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Peu importe qui gagnera le 5 novembre prochain, la politique commerciale des États-Unis sera pour l’avenir prévisible définie par un consensus bipartisan en faveur du protectionnisme.
Une présidence Harris apporterait certainement plus de stabilité qu’un retour de Donald Trump, mais une nouvelle administration démocrate ne sera pas commode pour les partenaires commerciaux des États-Unis.
Le Canada et les autres pays qui font affaire avec les États-Unis doivent réagir à cette réalité, préserver les avantages d’un système commercial international fondé sur des règles et encourager les approches coopératives lorsque cela est possible.
En pratique, cela signifie d’être actif sur le terrain en communiquant avec le Congrès, les gouverneurs et les groupes industriels pour expliquer les avantages et les inconvénients de certaines mesures, comme l’ont fait les représentants canadiens lorsque M. Trump a menacé de se retirer de l’ALENA qui a éventuellement été remplacé par l’ACEUM (ou Accord Canada-États-Unis-Mexique).
Une telle stratégie pourrait aider les décideurs politiques américains à mieux réfléchir à leurs actions et à minimiser les dommages imposés à leurs partenaires commerciaux.
Le G7, dont le Canada accueillera la réunion annuelle en 2025, est aussi un forum essentiel au sein duquel les principaux alliés des États-Unis peuvent coordonner leurs approches des problèmes économiques, dégager un consensus plus large sur les mesures à prendre et réduire les risques de frictions commerciales.
Au contraire, si les alliés des États-Unis se laissent séduire par la fausse croyance selon laquelle tout pays entretient une « relation spéciale » avec les États-Unis, ils risquent tous de se retrouver dans une situation encore plus défavorable. Ils pourraient par exemple être contraints d’adopter des positions qu’ils désapprouvent fondamentalement, ce qui fragmenterait les approches en cours de route.
Les États-Unis ont adopté une approche unilatérale sur toute une série de questions, dont certaines ont des conséquences commerciales importantes. Par exemple, la principale législation sur le climat de Joe Biden, l’Inflation Reduction Act, a été largement critiquée pour avoir structuré un crédit d’impôt pour l’achat de véhicules électriques de façon à ce qu’il ne s’applique qu’à des voitures fabriquées en Amérique du Nord. Lorsqu’on lui a demandé comment les autres partenaires commerciaux devaient réagir, la représentante américaine au commerce, Katherine Tai, les a encouragés à mener leurs propres politiques industrielles.
En somme, si les partenaires commerciaux des États-Unis se contentent d’attendre un retour à une politique plus sensée, ils risquent d’attendre longtemps.
À eux seuls, le Canada et les États-Unis s’échangent 3,6 milliards $ de biens chaque jour (ou 2,7 milliards $ US). Les enjeux ne pourraient pas être plus importants. Malheureusement pour le Canada, il est peu probable que les États-Unis s’éloignent de leur protectionnisme actuel. La situation pourrait même empirer.
La réorientation de la politique commerciale américaine a commencé avec la posture « America First » de l’administration Trump. Cependant, les nationalistes économiques sont de plus en plus influents dans les partis républicain et démocrate, qui sont tombés sous le charme de la nostalgie et du soutien au repli économique.
Ce désir de retourner vers un passé romancé où les travailleurs étaient employés dans des usines ne correspond plus à la réalité d’une économie dominée par les services. Il reste que les images de villes industrielles désertées constituent de puissants récits politiques.
À cette transformation idéologique s’ajoute un changement plus vaste : la sécurité économique est devenue le principe organisateur de la politique économique étrangère des États-Unis. Les tarifs douaniers, les contrôles à l’exportation, les sanctions, les investissements stratégiques et le « friendshoring » – ou rapatriement d’industries vers des pays alliés – ont pris le devant de la scène. L’approche commerciale à somme positive, qui prévalait depuis longtemps, a été largement abandonnée, et remplacée par une approche à somme nulle.
Ce changement d’attitude est en grande partie motivé par la perception du déclin des États-Unis et la crainte de la montée en puissance de la Chine.
En 2023, le conseiller à la sécurité nationale des États-Unis, Jake Sullivan, a appelé à un nouveau consensus de Washington, arguant que les fissures dans les fondations de l’ordre économique international de l’après-Seconde Guerre mondiale avaient « laissé tomber de nombreux travailleurs américains ainsi que leurs communautés », et que la concurrence géopolitique et sécuritaire croissante nécessitait une nouvelle approche.
Cette nouvelle approche n’en est qu’à ses débuts, mais elle a pris globalement deux formes qui contribuent à des changements fondamentaux dans le système commercial existant fondé sur des règles, ainsi qu’à une incertitude accrue chez les partenaires commerciaux des États-Unis.
D’une part, les États-Unis sont passés à l’offensive, cherchant à modifier le système commercial mondial pour mieux servir leurs intérêts et contraindre les autres à se rallier à leur approche. Cette démarche a pris la forme de sanctions, de contrôles des exportations, d’application des normes du travail, de dialogues stratégiques et d’un intérêt croissant pour la sélection des investissements à l’étranger.
D’autre part, les États-Unis tentent aussi, d’une manière défensive, de renforcer leur compétitivité économique par le biais d’un engagement international plus sélectif, d’investissements nationaux et de barrières commerciales.
