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La démocratie repose sur un équilibre fragile. Il s’agit de donner des choix aux électeurs, en espérant qu’ils n’opteront pas pour des forces politiques qui vont à l’encontre de la liberté, de la justice sociale et des droits. Le secret réside notamment dans la mise en place d’institutions, de pratiques et de normes sociales favorables à l’égalité et au pluralisme.
Depuis une vingtaine d’années, les exemples ne manquent pas de démocraties qui se détériorent et évoluent vers l’autoritarisme. On peut même parler d’un recul démocratique à l’échelle mondiale. Ce recul concerne plus souvent des démocraties récentes et moins assurées, comme la Hongrie, le Venezuela ou la Turquie, mais il touche également des démocraties établies.
Le nouveau président élu américain, par exemple, ne fait pas mystère de sa préférence pour les régimes autoritaires. Comme les dictateurs et autocrates qu’il admire, Donald Trump souhaite des élections où il ne perdrait jamais, une présidence à l’abri des lois, un système judiciaire et une fonction publique inféodés au pouvoir exécutif, et une police et une armée prêtes à réprimer toute opposition. Et il va prendre les moyens pour avancer dans cette direction.
Quel est le sens du vote?
Une mince majorité d’Américains a voté pour ce virage autoritaire, porteur également de reculs pour les droits des femmes et des minorités, du démantèlement des mesures favorisant la transition énergétique et d’une détérioration des services publics.
Comment cela est-il possible? Les Américains se soucient-ils si peu de leurs institutions démocratiques?
L’explication la plus bête, énoncée par une certaine droite intellectuelle, consiste à voir dans ce résultat une intention. Le peuple américain aurait mis à la porte des élites déconnectées, obnubilées par la théorie du genre, les identités minoritaires et une ouverture sans limites à l’immigration, donnant ainsi raison à une droite plus raisonnable, porteuse du salut national.
En fait, comme le note le politologue britannique Ben Ansell dans un ouvrage récent sur les écueils de la vie démocratique, la volonté du peuple, si chère à ces intellectuels de droite, n’existe pas. Après une élection, le total des votes n’exprime que la somme de nos désaccords, et encore de façon très imparfaite. L’élection permet de désigner un vainqueur, mais elle ne formule pas un mandat clair, sans équivoque. Presque la moitié des électeurs américains ont voté contre Trump, d’autres ont voté pour lui en se disant qu’il n’irait pas aussi loin que ce qu’il laissait entendre, d’autres encore achetaient religieusement tout ce qui venait avec le candidat. Bien malin qui pourra ramener ce mélange de motifs à une intention.
Un vote de protestation
L’explication la plus plausible identifie moins un choix raisonné qu’une insatisfaction, un désarroi répandu face à la hausse du coût de la vie. Dans un billet, le politologue américain John Sides note que les gains de Donald Trump par rapport à l’élection présidentielle de 2020 sont manifestes partout dans le pays et dans presque toutes les catégories sociales. Cette tendance générale suggère une cause générale, qui touche l’ensemble des électeurs. Comme c’est souvent le cas, cette cause, c’est l’économie (stupide!). La croissance et l’emploi vont bien aux États-Unis, mais la hausse du coût de la vie suscite des inquiétudes et aurait poussé plusieurs électeurs à blâmer le parti sortant, au bénéfice de ses opposants. La plupart des démocrates sont demeurés démocrates et la plupart des républicains ont voté pour Trump, mais dans l’espace entre les deux partis, suffisamment d’électeurs se sont déplacés pour donner la victoire à Trump.
Parmi eux, il y avait même des Latinos et des Noirs, apparemment insensibles au racisme explicite de Trump et de son entourage. Il y avait sans doute aussi des électeurs happés par le flot d’informations douteuses qui caractérise maintenant l’espace public. La démocratie, ce n’est pas toujours une démonstration de choix éclairé.
Donald Trump et les républicains n’ont donc pas un mandat fort pour déconstruire la démocratie et les institutions américaines. Mais ils en ont les moyens. Avec la présidence et une majorité dans les deux chambres du Congrès, une Cour suprême accommodante et des médias polarisés et souvent précaires, les fameux contre-pouvoirs américains ont rarement été aussi faibles.
Pas de mandat, mais définitivement les moyens
Spécialiste de l’administration publique américaine, le politologue Donald Moynihan prévoit que de nombreux postes seront redéfinis comme politiques, afin de permettre la mise à pied d’un grand nombre de fonctionnaires et leur remplacement par des nominations réellement politiques – ou carrément idéologiques, notamment dans les « agences de gauche », soit celles qui s’occupent de justice sociale, de santé publique ou de protection de l’environnement. Les lois et règlements dans ces secteurs seront largement éliminés ou rendus inopérants, les conflits d’intérêts vont se multiplier (Elon Musk campe pratiquement à Mar-a-Lago pour donner son avis sur presque tout) et la corruption va se répandre. La compétence de l’administration va se détériorer, rendant encore plus plausible l’idée qu’il ne faut pas trop se fier à l’intervention de l’État.
Les États-Unis constituent déjà une exception parmi les démocraties riches, avec un système de santé qui ne couvre pas toute la population, des programmes sociaux limités, des inégalités de revenus prononcées, et un système électoral fragmenté et souvent manipulé. Les élections de 2024 renforceront cet exceptionnalisme, et pourraient contribuer à miner la démocratie elle-même, dans ce pays et dans le monde.