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Le gouvernement Mulroney (1984-1993) était un contemporain de l’administration Reagan (1981-1989) aux États-Unis et du gouvernement Thatcher (1979-1990) au Royaume-Uni. Tous trois se sont caractérisés par leur politique économique néolibérale, qui a transformé l’État-providence que leurs prédécesseurs avaient mis des décennies à bâtir.

Ce qu’on a appelé les « reagonomics » et le thatcherisme est défini par une méfiance envers l’économie planifiée, les sociétés d’État et l’aide sociale universelle. Reagan a marqué les esprits avec cette célèbre citation : « Le gouvernement n’est pas la solution à nos problèmes. Le gouvernement EST le problème. »

De façon générale, le néolibéralisme reproche à un État tentaculaire et envahissant de plomber l’économie. Les récessions économiques de 1975 et de 1982 semblaient le confirmer. Reagan et Thatcher défendaient tous deux l’économie du ruissellement : lorsque les entreprises prospèrent, les travailleurs s’enrichissent et toute la société est gagnante.

Brian Mulroney a affiché les mêmes couleurs dès le début de son premier mandat en créant, en 1986, le ministère d’État à la Privatisation et Affaires réglementaires, portefeuille confié à Barbara McDougall. Reprenant le projet de son prédécesseur, l’éphémère premier ministre Joe Clark, Mulroney a entamé le retrait de l’État canadien comme producteur de biens et fournisseur de services. Au moment de l’arrivée au pouvoir des Conservateurs, le gouvernement fédéral possédait 67 sociétés de la Couronne, d’une valeur combinée de 50 milliards de dollars. Neuf sociétés ont été privatisées sous Mulroney, dont Air Canada, Canadair, Canadian Arsenals et Teleglobe (aujourd’hui filiale de la société indienne Tata Communications). La privatisation de Petro-Canada et du Canadien National a été entamée (elle fut complétée par les gouvernements Chrétien et Martin).

Les « bons » et les « mauvais » pauvres

Du troisième gouvernement de William Lyon Mackenzie King (1935-1948) au deuxième gouvernement de Pierre Elliott Trudeau (1980-1984), l’État-providence n’avait pas été remis en question. Au contraire, l’aide sociale, en particulier l’assurance maladie universelle, faisait désormais partie des traits distinguant favorablement le Canada des États-Unis aux yeux des Canadiens. Il s’agit encore aujourd’hui d’un des fondements de l’identité canadienne.

Rappelons quelques grandes étapes de la construction de l’État-providence canadien : la Loi de l’assurance-chômage en 1940, le programme d’allocations familiales en 1944, le régime universel des pensions de vieillesse en 1952, la Loi sur l’assurance-hospitalisation en 1957, le Régime de pensions du Canada et le Supplément de revenu garanti en 1965, puis la Loi sur les soins médicaux en 1966.

Les années 1970 ne voient pas naître d’autres initiatives majeures, mais les programmes sont réformés afin de rejoindre toujours davantage de Canadiens et de s’assurer de répondre aux besoins essentiels de la population.

Un des objectifs du gouvernement Mulroney était d’améliorer les relations tendues entre le Canada et les États-Unis qui avaient marqué l’ère Trudeau. L’Accord de libre-échange nord-américain (ALENA) de 1987 exigeait un semblant d’uniformité économique. La concurrence entre les entreprises des deux pays aurait été faussée si les entreprises canadiennes pouvaient se permettre d’offrir des salaires moindres grâce à l’existence de programmes sociaux qui auraient compensé le revenu des Canadiens. Aligner complètement le Canada sur les États-Unis en affaiblissant l’État-providence au niveau américain n’aurait pas été rentable pour le Parti conservateur du Canada, mais le gouvernement Mulroney a mis fin à l’universalité des programmes d’aide sociale, ce qui a estompé les différences entre les deux pays.

Comme la plupart de ses contemporains conservateurs, Mulroney a présenté l’échec de l’État-providence à éliminer la pauvreté comme la preuve de la nécessité de réformes fondamentales. On trace une ligne séparant les « bons pauvres », ceux qui ont un réel besoin d’assistance de l’État, et les « mauvais pauvres », ceux qui profitent du système. Le problème n’est pas que les programmes sociaux manquent d’argent, mais que les paresseux et les escrocs absorbent une partie des ressources.