Ce repositionnement a pris la forme de droits de douane, de stratégies de soutien à la résilience et à la réduction des risques, et de politique industrielle. Il a aussi entraîné l’abandon de cadres antérieurs, tels que l’Accord de Partenariat transpacifique global et progressiste, et par l’abdication du leadership américain dans l’élaboration de nouvelles règles pour le commerce numérique.
Ces deux grandes catégories d’actions mettent en évidence la nouvelle approche des États-Unis en matière de commerce et l’impact qu’elle aura sur les efforts visant à renforcer et à approfondir les liens avec nos partenaires commerciaux.
Trois éléments en ressortent.
Premièrement, les États-Unis explorent des options pour organiser l’activité économique internationale au-delà – ou en marge – du système commercial multilatéral.
Le nouveau Cadre économique Indo-Pacifique, qui ne comporte pas de mécanisme d’application et n’offre pas d’accès au marché intérieur, en est un exemple. Les accords sectoriels, tels que l’accord sur les minéraux critiques conclu avec le Japon, rompent également avec la pratique de longue date des États-Unis consistant à conclure des accords commerciaux globaux.
Deuxièmement, la crainte de la montée en puissance de la Chine pousse les États-Unis à l’unilatéralisme et à l’extraterritorialité. Les partenaires commerciaux n’ont souvent d’autre choix que de suivre la politique américaine. Pour le Canada, cela a consisté à adopter des approches qui sapent le système commercial international fondé sur des règles.
La récente décision du gouvernement Trudeau de suivre les États-Unis en imposant des droits de douane de 100 % sur les véhicules électriques chinois en est un exemple. D’autres partenaires commerciaux des États-Unis n’ont eu d’autre choix que de se conformer à une série de contrôles américains à l’exportation sur des technologies essentielles telles que les semi-conducteurs et l’équipement de fabrication de puces informatique.
Les États-Unis ont également utilisé les dispositions de l’ACEUM relatives au travail pour atteindre leurs objectifs. Par exemple, le Mexique a fait l’objet de plus de 20 plaintes contre des établissements qui auraient violé les droits de négociation collective des travailleurs.
Toutefois, l’absence de procédure officielle dans certains cas et un parti pris général en faveur d’une interprétation américaine des normes de l’Organisation internationale du travail ont suscité de vives inquiétudes quant à l’intention et à l’objectif du mécanisme de réaction rapide (MRR) en matière de travail de l’accord.
Les usines mexicaines étant essentielles à la compétitivité du secteur automobile nord-américain, le Canada devrait soutenir la modification des vices de procédure et de l’application asymétrique du MRR dans le cadre de la révision de l’ACEUM, qui débutera l’an prochain.
Troisièmement, les préoccupations nationales concernant le déclin économique des États-Unis stimulent le nationalisme économique et le protectionnisme commercial.
Si la plupart des Américains sont conscients des avantages du libre-échange et des coûts du protectionnisme, des sondages récents montrent qu’ils n’ont pas d’intérêt pour une réduction des barrières commerciales s’ils n’obtiennent pas quelque chose en retour. Ils préfèrent donc « acheter américain » à moins que cela ne leur coûte plus cher – ce qui est probable – et soutiennent les tarifs lorsque leur parti politique les impose.
Ceux qui s’accrochent à l’espoir que les critiques de Kamala Harris envers la proposition faite par Donald Trump de mettre en place un tarif douanier général de 10 à 20 % fassent d’elle une libre-échangiste risquent d’être cruellement déçus, même si elle a déclaré un jour qu’elle n’était « pas une démocrate protectionniste ».
En réalité, l’administration Biden a maintenu la grande majorité des droits de douane imposés par l’administration Trump, principalement aux alliés des États-Unis. Rien n’indique que Mme Harris reviendrait sur cette politique en tant que présidente.
De même, les chances de changement sont minces, voire nulles, si Mme Harris gagne et maintient en poste la représentante américaine au commerce, Katherine Tai, qui a très ouvertement adopté la politique commerciale de M. Trump et admis qu’il y avait peu de différences entre ses positions et celles et de son prédécesseur, Bob Lighthizer.
Il ne fait aucun doute qu’une deuxième administration Trump serait profondément perturbatrice. Ce à quoi le Canada doit s’attendre est clair : une politique commerciale transactionnelle et une renégociation probable de l’ACEUM en raison de l’astucieuse bombe à retardement de M. Lighthizer, qui a inséré une clause d’extinction de six ans dans l’accord.
Si M. Trump redevient président, il encouragera certainement M. Lighthizer à exploiter ses avantages à la fois envers le Canada et le Mexique dans le cadre de la révision de la clause crépusculaire, en adoptant une approche doublement bilatérale.
Par ailleurs, il est peu probable qu’une administration Harris donne la priorité à la politique commerciale, même si un terrain d’entente pourrait être trouvé aux jonctions du commerce et du climat, pour lequel le Canada a joué un rôle de premier plan.
Au bout du compte, s’il est possible que le ou la nouvelle occupante de la Maison-Blanche en 2025 apporte de profonds changements dans de nombreux domaines essentiels de la politique étrangère, il est probable que le statu quo en matière de commerce prévaudra et que les partenaires commerciaux des États-Unis devront s’ajuster en conséquence.
Cet article fait partie d’une série spéciale sur le Commerce à l’ère de l’insécurité mondiale.