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Le gouvernement fédéral passe à l’action pour tenir sa promesse d’éliminer les dernières barrières au commerce interprovincial sous sa compétence d’ici le 1er juillet. Le gouvernement de Mark Carney a poussé à vitesse grand V le projet de loi C-5, un élément central de cet effort, à travers le processus législatif. Cette initiative fait partie d’un projet plus large visant à réaliser « l’unité de l’économie canadienne », comme le dit Ottawa, c’est-à-dire parvenir à plus d’homogénéité économique.
Ces signes sont prometteurs, compte tenu du potentiel économique. Mais il est important de reconnaître que la plupart des barrières au commerce intérieur relèvent des provinces. Des exigences et des règlements différents entre celles-ci créent des frictions pour la vente de produits et de services, ainsi que pour la mobilité de la main-d’œuvre. En fin de compte, ce sont les actions des gouvernements provinciaux qui détermineront dans quelle mesure le marché intérieur canadien sera libéralisé.
Certaines provinces comme la Nouvelle-Écosse et le Québec ont profité de cet élan en présentant des projets de loi visant à éliminer certaines barrières. D’autres, comme l’Ontario, ont signé des protocoles d’ententes bilatérales avec d’autres provinces, suivant l’idée que ce qui est acceptable dans une province devrait l’être dans une autre.
Il est bon de se rappeler que plusieurs des barrières en voie d’être démontées aujourd’hui avaient été mises en place dans le cadre de l’Accord de libre-échange canadien (ALEC), entré en vigueur le 1er juillet 2017. L’ALEC permet encore une grande marge de manœuvre aux provinces pour protéger leurs industries locales et prévoir des exceptions. Jusqu’à tout récemment, le protectionnisme provincial était souvent perçu comme politiquement avantageux. C’était une façon pour les premiers ministres de montrer qu’ils défendaient les entreprises et les emplois locaux.
Et même si le contexte actuel – marqué par les droits de douane américains, l’incertitude géopolitique et un regain d’intérêt pour la résilience économique – semble rendre le public plus réceptif à la libéralisation du commerce intérieur, il serait erroné de croire que ce soutien est profond et durable.
Les Canadiens n’ont pas vraiment changé d’opinion depuis 2019
Malgré les récents efforts pour faire tomber les barrière, les nouvelles données du sondage sur la Confédération de demain indiquent que les attitudes du public à l’égard d’un aspect clé du commerce intérieur sont remarquablement stables : à propos du droit des gouvernements provinciaux et territoriaux de favoriser les entreprises locales en empêchant celles d’autres provinces de vendre leurs produits, les réponses en 2025 sont presque identiques à celles de 2019. Une part importante de la population canadienne considère toujours que le favoritisme local est acceptable, ou reste à tout le moins ambivalente selon le produit ou le secteur.
Vingt-deux pour cent des Canadiens affirment que leur gouvernement provincial devrait pouvoir empêcher les entreprises d’autres provinces de faire affaire localement, ce qui est presque identique aux 23 % de 2019. La réponse la plus fréquente, « Ça dépend », peut sembler évasive, mais ce n’est certainement pas un appui fort au libre-échange interprovincial. Moins d’un Canadien sur quatre – tant en 2019 qu’en 2025 – s’oppose fermement à ce que les provinces bloquent l’arrivée des biens d’ailleurs au pays.
Des opinions divergentes entre les provinces
Sous plusieurs angles, le Québec est la province comptant le plus de barrières commerciales et l’opinion publique la plus protectionniste. Trente-sept pour cent des Québécois disent que leur gouvernement provincial devrait pouvoir empêcher les entreprises d’autres provinces de commercer chez eux, contre seulement 14 % qui disent que Québec ne devrait pas avoir ce droit.
