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Brian Mulroney a été élu premier ministre en promettant de donner aux fonctionnaires « des lettres de licenciement et des espadrilles ». Il n’a pas donné suite à cette promesse, mais ses réformes ont jeté les bases de la plus importante réduction des effectifs fédéraux de l’histoire du Canada et ont redéfini le rôle du gouvernement.

« Les politiciens sont redevables au public, mais les bons dirigeants influencent la compréhension citoyenne des questions de politique publique », affirme l’ancien greffier du Conseil privé Mel Cappe à la mémoire de M. Mulroney, décédé le 29 février.

« C’est ce que Mulroney a fait avec la TPS, l’apartheid, les pluies acides et les questions fiscales. Il a créé une demande de responsabilité fiscale de la part du public, dont le gouvernement Chrétien a ensuite profité », ajoute M. Cappe.

Rows of men in suits stand smiling and clapping as they watch Mulroney, who is flanked by two smiling men in suits. Each has an arm through Mulroney’s.
Le chef conservateur Brian Mulroney est ovationné par le premier ministre Pierre Elliott Trudeau alors qu’il est escorté vers la Chambre des communes le 12 septembre 1983. (LA PRESSE CANADIENNE/Andy Clark)

Du respect pour la fonction publique

En 1993, la dette du Canada s’élevait à 67 % du PIB, accaparant 35 % des recettes de l’État. Grâce à une révision des programmes, les dépenses ont été réduites, 55 000 emplois ont été supprimés et le déficit a été éliminé en 3 ans. Le Canada a bénéficié d’excédents annuels jusqu’en 2007-2008.

M. Mulroney n’a pas pris de décisions difficiles pour abolir certains programmes, comme l’a fait plus tard l’ancien ministre libéral des Finances Paul Martin, mais de hauts fonctionnaires affirment qu’il a changé l’opinion publique au sujet de la dette et des déficits.

Ils affirment également que M. Mulroney a apporté une affabilité, une civilité et un respect pour la fonction publique qui font défaut dans la politique divisée et très partisane d’aujourd’hui.

Cette semaine, le cercueil de M. Mulroney reposait en chapelle ardente à Ottawa, où le public pouvait lui rendre hommage. De là, il a été transféré à la basilique Saint-Patrick de Montréal pour une visite publique et des funérailles nationales samedi à la basilique Notre-Dame.

Le 23 octobre 1984, Brian Mulroney (à gauche) s’entretient avec Joe Clark, alors ministre des Affaires étrangères, avant le début d’une réunion du cabinet au lac Meech (Québec). (CP PICTURE ARCHIVE—Andy Clark)

« C’était un vrai premier ministre qui écoutait les conseils, relate Jim Mitchell, un ancien haut fonctionnaire du Bureau du Conseil privé. Il ne considérait pas que les bureaucrates étaient là pour saluer, mettre en œuvre ou administrer. Il pensait que la fonction publique avait pour mission de soutenir son gouvernement et il lui faisait confiance. »

Mais ce respect n’a pas été facile à obtenir au début.

Le commentaire symbolique de M. Mulroney sur les « lettres de licenciement et les espadrilles » illustre sa méfiance à l’égard des fonctionnaires et sa volonté de restreindre les dépenses. C’était le début d’une ère de dénigrement des bureaucrates, les fonctionnaires étant qualifiés de « gros bonnets » et Ottawa, de « ville grasse » (fat city).

« Nous n’allons pas nous laisser embobiner par une bande de fonctionnaires égocentriques et écervelés, habiles à manipuler les ministres comme des marionnettes », a déclaré M. Mulroney en 1983, alors qu’il briguait la direction du Parti progressiste-conservateur avant de remporter sa première majorité en 1984.

« Nous allons leur donner à chacun un budget et des ordres à respecter, une chose qu’ils n’ont jamais même imaginée et qu’ils n’ont encore jamais faite. Et s’ils n’y parviennent pas, ils recevront leur lettre de licenciement et une paire d’espadrilles », a-t-il ajouté.

Au début des années 1980, les finances du Canada étaient précaires, aux prises avec une récession, un taux d’emploi élevé et un déficit croissant après des années de dépenses déficitaires de la part des libéraux.