« Un président de banque qui reçoit 500 000 $ par année a-t-il besoin de recevoir des allocations familiales ? » avait demandé Mulroney lors d’une assemblée publique à Vancouver, en 1984. L’exemple est extrême, mais le message est clair : des Canadiens reçoivent une assistance sociale de l’État sans en avoir besoin.

Depuis 1944, les familles canadiennes recevaient toutes la même allocation familiale, indépendamment de leur situation financière. À partir de 1989, certaines familles ont dû rembourser leurs allocations familiales, en fonction de leur revenu. En 1993, le gouvernement conservateur a définitivement aboli les allocations familiales universelles pour les remplacer par la Prestation fiscale pour enfants, un programme sélectif dont bénéficient uniquement les ménages à faible revenu. Ce nouveau programme avait été présenté à l’époque comme un incitatif pour les femmes à rester à la maison.

Officiellement dans le but de réduire le déficit, d’autres programmes ont subi une cure d’amincissement. Les règles d’admissibilité au programme d’assurance-emploi ont été renforcées afin de servir moins de travailleurs ; le taux de prestations a été diminué et des semaines de prestations ont été amputées. Les paiements de la sécurité de la vieillesse ont été réduits en fonction du revenu. La participation fédérale aux programmes provinciaux d’aide sociale a été revue à la baisse. Les prestations universelles ont été remplacées par des crédits d’impôt.

Leurs principaux bénéficiaires n’étaient pas les familles à faible revenu. Le système d’impôts canadien est devenu de plus en plus complexe et seule une minorité de personnes sont en mesure de bénéficier de tous les avantages fiscaux auxquels elles ont droit.

L’objectif officiel du gouvernement était de toujours accorder davantage d’aide aux personnes vraiment nécessiteuses en coupant l’assistance aux personnes qui n’étaient pas dans le besoin. On souhaitait également d’éviter que l’aide financière de l’État ne décourage les bénéficiaires de travailler. « L’assurance-chômage n’a pas été conçue pour devenir un système de soutien et de supplément du revenu », peut-on lire dans le rapport de la Commission d’enquête sur l’assurance-chômage déposé en 1986.

Un démantèlement discret et plus modeste

Selon la journaliste Linda McQuaig, Mulroney était un disciple discret de Reagan et Thatcher. Tandis que les gouvernements américain et britannique ont démantelé en grande pompe l’État-providence au nom de l’économie, Mulroney s’y est attaqué discrètement, toujours en assurant que les réformes visaient une lutte plus efficace contre la pauvreté.

En revanche, au niveau de la privatisation, le gouvernement était si certain de ramer dans le sens de l’opinion publique que le discours officiel a exagéré l’ampleur du mouvement. Non seulement le gouvernement a privatisé moins d’entreprises que ce qui avait été officiellement annoncé, mais de nouvelles sociétés d’État ont été créées sous les conservateurs de Mulroney, en toute discrétion encore une fois.

Les années Mulroney n’étaient que le commencement du déclin de l’État-providence canadien. Les libéraux Jean Chrétien et Paul Martin ont mis fin au Régime d’assistance publique du Canada et réformé le programme d’assurance-emploi pour le rendre encore plus restrictif. Entre 1993 et 2002, la proportion de chômeurs admissibles à l’assurance-emploi est passée de 57 % à 38 %. Le gouvernement conservateur de Stephen Harper a augmenté à 67 ans l’âge minimum pour avoir droit à la sécurité de la vieillesse (mesure annulée depuis par le gouvernement Trudeau).

En transformant les programmes universels en programme sélectifs, le gouvernement Mulroney a changé l’esprit de l’État-providence canadien. Libéraux et conservateurs se sont mis à la recherche du minimum absolu. Il fallait diminuer l’aide financière accordée par l’État au maximum sans toutefois placer ne serait-ce qu’un Canadien sous le seuil de la pauvreté. Sauver les nécessiteux sans risquer de diminuer le bassin de travailleurs et en évitant les dépenses inutiles. Les politiques de Mulroney ont certes été moins radicales que celles de Thatcher ou de Reagan, mais elles ont ouvert une porte dont allaient profiter les prochains gouvernements.

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Alexandre Dumas
Alexandre Dumas détient un doctorat en histoire de l’Université McGill. Son livre L’Église et la politique de Taschereau à Duplessis (MQUP, 2019) a été finaliste au prix du livre politique de l’Assemblée nationale du Québec. Il est chargé de cours dans le réseau des Universités du Québec.

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