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OTTAWA — Jocelyne Bourgon, une figure clé du redressement budgétaire historique du Canada dans les années 1990, affirme qu’une réforme de la fonction publique est essentielle à la réussite de l’agenda économique du premier ministre Mark Carney — mais cette fois-ci, on ne parle pas de compressions radicales ou de licenciements massifs.
Jocelyne Bourgon, qui était greffière du Conseil privé lors des importantes compressions du gouvernement Chrétien, estime que les projets économiques ambitieux de Carney doivent converger avec une profonde remise en question du fonctionnement de l’État. Cela implique non seulement de nouvelles politiques, mais aussi une fonction publique capable de les mettre en œuvre.
« L’agenda gouvernemental et l’agenda de réforme de la fonction publique doivent converger et se renforcer mutuellement », a-t-elle déclaré lors de la conférence Manion de cette année. « Une fonction publique technologiquement et numériquement avancée est nécessaire pour soutenir une économie et une société modernes, elles aussi avancées sur les plans technologique et numérique. »
Jocelyne Bourgon a abondamment écrit sur la révision des programmes et conseillé des gouvernements du monde entier en matière de modernisation — précisément dans les domaines où la fonction publique canadienne est aujourd’hui confrontée à des défis majeurs. Sa conférence survient alors que des doutes émergent sur la capacité même de la fonction publique à mettre en œuvre l’agenda de Carney. Celui-ci s’est engagé à plafonner la taille de l’État, à réduire les dépenses internes et à lancer une révision des programmes — sans entrer dans les détails.
Dans les années 1990, le Canada a traversé une grande crise budgétaire, à un point tel que le Wall Street Journal avait qualifié le pays de « membre honoraire du tiers-monde ». Le gouvernement avait alors entrepris une vaste réforme lui permettant de rééquilibrer son budget en supprimant des programmes et en abolissant 50 000 postes dans la fonction publique. Jocelyne Bourgon a été au cœur de cette réforme, contribuant à ce que le pays retrouve ce qu’elle appelle sa « souveraineté fiscale ».
Aujourd’hui, selon elle, le pays a besoin d’une réforme tout aussi ambitieuse pour retrouver sa souveraineté économique. Mais le contexte a changé. Ce qui a fonctionné dans les années 1990 ou même dans les années 1980 – la fonction publique avait subi 22 vagues de compressions générales – ne fonctionnerait pas aujourd’hui. Il y a toutefois des leçons à en tirer.
Cette fois, le gouvernement doit à la fois croître et se contracter. Certains ministères ou secteurs — comme la Défense, la gestion des frontières, la sécurité dans l’Arctique et le commerce — seront appelés à prendre de l’expansion, ce qui pourrait « faciliter la transition » pour les employés touchés par des réductions ou fermetures ailleurs. Il s’agit donc moins de réduire la taille de l’État que de le réaligner en réaffectant les ressources humaines et financières.
« La solution que vous cherchez n’est pas une mort à petit feu par une série de coupes successives, comme dans les années 1980 ni des compressions radicales, comme au milieu des années 1990. Le défi est d’en faire plus dans certains secteurs, moins dans d’autres, de réaffecter les ressources et de réinvestir pour moderniser le gouvernement et la société », a-t-elle déclaré à un auditoire majoritairement composé de fonctionnaires.
Réaffecter les ressources implique d’apprendre à s’adapter au changement et contribuera à « rompre avec l’approche en dents de scie qui a caractérisé la planification budgétaire au Canada », a-t-elle dit.
Aujourd’hui, la technologie — y compris l’IA et les outils numériques — permet de moderniser l’État de manière plus rapide et efficace que ce qui était possible il y a quelques décennies. De plus, dans les années 1990, le Canada s’ouvrait au libre-échange, à la mondialisation et à un resserrement des liens avec les États-Unis — un ordre mondial aujourd’hui bouleversé par Trump.
Mais, selon Jocelyne Bourgon, les compressions budgétaires n’améliorent ni les services, ni la productivité, ni la modernisation de l’État, et elles aboutissent souvent à de mauvaises décisions, comme la suppression des formations, des déplacements et des conférences.
Elle soutient que la révision des programmes dans les années 1990 — une remise en question du rôle même de l’État — a fonctionné parce que les programmes ont été privatisés, transférés aux provinces ou simplement abolis. Mais le fait même qu’une telle révision ait été nécessaire montre, selon elle, les conséquences d’un manque de réaffectation régulière des ressources et du personnel en fonction de l’évolution des priorités. Plutôt que d’ajuster le tir régulièrement, les gouvernements attendent qu’une crise éclate, au prix de milliers d’emplois supprimés et d’années de turbulence, comme ce fut le cas au début du mandat de Jean Chrétien.
La plus grande inquiétude de l’ex-haute fonctionnaire porte aujourd’hui sur la dégradation des services. Elle en appelle à une « Revue du service aux Canadiens » — non pas pour déterminer ce qu’il faut couper, mais ce qu’il faut impérativement préserver. Comme elle l’explique : « Savoir ce qu’il faut protéger permet de clarifier ce qui peut être abandonné. »
« La modernisation de l’État, l’amélioration des services et la réduction de son empreinte ne commencent pas par des compressions. Cela commence par la question : qu’est-ce qui doit être protégé ? », a-t-elle dit. « Cela implique de préserver les connaissances et les actifs publics nécessaires à la prise de décision dans l’intérêt commun. »
Cela inclut la recherche et les savoirs institutionnels, comme la météorologie, l’océanographie, la technologie et les systèmes d’alerte précoce — des outils fondamentaux pour faire face aux changements climatiques, à l’instabilité et aux prochaines crises.