À San Antonio (Texas), le 7 octobre 1992, M. Mulroney (à l’extrême droite, à l’arrière) se tient aux côtés du président mexicain de l’époque, Carlos Salinas de Gortari (à gauche, à l’arrière), et du président américain de l’époque, George H. W. Bush. Au premier rang : leurs représentants commerciaux respectifs, Jaime Serra Puche, Carla Hills et Michael Wilson lors du paraphe de l’Accord de libre-échange nord-américain. (AP PHOTO/Pat Sullivan)

Le déficit a continué de croître

M. Mulroney est arrivé à l’époque où gérer l’administration publique comme s’il s’agissait d’une entreprise, faisait fureur, avec de grandes réformes en Nouvelle-Zélande, en Australie et au Royaume-Uni (M. Mulroney s’est engagé dans la même voie pour moderniser le service public, mais pas avec la même rapidité et la même intensité).

Il a procédé à des réformes économiques majeures, notamment sur le libre-échange, la taxe sur les produits et services (TPS), la privatisation des sociétés d’État, la réduction de la réglementation pour les entreprises et des tentatives infructueuses pour équilibrer le budget.

Cependant, M. Mulroney n’a jamais réussi à éliminer le déficit. Celui-ci s’est encore creusé après 22 séries de réductions générales entre 1984 et 1993, « toutes plus difficiles les unes que les autres et plus démoralisantes pour la fonction publique », écrit Jocelyne Bourgon, sous-ministre sous M. Mulroney, devenue par la suite greffière du Bureau du conseil privé lors de la révision des programmes par les libéraux.

Mme Bourgon a beaucoup écrit sur l’examen des programmes, que de nombreux pays ont étudié comme modèle.

Les efforts de M. Mulroney ont fini par rapporter. Ses grandes réformes structurelles, telles que le libre-échange et la TPS, « ont stabilisé les recettes et continuent de porter leurs fruits », ce qui a placé le Canada sur une « meilleure trajectoire économique et budgétaire », indique Mme Bourgon.

Le 10 avril 1990, Brian Mulroney et George H. W. Bush, alors président des États-Unis, lancent la première balle du match d’ouverture à domicile des Blue Jays de Toronto (LA PRESSE CANADIENNE/Fred Chartrand)

Lorsque M. Mulroney a été élu, peu de gens s’inquiétaient des déficits et des risques liés à la dette. Les entreprises continuaient à réclamer davantage de dépenses publiques pour stimuler l’économie.

Mme Bourgon se souvient que M. Mulroney a fait passer ce message lors des conférences des premiers ministres sur l’économie qu’il organisait chaque année :

« J’ai cette vision de lui avec des graphiques dans les mains… expliquant les courbes et ce qu’elles signifient. À lui seul, il a sensibilisé l’opinion publique aux risques liés à l’augmentation des déficits et de la dette », relate-t-elle.

Lorsque les libéraux ont lancé une révision des programmes dix ans plus tard, le public avait déjà reconnu la nécessité de mettre de l’ordre dans les finances, avant les politiciens et la fonction publique, a déclaré le sénateur Peter Harder, sous-ministre sous les gouvernements Mulroney et Chrétien.

23 novembre 1992 : Brian Mulroney est accueilli par les applaudissements du président du comité de campagne du Parti progressiste-conservateur, Pierre Blais, alors ministre des Consommateurs et des Sociétés, et de John Tory (de droite à gauche) à Ottawa. (LA PRESSE CANADIENNE/Fred Chartrand)

« Il y a eu de l’enthousiasme »

M. Mulroney a marqué les fonctionnaires en tant que leader fort à la recherche d’idées nouvelles et ambitieuses pour transformer le Canada à l’avenir, avance Mme Bourgon. Les décideurs politiques qui ont rejoint la fonction publique pour un travail utile et pour faire la différence ont été séduits par ses idées.

« Il y avait de l’enthousiasme. Il n’y avait pas que de la morosité », ajoute Mme Bourgon.

« Les fonctionnaires étaient fiers d’être associés à des projets sous une telle direction. Il s’agissait de se surpasser, de faire des choses qui n’avaient jamais été faites auparavant, d’apporter ses meilleures idées et de les concrétiser », poursuit l’ancienne sous-ministre.

Des années plus tard, M. Mulroney a déclaré que son commentaire sur les « lettres de licenciement et les espadrilles » visait à préparer les fonctionnaires à de grands changements.

