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Bien que des mois se soient maintenant écoulés depuis l’élection du 5 novembre 2024, une question persiste encore au sujet de Donald Trump : comment un candidat aussi hors-norme a-t-il pu remporter le vote populaire? Les réponses ne se trouvent peut-être pas uniquement dans ses promesses, mais aussi dans un système institutionnel qui peine à répondre aux frustrations profondes de la société américaine.

Plusieurs hypothèses ont été proposées pour expliquer la victoire de Donald J. Trump. Certains considèrent que les enjeux saillants (immigration, économie et sécurité) ont bien servi le candidat républicain, qui s’est assuré d’en être le champion auprès de l’électorat. D’autres ont plutôt mis l’accent sur des tendances déjà à l’œuvre en 2024 comme la montée de la droite religieuse ou encore l’influence des réseaux sociaux.

Dans un article paru le 15 novembre dans Options politiques, le professeur Alain Noël souligne l’effet négatif de l’inflation sur la popularité du gouvernement sortant. Nous tenterons ici de démontrer qu’en plus de ces causes probables, un phénomène beaucoup plus profond doit être considéré.

Le système américain de freins et de contrepoids (checks and balances) a longtemps été perçu comme une réussite car il réparti les pouvoirs entre plusieurs institutions, établissant ainsi une forme d’équilibre. Cependant, il semble bien que ce système empêche les ajustements politiques nécessaires pour tenir compte des transformations de la société américaine. Il freine aussi l’innovation.

Trois concepts clés pour comprendre

En science politique, il existe trois concepts importants qui peuvent étayer notre argument : les acteurs de véto, la friction institutionnelle et la théorie des équilibres ponctués (des périodes de stabilité ponctuées par des changements soudains). Leur complémentarité est révélatrice pour comprendre la situation actuelle. Les voici expliqués :

Les acteurs de véto

Proposé par le politologue George Tsebelis, le concept d’acteurs de véto identifie les sources du pouvoir politique, en particulier celles qui ont la capacité de maintenir le statu quo. Un acteur de véto est donc une institution ou un acteur politique qui a la capacité de bloquer une proposition de réforme d’une politique publique. À titre d’exemple, le Congrès américain (pouvoir législatif) est un acteur de veto car il a la capacité de bloquer les initiatives du Président (pouvoir exécutif). Les études empiriques qui découlent des travaux de Tsebelis ont démontré que plus le nombre d’acteurs de véto est élevé, moins un régime politique est capable de s’ajuster et d’innover.

La friction institutionnelle

Ce concept a été popularisée par deux géants de la science politique Arendt Lijphart et Giovanni Sartori. Une friction résulte de l’opposition entre acteurs politiques ou institutionnels menant à des délais, des barrières ou des coûts additionnels pour qu’une politique soit adoptée. À titre d’exemple, le régime parlementaire canadien (d’inspiration britannique) qui fusionne le pouvoir exécutif et législatif génère moins de frictions que les États-Unis composés d’un ensemble d’acteurs concurrents (politiques, judiciaires et bureaucratiques) et traversés de pressions extérieures, notamment par le lobbying intensif. Il est à noter que la friction institutionnelle n’est pas une tare en soi; il y a de bonnes raisons de limiter ou de ralentir l’action gouvernementale dans une démocratie libérale.

La théorie des équilibres ponctués

Brian D. Jones et ses collaborateurs ont examiné les décisions budgétaires de sept démocraties libérales sur la durée. Ils ont constaté que les choix de dépenses semblaient suivre une mécanique universelle : les gouvernements augmentent ou diminuent très peu leurs dépenses d’une année à l’autre, sauf en de très rares occasions où elles vont diminuer ou croître de façon très marquée. Graphiquement, la variation des dépenses (en pourcentage) ne suit pas une courbe normale en forme de cloche, mais présentent plutôt une pointe très mince et élevée autour du statu quo et, à chaque extrémité, un léger rebondissement pour les variations budgétaires très élevées.

Fait intéressant, cette distribution est aussi présente dans la nature, notamment pour expliquer les tremblements de terre. Ainsi, les plaques tectoniques se frottent les unes sur les autres menant à de petits ajustements insuffisants pour éviter l’accumulation d’énergie. Lorsque cette énergie devient trop importante, elle est libérée par un ajustement aussi brusque que puissant : un tremblement de terre.

