Au début de juin, j’étais en Suède pour une conférence. À Stockholm, il faisait presque 30 oC, après un mois de mai jamais vu, où presque chaque jour des températures records étaient atteintes. Enclins à prendre congé quand la température monte au-dessus de 25o, les Suédois étaient un peu sonnés. Au Québec, c’est en juillet et en août que les records de chaleur sont tombés, à peu près en même temps que partout sur la planète. En Espagne, la température a dépassé 45 o.

Les changements climatiques sont de moins en moins une prédiction et de plus en plus une réalité tangible. Si bien qu’il vaut sans doute mieux parler de climatonégationnistes plutôt que de climatosceptiques pour désigner ceux qui refusent encore d’admettre ces bouleversements. Il s’agit moins, en effet, d’une attitude de prudence sceptique devant des travaux scientifiques que d’une négation pure et simple de preuves qui dérangent.

Mais le pire, c’est peut-être moins la résistance têtue du bastion somme toute réduit des négationnistes que le refus de changer quoi que ce soit d’une majorité qui convient du problème mais ne se résout pas à s’y attaquer. Mieux vaut, évidemment, avoir un premier ministre qui reconnaît qu’il faut travailler de concert avec les autres nations pour limiter les changements climatiques qu’un président qui attribue les feux de forêt sans précédent qui frappent la Californie aux lois sur la protection de l’environnement. Mais, concrètement, que fait vraiment le gouvernement canadien ?

Il assouplit les règles d’une stratégie de tarification du carbone déjà peu ambitieuse pour ne pas causer d’ennuis aux plus grands pollueurs. Et il achète en notre nom un pipeline qu’aucun investisseur privé ne voulait acquérir, en s’engageant à dépenser encore plus pour en doubler la capacité. Tous ces investissements pour faciliter la vie du grand pollueur entre les grands pollueurs, l’industrie pétrolière de l’Alberta, dont la croissance inexorable semble primer sur toute autre considération.

On pourrait attribuer ces tergiversations à la nature du gouvernement Trudeau, qui n’apparaît décisif et déterminé que lorsqu’il s’agit de légaliser le cannabis. Mais il y a plus. Le Canada semble littéralement intoxiqué par la richesse qu’engendre le pétrole des sables bitumineux.

Pour s’en convaincre, il faut lire Costly Fix: Power, Politics, and Nature in the Tar Sands, publié cet hiver par Ian Urquhart, professeur de science politique à l’Université de l’Alberta. Dans cet ouvrage fouillé, qui documente et analyse plusieurs décennies de développement pétrolier en Alberta, l’auteur fait bien ressortir l’implication sans partage des gouvernements dans une industrie titanesque, engendrant tant de revenus que toute autre considération apparaît futile en comparaison. L’exploitation sans cesse croissante des sables bitumineux est devenue, pour reprendre le titre du livre, une coûteuse dépendance pour les citoyens et les gouvernements.

Le livre de Urquhart constitue un peu la suite, longtemps attendue, du classique Prairie Capitalism: Power and Influence in the New West, publié en 1979 par John Richards et Larry Pratt. On y trouve la même lecture politique et critique du développement économique, et la même analyse fine et empathique de l’Ouest canadien contemporain. Mais là où Richards et Pratt voyaient des gouvernements provinciaux tirer parti des nouveaux revenus associés aux ressources naturelles pour construire des administrations publiques compétentes et capables d’imposer certaines conditions à l’industrie, Urquhart, presque 40 ans plus tard, ne retrouve que des gouvernements et des acteurs sociaux inféodés à une industrie devenue prodigieusement riche et influente.

La ruée contemporaine vers le pétrole est un Klondike sans une solide supervision de l’État et sans un nationalisme minimal qui soulèverait des questions sur l’avenir de ce grand territoire dévasté.

Costly Fix s’ouvre avec une visite de la région de Fort McMurray dans le nord de l’Alberta, où l’exploitation des sables bitumineux est devenue un véritable Klondike, multipliant les emplois fortement rémunérés et dopant les revenus gouvernementaux au prix du saccage écologique d’une forêt boréale aussi grande que le Massachusetts. La ruée contemporaine vers le pétrole, souligne cependant Urquhart, est un Klondike sans police montée, c’est-à-dire sans une solide supervision de l’État et sans un nationalisme minimal qui soulèverait des questions sur l’avenir de ce grand territoire dévasté.

Comme le résumait Ed Stelmach en devenant premier ministre de l’Alberta en 2006, « le rôle du gouvernement consiste à s’assurer que les services sont en place, afin que plus de gens viennent en Alberta et que l’économie croisse. Nous sommes ici pour fournir les services requis ; il n’est pas question de peser sur le frein ou de faire quoi que ce soit de la sorte » [ma traduction].

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Urquhart qualifie une telle approche de fondamentalisme marchand, une croyance « quasi religieuse » dans les vertus du marché, qui ne permet pratiquement aucune remise en question concernant le bien public, le partage des revenus ou la protection de l’environnement. L’auteur montre, notamment, comment les deux ordres de gouvernement ont réglementé et taxé l’exploitation des sables bitumineux selon les vœux de l’industrie, en assumant l’essentiel des risques, en surveillant les opérations au minimum et en instaurant un régime fiscal très généreux.

Sur le plan environnemental, cette approche s’est révélée désastreuse. En 2015, la production pétrolière des sables bitumineux atteignait le niveau record de 3,5 millions de barils par jour, plus de quatre fois la quantité produite en 1995. Il faut survoler la région en avion pour voir l’étendue des dommages, l’immense territoire sacrifié pour traiter les sables bitumineux. Et bien sûr, les négociations sur le climat n’ont eu aucun effet sur cette frénésie pétrolière.

Urquhart explique comment, au-delà de l’industrie et des gouvernements, toute une société est devenue accro du pétrole. Le mouvement syndical, les groupes de pression et même certaines organisations environnementales acceptent en bonne partie la logique de la croissance sans limite. Souvent, ils sont même soutenus financièrement par l’industrie.

Plusieurs nations autochtones ont également pris le parti du développement pour tenter de sortir leurs membres de la pauvreté. Les membres de la Première Nation de Fort McKay, par exemple, ont nettement profité de la croissance économique. Ses conseillers gagnent maintenant un salaire annuel supérieur à celui de la première ministre de l’Alberta.

L’arrivée d’un gouvernement néodémocrate en Alberta et d’un gouvernement libéral à Ottawa n’a pas vraiment infléchi la trajectoire. Les deux demeurent accrochés au pétrole, et ils envisagent la protection de l’environnement et la lutte contre les changements climatiques essentiellement comme des enjeux de relations publiques.

Urquhart aurait pu faire le lien entre ces constats et la littérature sur la malédiction des ressources, qui prédit justement ce genre de cooptation, d’effritement du débat démocratique et de détérioration de la qualité des gouvernements. Mais il accomplit déjà beaucoup en présentant un réquisitoire étoffé contre l’exploitation débridée des sables bitumineux et, surtout, contre le laxisme et l’aveuglement volontaire de nos gouvernements.

Photo : Exploitation des sables bitumineux dans le nord de l’Alberta. Shutterstock / Chris Kolaczan


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