En avril 2020, au début du confinement provoqué par la première vague de la pandémie, je suggérais que la COVID-19 pouvait avoir un potentiel de transformation sociale, parce qu’elle nous faisait prendre conscience de notre nécessaire solidarité face à un risque largement partagé. Dans les mois qui ont suivi, la grande majorité des citoyens a suivi les consignes et accepté de recevoir deux puis trois doses d’un vaccin tout juste créé. Mais après plus d’un an de hauts et de bas, et en tenant compte des agitations camionneuses de l’extrême-droite, on peut se demander si le paysage politique fondamental a tellement changé.

Après tout, l’élection fédérale de septembre 2021 a produit une Chambre des communes et un gouvernement pratiquement identiques à ceux issus de l’élection d’octobre 2019. Et quand on sonde les Canadiens sur leurs perceptions des gouvernements, sur leur positionnement sur un axe gauche-droite, ou sur les inégalités de revenus, on note peu de changement entre 2019 et 2021. Dans cet intervalle, l’opinion publique a davantage bougé à propos du racisme et de la discrimination, qui préoccupent davantage les citoyens qu’auparavant. Mais cette évolution a plus à voir avec Black Lives Matter et les séquelles des pensionnats autochtones qu’avec la COVID-19.

Le retour de Keynes, à l’envers

Les politiques publiques, en revanche, ont bougé substantiellement. Les gouvernements ont encouru des déficits importants pour hausser les dépenses de santé et soutenir les revenus dans une situation de crise sans précédent. Depuis des années, le discours public faisait de l’équilibre budgétaire et de la réduction de la dette des objectifs prioritaires. Soudainement, cette contrainte fiscale a été relâchée, sans véritablement susciter de débats.

Dans un bilan à chaud de la situation dans les pays de l’OCDE, Daniel Béland, Bea Cantillon, Rod Hick et Amílcar Moreira parlent d’un « keynésianisme d’urgence » pour décrire ce recours général aux déficits budgétaires pour faire face à la pandémie. Ce variant keynésien apparait toutefois bien spécial, puisqu’il s’agissait moins de relancer la croissance que de freiner l’activité économique, en supportant à bout de bras les coûts d’un arrêt forcé.

Pour décrire le rôle moteur des gouvernements, la métaphore keynésienne habituelle parle en effet d’amorcer la pompe lorsque l’eau a cessé de couler en raison d’une crise. Avec la COVID-19, les gouvernements ont plutôt coupé l’eau, en s’engageant à fournir les gallons nécessaires à ceux qui en manquaient.

Après la pandémie : tous ensemble

Le miracle québécois

Ce « keynésianisme d’urgence » peut-il durer ? Ou ne risque-t-on pas de retourner rapidement à des politiques d’austérité, comme après la crise financière de 2008 ? Que va-t-il se passer quand on va ouvrir les robinets pour de bon ?

Une étude qui vient de paraître sur les politiques économiques poursuivies par les institutions de l’Union européenne laisse penser que le virage conceptuel est plus profond et potentiellement plus durable qu’en 2008. L’auteur Jens van ‘t Klooster se penche non seulement sur les mesures adoptées pendant la pandémie, mais également sur les arguments soutenant ces mesures, pour proposer que les institutions européennes ont de fait changé de logique économique.

Depuis les années 1980, les politiques de l’Union européenne étaient guidées par le néolibéralisme, ou par ce que l’auteur appelle le libéralisme de marché. Contrairement à John Maynard Keynes, qui faisait référence aux esprits animaux des investisseurs pour rendre compte des soubresauts de la croissance économique, ce néolibéralisme présumait la rationalité, l’efficacité et la stabilité des marchés.

En somme, l’Europe et ses États membres n’avaient qu’à adopter des politiques fiscalement prudentes et compatibles avec le bon fonctionnement du marché, sans essayer de tout contrôler et réglementer. Après la crise de 2008, par exemple, qui a nécessité des politiques de relance volontaristes, il était important de revenir rapidement à l’orthodoxie budgétaire, en faisant de nouveau de la réduction des déficits une priorité.

En 2020, le discours a changé. Sans renoncer complètement à l’argumentaire néolibéral, que l’on martèle depuis des années et qui demeure une source de légitimité, les institutions européennes ont commencé à reconnaître les limites du marché et la nécessité de maintenir des interventions publiques plus soutenues.

Le recours récurrent aux déficits budgétaires, notamment, est devenu plus acceptable dans un contexte où les politiques monétaires s’avéraient inefficientes. La Banque centrale européenne a ainsi facilité le recours aux emprunts pour soutenir des dépenses publiques accrues. En même temps, le besoin de réglementer les marchés financiers s’est imposé, avec la reconnaissance que ceux-ci sont prompts à la spéculation et aux réactions intempestives, et qu’ils peuvent engendrer des récessions. Les banques centrales ont même commencé à s’inquiéter des changements climatiques, en considérant les risques environnementaux comme une menace à la stabilité économique.

La nécessité d’une vision claire

Discrètement, la pensée économique dominante se rapproche ainsi de celle de Keynes, qui misait davantage sur la rationalité de l’État que sur celle des marchés, et qui voyait d’un bon œil un plus grand interventionnisme. Jens van ‘t Klooster parle d’un keynésianisme « technocratique » pour souligner l’absence d’écho de ces changements dans l’arène politique. Mais on peut se demander si Keynes, qui se défendait bien d’être socialiste, n’était pas lui-même un partisan d’une technocratie éclairée.

La grande différence entre le keynésianisme discret observé dans cette étude et celui des années 1940 et 1950, c’est peut-être l’absence d’une vision sociale claire. À cette époque, outre Keynes, d’autres portaient en effet cette vision. C’est le cas notamment de William Beveridge, le professeur et haut fonctionnaire britannique qui a le plus clairement articulé le besoin d’un État-providence universaliste et généreux. C’est plus autour de ce projet d’État-providence que des politiques keynésiennes à proprement parler que les partis et les citoyens se sont mobilisés après la guerre. C’est notamment ce qui a donné naissance au National Health Service en Angleterre et éventuellement aux systèmes de santé du Canada, dans leur forme moderne.

En 2022, on ne peut asseoir une politique économique durable que sur une perspective sociale et environnementale ambitieuse. Nous n’y sommes pas encore. Mais si au moins on commence à remettre en question la confiance aveugle envers le libre marché, une brèche est peut-être ouverte. Il faut l’espérer, car il nous reste de moins en moins de temps pour regarder par en haut.

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Alain Noël
Alain Noël est professeur émérite de science politique à l’Université de Montréal. Il est l’auteur du livre Utopies provisoires : essais de politique sociale (Québec Amérique, 2019)

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