Pourquoi les systèmes politiques fonctionnent-ils ainsi ? Les auteurs expliquent l’effet de friction discuté plus haut par le rôle inhibiteur des institutions politiques. En voulant préserver une certaine stabilité ou un statu quo, les régimes politiques ont conçu des institutions qui ont pour effet pervers de rendre plus ardu et plus coûteux le cheminement des préférences de l’électorat vers une décision collective. Il y a potentiellement tant d’embuches à l’élaboration des lois et de programmes publics que les décisions arrivant en fin de parcours ont peu d’effets concrets jusqu’au jour où un contexte permet l’irruption de changements majeurs souvent mal contrôlés.

Les États-Unis, plus à risque de tremblements de terre politique

Jones et ses collaborateurs ont testé leur modèle avec les données de sept pays (les ÉU, le Canada, le Royaume Uni, la France, l’Allemagne, le Danemark et la Belgique).  Les résultats sont clairs : plus il y a d’acteurs de veto, plus grande est la friction et donc plus le processus législatif est long, complexe et ardu. Les données sont sans appel, le pays ayant le plus d’acteurs de veto, les États-Unis, accumule davantage d’énergie due aux frictions institutionnelles et conséquemment court davantage de risque d’un tremblement de terre politique.

Cette démonstration empirique trouve un écho aux nombreuses critiques faites envers les institutions américaines, notamment l’influence considérable de l’argent dans les campagnes électorales et la vie parlementaire, la crise du plafond budgétaire maintenant annuelle, l’augmentation du recours aux décrets présidentiels, l’influence dominante des deux grands partis politiques, la polarisation des politiciens, la politisation des fonctions fondamentales de l’État…

Trump et la démocratie contre elle-même

Confiance et transparence : doit-on toujours s’inspirer de la Suède?

Is the public service ready for a big Trump policy shift? (en anglais)

 Le système de freins et de contre-poids cause peut-être plus de mal que de bien aujourd’hui. L’élection de Donald Trump, qui a fait de la rupture avec l’ordre établi une marque de commerce est un symptôme de l’incapacité institutionnelle à régler les problèmes économiques et sociaux qui frappent la première puissance mondiale. Les mises en scène de Trump signant des décrets exécutifs contournant à court terme le système font partie du récit politique d’un chef d’État voulant signaler sa capacité à défaire les nœuds institutionnels et à répondre aux demandes de l’opinion. On peut évidemment trouver de nombreuses explications à la situation actuelle mais ce serait une erreur d’ignorer la possibilité que l’électorat américain ait exprimé peut-être maladroitement son insatisfaction envers un système politique qui ne les sert plus.

Le Canada n’est pas à l’abri des secousses

Les recherches les plus récentes portent à croire que la théorie de l’équilibre ponctuée s’applique aussi au Canada, mais à un degré moindre. Ce n’est pas parfait certes mais le régime parlementaire qui fusionne le pouvoir exécutif et législatif ainsi que son mode de scrutin majoritaire permettent de réduire le nombre d’acteurs de véto et la friction institutionnelle. Est-ce suffisant? Peut-être pas.

Le Canada demeure sensible aux mêmes enjeux de cynisme et d’insatisfaction chez sa population votante. De plus, le régime politique canadien peine à ajuster son architecture constitutionnelle pour répondre aux aspirations du Québec, des provinces de l’Ouest et/ou des peuples autochtones. Si un politicien au profil de Donald Trump faisait son apparition, nous pourrions le montrer du doigt, alors que le problème serait peut-être aussi dans nos institutions. Il faut donc apprécier les qualités du parlementarisme canadien mais surtout demeurer vigilant.

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Yves Boulet
Étudiant au 2ième cycle en science politique, Yves Boulet détient une maîtrise en administration et possède trente ans d’expérience comme consultant en management.
Marc André Bodet
Professeur titulaire en science politique à l’Université Laval, Marc André Bodet est spécialiste de la politique électorale et parlementaire dans une perspective comparée.

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