« J’ai simplement indiqué qu’il y avait un nouveau shérif en ville et que nous ferions les choses différemment, mais sans manquer de respect à la fonction publique », a-t-il dit.

M. Mulroney a reconnu qu’il y avait beaucoup de méfiance et de suspicion dans les premiers temps. Les fonctionnaires avaient développé une relation confortable avec le parti au pouvoir, après 26 ans de gouvernance libérale. Certains se sentaient idéologiquement opposés à ce qu’il voulait faire.

C’est en partie pour cette raison que M. Mulroney a créé des postes de chef de cabinet, en commençant par le sien, ce qui a permis d’accroître l’influence et le salaire de ces personnes en tant que conseillers politiques clés

Le 22 mars 1985, à Ottawa, Brian Mulroney fait un geste sous le regard de Stanley Hartt, alors président du Comité consultatif de la Conférence économique nationale. Hartt a été le chef de cabinet de Brian Mulroney de 1989 à 1990. LA PRESSE CANADIENNE/Ron Poling

Les sous-ministres et leurs ministres

Dans cette même entrevue, M. Mulroney a déclaré qu’il en était venu à faire confiance aux fonctionnaires et à s’appuyer sur eux, allant même jusqu’à en débaucher certains pour son cabinet, comme Derek Burney, devenu son chef de cabinet. Il a choisi Paul Tellier, alors sous-ministre de l’Énergie, des Mines et des Ressources, comme greffier et haut fonctionnaire, en disant qu’il était la référence en matière d’honnêteté et de vérité sans fard.

Et sans les fonctionnaires, « nous n’aurions pas réussi à faire passer notre programme principal », a déclaré M. Mulroney. (Aujourd’hui, la politique publique et la gouvernance sont au premier plan du Brian Mulroney Institute of Government à l’Université St. Francis Xavier).

Lors d’une récente entrevue, M. Tellier a déclaré que M. Mulroney avait rapidement compris l’importance de la fonction publique, en particulier la relation essentielle entre les sous-ministres et leurs ministres.

Mais M. Tellier affirme que la confiance est aujourd’hui mise à rude épreuve en raison de la toute-puissance du cabinet du premier ministre et de l’armée de personnel ministériel, et que cette situation n’est nulle part plus évidente que dans les relations entre le premier ministre Justin Trudeau et la fonction publique.

« M. Trudeau n’a jamais compris ce que devait être cette relation et, s’il reste encore longtemps, il va complètement détruire la fonction publique professionnelle que nous avons », prédit M. Tellier.

Brian Mulroney et la discrète privatisation de l’État

Brian Mulroney courted MP loyalty like no other prime minister

From 2003: The Mulroney years: Transformation and tumult

From 2011: Leveraging Canada-US relations “to get big things done” (interview)

From 2012: Acid rain: A case study in Canada-US relations (written by Brian Mulroney)

La centralisation du pouvoir et la transformation des fonctionnaires, qui passent du statut de conseillers intrépides à celui d’exécutants loyaux, s’inscrivent dans la continuité des 50 dernières années, et certains affirment que les réformes de M. Mulroney ont contribué à accélérer cette évolution.

M. Mulroney a introduit deux grandes réformes qui continuent à servir de référence aujourd’hui, même si leur impact global a été limité.

Le jour de son élection, il a annoncé la création d’un groupe de travail sur la révision des programmes, dirigé par le vice-premier ministre Erik Nielsen. Ce groupe a fait appel à des experts du secteur privé pour examiner plus de 1000 programmes à la recherche d’économies et de gains d’efficacité.

Le rapport de 1986 prévoyait des réductions allant jusqu’à 8 G$. En fin de compte, environ 500 M$ d’économies ont été comptabilisés.

Both men are smiling, standing side by side. Mulroney has a thumb up. He’s in a suit. Nielsen is in a white shirt with sleeves rolled up.
Le 15 juin 1983, Brian Mulroney (à droite), alors qu’il était chef du Parti progressiste-conservateur, en compagnie d’Erik Nielsen lors d’une réunion du caucus du parti à Ottawa. (LA PRESSE CANADIENNE/Chris Schwarz)

Son deuxième mandat a été marqué par la mise en place de PS 2000, une réforme très médiatisée de la fonction publique que beaucoup considèrent comme décevante. Elle visait à améliorer la gestion des fonctionnaires. Elle se distinguait des réformes précédentes par le fait qu’il s’agissait d’un examen interne, dirigé par M. Tellier, et qu’elle mettait fortement l’accent sur la prestation de services.