Cette même tendance, qui montre davantage de gens en faveur des barrières que contre, se retrouve dans toutes les provinces sauf trois : la Colombie-Britannique, l’Alberta et la Nouvelle-Écosse. Ce sont aussi les deux premières provinces où l’on trouve la plus forte proportion de personnes estimant que le gouvernement ne devrait pas faire obstacle aux entreprises d’ailleurs.
Une opinion malléable en matière de commerce
L’opinion publique en matière de commerce intérieur est très sensible à la façon dont la question est présentée. Si on l’aborde comme un moyen de réduire les coûts pour les consommateurs et de favoriser la croissance économique nationale, le soutien augmente. Si on la présente comme une façon de protéger les entreprises et les emplois locaux, il diminue.
Par exemple, des recherches sur la gestion de l’offre – un obstacle au libre-échange – montrent que le soutien à cette politique augmente lorsqu’on la présente comme un moyen de protéger les agriculteurs et diminue lorsqu’on insiste sur son coût pour les consommateurs.
En ce moment, les Canadiens sont enclins à percevoir le commerce intérieur comme un levier pour réduire la dépendance envers les États-Unis et renforcer l’économie canadienne. Mais cette interprétation ne durera pas, surtout quand les chefs de partis et leurs candidats cherchent à gagner les votes des régions durant des élections.
Une des raisons d’être des accords de libre-échange contraignants – comme ceux qui ont longtemps régi les échanges entre le Canada et les États-Unis – est justement de protéger les pays contre les élans protectionnistes des électeurs et des législateurs. Or, les accords internes au Canada ne sont pas aussi contraignants.
Avec seulement un Canadien sur quatre fermement opposé aux barrières interprovinciales, il y a fort à parier que les engagements d’aujourd’hui s’effriteront avant longtemps.
Les leçons des années 1980
Deux leçons tirées des débats sur le libre-échange dans les années 1980 méritent d’être rappelées.
D’abord, les économistes qui prônaient le libre-échange avec les États-Unis reconnaissaient généralement qu’il y aurait des contrecoups à court terme : certains secteurs canadiens ne survivraient pas à la concurrence américaine. Beaucoup d’économistes y voyaient une manifestation de la théorie des avantages comparatifs et n’y voyaient pas de mal.
Aujourd’hui, rien n’indique que les premiers ministres provinciaux soient prêts à discuter franchement de ces éventuelles pertes à court terme avec les électeurs.
Ensuite, bien que le gouvernement sortant ait remporté l’élection de 1988 sur le libre-échange, la majorité des Canadiens y étaient opposés. L’opinion publique n’est pas naturellement favorable au libre-échange.
Des garde-fous pour éviter les reculs
C’est pourquoi les provinces et le gouvernement fédéral devraient réfléchir sérieusement à des réformes institutionnelles. Sans mécanismes pour assurer des progrès durables, la libéralisation peut s’arrêter aussi rapidement qu’elle a commencé.
Certains ont déjà proposé des pistes qui reçoivent peu d’attention des gouvernements dans le climat actuel favorable aux gestes rapides.
La structure de gouvernance de l’ALEC représente un axe potentiel pour assurer le maintien des acquis. Renforcer les mécanismes de règlement des différends, accroître la transparence sur les exemptions et resserrer les critères justifiant les barrières pourraient aider les provinces à résister au protectionnisme.
Le gouvernement fédéral pourrait aussi offrir des incitatifs financiers pour encourager la libéralisation : en récompensant les provinces qui mettent en place la reconnaissance mutuelle des compétences ou qui simplifient leurs processus réglementaires. Les transferts fédéraux pourraient être liés à des indicateurs précis, comme c’est le cas pour les ententes sur la santé ou les infrastructures.
La combinaison de ces mesures pourrait servir de garde-fous assurant que les progrès réalisés ne soient pas perdus au gré des pressions politiques ou économiques. Il ne faut pas tenir la libéralisation du commerce intérieur pour acquise. Il s’agit d’un enjeu de gouvernance qui exige des solutions durables.