La fonction publique a connu une croissance rapide au cours de la dernière décennie. Le nombre de cadres supérieurs a plus que doublé. Et pourtant, les Canadiens se demandent ce qu’ils en retirent. Les délais s’allongent, les retards s’accumulent, les systèmes échouent et des cas de corruption surgissent. Il y a dix ans dans le top 10 des pays les plus performants en matière de gouvernement numérique, le Canada est maintenant à la 47e place, juste derrière la Mongolie. Il est aussi le seul pays du G7 à ne pas avoir de système d’identification unique pour ses services gouvernementaux — une mesure qui faciliterait leur utilisation réduirait leur coût.
Sur les 500 milliards de dollars que représente le budget fédéral, la majorité est consacrée aux transferts et prestations versés aux provinces et aux citoyens. Ce qui reste — environ 225 milliards — sert à financer tout le reste. C’est dans le budget de fonctionnement, qui s’élève à 123 milliards, que des compressions pourraient être envisagées. Le reste finance les programmes gérés par les ministères : c’est cette portion que Jocelyne Bourgon passerait au peigne fin pour vérifier si les ressources sont toujours alignées sur les priorités gouvernementales. (Les ministères ont deux grandes fonctions : offrir des services directs à la population et appuyer les décisions gouvernementales par la recherche et les conseils.)
Avant de s’attaquer aux ministères et à leurs programmes, l’ex-greffière a invité les fonctionnaires à explorer d’abord une « meilleure voie » — des options intelligentes et stratégiques qui permettraient de « faire de la place », de générer des économies, de réduire la complexité et de reconstituer une marge financière.
« Tout un éventail de pistes s’offre à vous », leur a-t-elle dit. « Votre recherche d’une meilleure approche commence par l’élargissement du champ des possibles. Pour regarnir les coffres de l’État, se doter de fonds de prévoyance, simplifier tout ce qui peut l’être et explorer des pistes encore inexplorées. »
Parmi celles-ci :
Les promesses électorales passées. Les gouvernements doivent examiner sérieusement les engagements pris avant et pendant les campagnes électorales. S’ils ne répondent plus aux besoins fiscaux ou politiques, il faut les restructurer, les reporter ou les abandonner. Trouver des moyens plus économiques de les mettre en œuvre doit aussi être envisagé.
Le financement temporaire. Depuis longtemps, les gouvernements s’appuient sur des « financements temporaires » pour des initiatives à court terme, des sommes qui peuvent représenter jusqu’à 30 % du budget de certains ministères. Cela fausse la lecture réelle du déficit, pousse les gouvernements à privilégier les initiatives médiatisables et laisse à d’autres le soin de gérer l’expiration des fonds. Il faut réévaluer ce type de financement afin de s’assurer qu’il est aligné avec les priorités, comme la réduction de la dépendance aux États-Unis, ou envisager de les supprimer.
Les dépenses fiscales. Le système fiscal du Canada n’a pas été réévalué depuis les années 1960, et la plupart des crédits d’impôt et des exonérations n’ont pas été révisés depuis les années 1980. Jocelyne Bourgon estime qu’une nouvelle évaluation de ces dépenses fiscales pourrait générer plus d’économies que n’importe quelle révision de programme.
Simplifier, simplifier, simplifier. Une étape clé consiste à simplifier — tout. De la réglementation à la législation, en passant par les formulaires et les processus internes, la simplification est une forme de réforme en soi, et pourrait rendre l’État plus efficace et moins coûteux.
Agences et structures. À l’époque où Jocelyne Bourgon était greffière, on comptait 109 ministères, agences et sociétés d’État. Aujourd’hui, il y en aurait 250 — voire plus. Cette croissance a entraîné l’ajout de plus de 2000 cadres supérieurs, chacun ayant son équipe de soutien. Est-ce que cela a amélioré les résultats ? Elle suggère des révisions complètes à l’échelle des portefeuilles pour fusionner, réduire ou intégrer certaines entités.
Organismes centraux. Depuis 2000, les budgets du Bureau du Conseil privé, du Conseil du Trésor et du ministère des Finances ont explosé — respectivement de 250 %, 540 % et 220 %. Jocelyne Bourgon affirme qu’il est temps de les examiner. Lorsqu’ils deviennent trop opérationnels, dit-elle, on perd de vue l’ensemble. En s’enlisant dans les transactions, on cesse de penser stratégiquement. Et quand l’excellence fléchit, la fonction publique perd du terrain par rapport aux autres pays.
Commencer par le sommet. Examiner le personnel politique. Leur nombre a considérablement augmenté, atteignant 765, soit une hausse de 60 % depuis 2011. C’est six fois plus que le Royaume-Uni, un pays deux fois plus peuplé que le Canada. Il faut réduire ce nombre et recentrer le rôle de cet effectif sur la construction d’alliances politiques, le maintien de l’unité du parti et la gestion parlementaire. Les économies seraient peut-être modestes, mais le message serait puissant.
Elle note aussi qu’un cabinet plus restreint est plus efficace… et moins coûteux.