Dix groupes de travail se sont penchés sur des enjeux qui turlupinent encore aujourd’hui les fonctionnaires : un système de ressources humaines obsolète, des règles et des échelons bureaucratiques excessifs, et une aversion pour le risque.

PS 2000 a dû faire face à la réaction des employés dans un contexte de relations de travail déjà hostiles, après des années de réductions et de gel des salaires qui ont culminé avec une grève en 1991, la plus importante de l’histoire du Canada à l’époque. Le moment n’aurait pas pu être plus mal choisi (juste après la grève), alors que les fonctionnaires devaient encaisser une nouvelle réduction budgétaire.

Nombreux sont ceux qui affirment que M. Mulroney avait trop à faire et qu’il n’avait pas l’attention politique nécessaire pour réformer la fonction publique.

« Les questions les plus importantes à l’époque étaient le libre-échange, la TPS et la réforme constitutionnelle. Et M. Mulroney a compris mieux que la plupart des premiers ministres que… lorsque vous avez un capital politique, vous devez le dépenser au profit de vos priorités », a déclaré le sénateur Harder.

Mais Evert Lindquist, professeur d’administration publique à l’Université de Victoria, affirme que M. Mulroney était finalement prêt à passer à la vitesse supérieure en matière de réforme de la fonction publique. En 1992, il a laissé Robert de Cotret, alors secrétaire du Conseil du Trésor, constituer un petit groupe de travail chargé de réduire le nombre de ministres et de réorganiser le gouvernement. (Avec 40 ministres, le cabinet Mulroney était le plus grand de l’histoire.)

Le 12 juin 1988, Brian Mulroney et son épouse, Mila, applaudissent lors d’une réunion de campagne à Chicoutimi, encourageant Lucien Bouchard, qui était alors le candidat progressiste-conservateur dans Lac-Saint-Jean.(LA PRESSE CANADIENNE/ Jaques Boissinot)

La «bombe nucléaire» de la réorganisation

L’ensemble de l’exercice a été étroitement surveillé. Il a conduit à la réorganisation massive et tumultueuse des ministères en 1993, qu’un fonctionnaire a qualifiée de « bombe nucléaire » de la réorganisation. M. Lindquist rappelle que la réorganisation était la première étape d’un plan qui prévoyait également une révision des programmes.

M. Mulroney n’a jamais approuvé ce plan. Sa popularité étant en baisse, il démissionne et Kim Campbell, qui devient première ministre, reprend la réorganisation, réduisant le nombre de ministères de 35 à 23. Certains ministères fusionnent, d’autres sont supprimés et de nouveaux sont créés, notamment le Patrimoine canadien, la Santé et la Sécurité publique.

Mme Bourgon estime que la fonction publique avait tiré de précieuses leçons en matière de gestion financière pendant les années Mulroney, qui ont servi de base à l’examen des programmes par les libéraux, notamment le fait que les coupes généralisées ne fonctionnent pas.

De telles coupures peuvent avoir des effets pervers, note-t-elle, notamment en démoralisant les travailleurs, en diminuant la qualité des services et en érodant la confiance du public.

Mais la principale leçon à retenir est que les grands changements nécessitent un leadership politique et qu’il incombe aux élus de décider du rôle du gouvernement et des programmes qu’il propose.

« Nous avons appris que si l’on veut faire face à un déficit important, on ne peut pas s’en sortir en procédant à 1000 coupes. Il n’y a pas d’autre solution que de faire des choix. C’est une leçon importante », souligne Mme Bourgon.

« Il s’agit donc d’un exercice politique, poursuit-elle. Et il nous a fallu deux mandats et demi, à nous, les fonctionnaires, pour le comprendre. »

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Kathryn May
Kathryn May est journaliste et la boursière Accenture en journalisme sur l'avenir de la fonction publique. Dans les pages d'Options politiques, elle examine les défis complexes auxquels font face les fonctionnaires canadiens. Elle a couvert la fonction publique fédérale pendant 25 ans pour le Ottawa Citizen, Postmedia et iPolitics. Gagnante d'un prix du Concours canadien de journalisme.

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