com

Cet article fait partie du dossier Les relations Canada-Chine.

 


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André Laliberté
André Laliberté est professeur titulaire de science politique à l’Université d’Ottawa. Il a vécu en Asie de l’Est pendant quatre ans et y retourne fréquemment pour ses recherches et ses enseignements. Il a publié plus d’une cinquantaine d’articles sur les enjeux identitaires en Chine, à Taïwan et à Hong Kong.

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