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Au lendemain de la victoire électorale du premier ministre libéral Mark Carney, en avril, la première ministre de l’Alberta, Danielle Smith, déposait le projet de loi 54, la Loi modifiant les lois électorales, qui abaisse les seuils de signatures nécessaires pour organiser un référendum provincial sur la souveraineté.
Bien que le gouvernement du Parti conservateur uni (PCU) présente cette législation comme une mesure de « renouveau démocratique », elle accélère en réalité un mouvement séparatiste albertain déjà en ébullition.
Le projet de loi 54 est devenu loi le 15 mai. Il constitue le changement le plus important dans le processus référendaire de l’histoire de l’Alberta. Il réduit considérablement le seuil nécessaire pour qu’un référendum soit déclenché à l’initiative des citoyens, passant de 20 % de l’ensemble des électeurs admissibles à seulement 10 % des votes exprimés lors de la dernière élection.
Cela rend les référendums environ 70 % plus faciles à déclencher, puisqu’il ne faut plus qu’environ 177 000 signatures, soit près de 3,5 % de la population de l’Alberta, au lieu des 600 000 requises auparavant. La période allouée pour recueillir ces signatures est aussi prolongée, passant de 90 à 120 jours.
Ces changements ont galvanisé les mouvements séparatistes de la province.
Dennis Modry, co-chef de l’Alberta Prosperity Project, a déclaré à CBC que son organisation se préparait à lancer une collecte de signatures dès cet été, même s’il avait auparavant reconnu qu’ « à bien des égards, nous ne voulions pas que la loi change, car nous pensions que l’obstacle des 600 000 signatures nous rapprocherait aussi de la majorité requise lors du référendum. »
Cameron Davies, chef du Parti républicain de l’Alberta, a affirmé, après l’élection de Carney : « Aujourd’hui marque la naissance de nombreux nouveaux séparatistes en Alberta » et a positionné son parti comme « le principal mouvement en faveur d’un référendum contraignant sur l’indépendance ».
Bien que Danielle Smith maintienne qu’elle croit à une « souveraineté de l’Alberta au sein d’un Canada uni », les actions de son gouvernement semblent indiquer une tout autre intention.
Rob Smith, président du PCU, a explicitement indiqué à des partisans de la séparation que les réformes électorales de la première ministre servaient leur cause. Lorsqu’on lui a demandé si un chemin vers l’indépendance, voire vers un statut de 51e État américain, existait, il a répondu : « Lisez attentivement son annonce… c’est dedans. »
Droits issus des traités et opposition autochtone
L’un des obstacles constitutionnels les plus redoutables à la séparation de l’Alberta provient des chefs autochtones, qui se sont unis pour s’opposer farouchement au projet de loi 54.
La Confédération des Premières Nations signataires du Traité 6, qui regroupe 16 Premières Nations de l’Alberta, a publié une déclaration condamnant l’initiative référendaire comme étant irresponsable et une « violation directe de la relation issue des traités ».
Les chefs des territoires visés par les traités 6, 7 et 8 ont rappelé avec fermeté à la province que ces accords ont été signés avant l’entrée de l’Alberta dans la Confédération, en 1905, et qu’ils l’ont été entre les Premières Nations et la Couronne (c’est-à-dire le Canada), et non avec le gouvernement provincial.
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Le chef Troy Knowlton de la Nation Piikani a été particulièrement clair, affirmant : « Nous sommes en territoire issu de traités. Parler de séparation, c’est de la folie pure, car il n’existe aucun chemin vers la séparation. »
Lors d’une récente conférence de presse, le chef Billy Joe Tuccaro de la Première Nation crie Mikisew a déclaré : « Vous ne ferez rien sans l’approbation des peuples issus des traités… Projet de loi 54, voici ce que nous pensons de vous », a-t-il ajouté en lançant une copie de la loi sur le sol. « Vous êtes des ordures, tout comme ça. »
Le chef Sheldon Sunshine de la Nation crie de Sturgeon Lake et le chef Tuccaro ont envoyé à la première ministre une lettre de cessation et d’abstention, l’accusant de « tenter de fabriquer une crise d’unité nationale » et concluant avec une suggestion mordante : toute personne mécontente de vivre sur des terres issues de traités « est libre de faire une demande de citoyenneté ailleurs ».
L’approche politique du PCU
Le moment choisi pour présenter le projet de loi 54 semble avoir été soigneusement calculé, puisqu’il coïncide avec la prise de conscience des Albertains qu’un quatrième gouvernement libéral consécutif est en poste à Ottawa. Un sondage Angus Reid mené en avril a révélé qu’environ 30 % seulement des Albertains appuyaient la séparation, malgré la victoire libérale.
Bien qu’il s’agisse d’une position minoritaire, elle représente un bloc important que le PCU ne peut se permettre d’ignorer.
Danielle Smith marche sur une ligne politique très fine. En n’endossant pas directement la séparation, tout en créant des mécanismes qui la rendent plus facile à obtenir, elle peut séduire à la fois les conservateurs modérés et les éléments plus radicaux de son parti, tout en maintenant une certaine crédibilité.
Le mouvement séparatiste albertain invite inévitablement la comparaison avec celui du Québec, qui a mené à des référendums en 1980 et 1995 — ce dernier ayant failli obtenir la majorité simple.
Par la suite, le gouvernement fédéral a adopté la Loi sur la clarté, qui stipule qu’une « majorité claire » est nécessaire avant qu’il envisage de négocier la sécession d’une province — sans toutefois préciser ce qu’est une majorité claire.
Le projet de loi 54 modifie le cadre référendaire instauré en 2021, en abaissant considérablement les seuils et en prolongeant la durée de collecte des signatures.
Le PCU a, en somme, bâti une menace de séparation qui peut être activée à tout moment, par le gouvernement provincial ou par 177 000 signataires.
L’avenir du séparatisme en Alberta
Danielle Smith s’est engagée à inscrire la question sur le bulletin du référendum provincial de 2026 si les partisans de la séparation parviennent à recueillir suffisamment de signatures — tâche désormais grandement facilitée par le projet de loi 54.
Une chose est claire : cette législation a profondément modifié le paysage politique de l’Alberta.
En abaissant les seuils référendaires et en introduisant des réformes électorales qui favorisent les intérêts conservateurs, le PCU a créé un climat propice à l’émergence d’un mouvement séparatiste plus structuré et potentiellement viable.
Ces réformes incluent notamment le rétablissement des dons politiques d’entreprises (historiquement favorables aux partis conservateurs) et l’élimination de la procédure de répondant électoral, qui facilitait l’accès au vote pour les communautés marginalisées.
Toutefois, d’importants obstacles subsistent. Entre l’opposition unie des Premières Nations, les défis constitutionnels, et le fait qu’environ 70 % des Albertains demeurent opposés à la séparation, l’indépendance reste une perspective lointaine.
L’issue la plus probable pourrait être que la menace de séparation devienne l’ultime levier de négociation de l’Alberta avec Ottawa sur les politiques énergétiques, la réglementation climatique et l’autonomie provinciale.
La question est désormais de savoir si l’approche soigneusement calibrée de Danielle Smith — « la souveraineté dans un Canada uni » — suffira à calmer les aspirations séparatistes les plus radicales, ou si le projet de loi 54 a ouvert une brèche constitutionnelle que même le PCU ne pourra refermer.