Depuis le début de l’offensive russe en Ukraine, plusieurs observateurs ont fait état du fossé qui sépare les perceptions des Ukrainiens, souvent des russophones, de celles de leurs proches en Russie. De Moscou où ils vivent, le frère et la sœur du comédien ukrainien Sergey Denga ne croient tout simplement pas ce qu’il leur dit de la guerre, des bombes, des villes détruites et des nombreuses victimes. Ils préfèrent accepter la version officielle, qui parle d’une simple intervention militaire. Le comédien, qui vit la guerre en direct, se demande s’il reparlera un jour à son frère et à sa sœur.

Les Russes, bien sûr, n’ont pas toute l’information et les voix dissidentes sont implacablement réprimées. Mais la propagande n’explique pas tout. Souvent, elle ne fonctionne pas. Les gens font simplement semblant d’y croire pour s’éviter des ennuis.

Ce qui sous-tend l’incrédulité sincère de nombreux Russes face à l’agression commise par leur gouvernement, c’est aussi un triple biais de perception, qui pousse les gens à justifier leur propre position, celle de leur groupe d’appartenance et l’ordre établi en général.

En psychologie, on ne retient en général que deux sources de justification : l’identité personnelle et l’appartenance à un groupe. L’identité personnelle fonde le désir de chacun de maintenir une bonne image de soi et le sentiment de faire des choix légitimes. L’appartenance à un groupe reproduit ce mécanisme pour la communauté à laquelle les gens s’identifient. Comme plusieurs Russes face à la guerre, les humains ont tendance à juger favorablement leurs actions et celles de leur propre groupe.

Le besoin de croire dans l’ordre établi

Mais on peut identifier une troisième source de justification, qui peut renforcer ou contredire les deux autres, la volonté pratiquement universelle de croire aux vertus de l’ordre établi, le besoin de défendre l’organisation sociale et nationale qui encadre et structure notre propre vie.

Dans un ouvrage éclairant intitulé A Theory of System Justification, John T. Jost, professeur de psychologie à l’Université de New York, montre l’importance et les ramifications de cette propension humaine à tout justifier.

Chaque année, par exemple, en lien avec le Forum économique mondial de Davos, Oxfam publie des données sur les inégalités de richesse qui divisent la planète. Ainsi, entre mars 2020 et novembre 2021, au plus fort de la pandémie, la fortune des dix hommes les plus riches du monde a doublé, alors même que la grande majorité faisait du surplace. Aucun principe de justice ne justifie de tels écarts de richesse. Pourtant, note Jost, la plupart des gens acceptent ces écarts, ou au moins les tolèrent.

Dans son livre, Jost rapporte un échange avec un de ses étudiants, dont les parents ont presque toujours frôlé la pauvreté. Mon père, note l’étudiant, a fondé toute sa vie sur l’idée qu’il faut travailler fort et qu’à la fin les gens reçoivent ce qu’ils méritent; pourtant, sa vie entière est une démonstration du contraire.

La théorie de la justification systémique cherche précisément à expliquer de telles croyances dans les vertus de l’ordre établi, même parmi ceux qui en bénéficient le moins. Dans plusieurs cas, en effet, la propension à tout justifier va à l’encontre de ce que dicteraient les identités personnelles ou collectives. Les gens raisonnent parfois au détriment de leurs propres intérêts, comme ces Américains pauvres qui applaudissent à des baisses d’impôt qui profitent surtout aux riches. Ceux qui appartiennent à des groupes dominés, les Afro-américains par exemple, acceptent souvent les stéréotypes négatifs à propos de leur communauté.

Ce qui manque à la théorie habituelle des identités et qui permettrait de comprendre ces attitudes contraires à l’intérêt des individus ou de leur groupe, c’est une troisième source de justification, la propension générale à soutenir l’ordre établi.

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Ça pourrait être pire

Pour être à l’aise dans la société, pour limiter l’incertitude, les tensions et l’ambivalence, les humains ont tendance à estimer adéquat le cadre social dans lequel ils vivent, aussi imparfait ou injuste soit-il. La situation pourrait, après tout, être pire. C’est ce qui explique que des personnes ou des groupes défavorisés en viennent à accepter et même à rationaliser leur condition. Afin de donner un sens à un monde souvent injuste, les gens accordent de la valeur à des idées qui ne sont bonnes ni pour eux, ni pour leur groupe social, ni pour la collectivité.

C’est ainsi que naissent et s’imposent des histoires réconfortantes mais contraires à la réalité. L’idée, par exemple, que les pauvres sont au fond plus heureux que les riches est présente dans la plupart des cultures depuis plusieurs siècles. La littérature mondiale et les grandes religions multiplient les variantes sur le thème « pauvre mais heureux, riches mais malheureux ». Or, toutes les études portant sur le bonheur convergent pour montrer que les plus heureux, ce sont presque toujours les riches.

Possiblement parce qu’elles sont plus vulnérables face à l’incertitude et plus limitées dans leurs options, les personnes défavorisées sont davantage portées à tout justifier. Mais le facteur le plus déterminant, celui qui sépare nettement les défenseurs du statu quo de ceux qui se montrent plus critiques, c’est l’idéologie droite-gauche. Jost consacre d’ailleurs un autre ouvrage à cette question, Left and Right : The Psychological Significance of a Political Distinction. Les deux livres établissent une association forte entre des orientations de droite et la propension à tout justifier.

On pourrait penser que cette association est prévisible puisqu’être de droite c’est justement s’opposer au changement en faveur de plus d’égalité. Mais les mesures de l’idéologie et de la justification systémique ne sont pas les mêmes et la relation entre les deux nous informe sur le déploiement des idéologies.

Le miracle québécois

Place au nouveau variant keynésien

En 2016, par exemple, les partisans de Donald Trump affichaient des scores de justification systémique générale moins élevés que ceux de Hilary Clinton, ce qui indique qu’ils étaient désabusés face au statu quo. En revanche, ces mêmes électeurs étaient beaucoup moins susceptibles de critiquer les inégalités de genre ou le fonctionnement de l’économie de marché. Ils rejetaient l’atmosphère créée par huit années de présidence Obama mais pas les inégalités propres à la société américaine. Campés à droite, ces électeurs voulaient surtout revenir à un passé sublimé, comme l’indiquait le slogan Make America Great Again.

Ainsi en allait-il des camionneurs qui ont occupé Ottawa cet hiver. En apparence, il s’agissait d’un mouvement de protestation contre les élites politiques, médiatiques et scientifiques. Mais, plus fondamentalement, c’était un braquage contre des mesures nouvelles qui demandaient la coopération de chacun pour le bien de tous, un appel au laissez-faire, à la loi du plus fort et à un retour en arrière, qui allait jusqu’à remettre en question la démocratie.

La question du consentement est centrale pour la démocratie, et c’est en même temps une énigme. Pourquoi les gens acceptent-ils aussi largement un ordre établi souvent injuste? Avec sa théorie de la justification systémique, Jost met à jour et documente la propension des humains à accepter la situation à laquelle ils sont habitués. C’est sans doute la principale carte cachée des politiciens conservateurs. Même les faits les plus tenaces, comme une vie de pauvreté ou les appels de proches vivant sous les bombes, peuvent parfois échouer à briser le mur des illusions créé par la justification systémique.

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Alain Noël
Alain Noël is a professor of political science at the Université de Montréal. He is the author of Utopies provisoires: essais de politiques sociales (Québec Amérique, 2019).

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