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Dans son Portrait du colonisé publié en 1957, le Tunisien Albert Memmi observait que les élites d’une société colonisée se repliaient souvent sur les « valeurs refuges » que les véritables ayant droit, les colonisateurs, leur laissaient en partage. Ce champ d’action « régressif » touche notamment les traditions, la famille et la religion.

Les équilibres démographiques, politiques et économiques ont si bien changé depuis les années soixante que seuls les amoureux d’histoire militaire — celle du 13 septembre 1759, pour prendre une date au hasard — n’ayant pas ouvert un journal depuis la proclamation de l’Acte d’Union pourraient encore voir des parallèles entre la défunte Afrique française du Nord et le Québec d’aujourd’hui.

À cet égard, on ira plutôt aujourd’hui lire Bande de colons, un récent ouvrage d’Alain Deneault montrant combien une troisième figure, une sorte d’exécutant entre le colonisé et le colonisateur, manquait pour mieux décoder l’histoire du Québec.

Mais là où Memmi peut encore nous aider, c’est en nous montrant à quel point les obsessions du premier ministre François Legault sont banales et prévisibles chez qui se croit la proie d’un « Autre », d’une sorte d’ennemi de l’intérieur. Même quand cet Autre (qu’il soit immigrant ou allophone) est celui sur lequel nous avons pourtant tous les pouvoirs, il finit par n’être rien de plus que le colonisateur en devenir.

La guerre culturelle de la CAQ

La CAQ avance depuis quelque temps les sujets qu’elle entend être ceux de la campagne électorale d’octobre : les traditions, la famille, la religion. Tous ces grands sujets sont commodément ramenés sous le chapeau de l’immigration, de la laïcité et des « valeurs québécoises ». M. Legault et son équipe ont certainement fait le calcul qu’il leur est avantageux de mener le débat politique sur fond de guerre culturelle, réelle ou fabulée.

Lors d’une récente conférence de presse, le chef de Québec solidaire Gabriel Nadeau-Dubois reprochait à M. Legault de n’avoir aucun projet de société à présenter aux Québécois. Plutôt que de s’attaquer à la pire montée de l’inflation des dernières décennies, le premier ministre s’en prenait aux 14 000 personnes arrivant au Québec par le programme de regroupement familial, parce qu’elles représenteraient une menace existentielle pour la nation.

Le premier ministre apparait de moins en moins comme un converti au fédéralisme, et de plus en plus comme un souverainiste déçu qui a fait le choix de poser en porte-drapeau de certains perdants revanchards.

À vrai dire, du temps où il était député du Parti québécois, M. Legault en a déjà eu un, un projet de société. Mais, amer de ne l’avoir pas vu se réaliser, il se replie aujourd’hui dans les valeurs refuges de Memmi, comme si le Québec de 2022 était la Tunisie de 1957. Ou le Québec de 1759…

Rien de bon ne peut venir des politiciens aigris. Un péquiste défroqué comme M. Legault devrait pourtant avoir enfin résolu l’impasse qui a tracassé le PQ pendant des décennies : être un bon gouvernement dans le cadre fédéral ou réaliser l’indépendance.

Profiter des coudées franches pour affronter les grands enjeux

Fort de sa majorité, on aurait pu s’attendre à ce que le premier ministre passe son premier mandat à tirer profit du contexte constitutionnel et fiscal actuel et qu’il assure « le développement et la prospérité de la nation québécoise à l’intérieur du Canada », comme le promet le premier article du programme de la CAQ.

M. Legault a effectivement les coudées franches pour gouverner. Pour se lancer dans des projets profitant aux citoyens, régler des problèmes intergénérationnels, s’attaquer aux failles de nos services publics (saluons toutefois les pas dans la bonne direction en matière de transparence dans le réseau de la santé), affronter les grands enjeux de notre époque.

Pour se pencher avec un flegme comptable, sans idéologie ni messianisme, sur les besoins des Québécois (dans les écoles, à la caisse du supermarché, au milieu d’un ilot de chaleur, dans les bouchons de circulation, devant un milieu humide bétonné, au fond d’un site minier laissé à l’abandon, chez le notaire en train de finaliser la surenchère d’une propriété ou sur Kijiji à temps plein pour en louer une après rénoviction).

Venant d’un ancien homme d’affaires que l’urgence sanitaire a réhabitué à gouverner par décret, d’un politicien qui se voit volontiers comme un « gouvernant », on serait en droit de s’attendre à du concret. Malheureusement, il n’en est rien.

Tradition, famille, religion

M. Legault ne semble visiblement pas convaincu qu’il a les moyens d’agir. Est-ce son indépendantisme irréformable ? Comment expliquer autrement de le voir obséder sur des ennemis de l’intérieur ? Il faut croire qu’il ne se voit finalement comme rien de plus que le premier parmi les colonisés. Ce n’est donc pas étonnant de le voir se replier sur les vieilles valeurs.

L’ancien ministre de Pauline Marois, Bernard Drainville, le voit aussi bien que nous, lui qui aura certainement une copie de sa charte des valeurs dans sa serviette à son premier jour de caucus, lorsqu’il sera élu sous la bannière de la CAQ en octobre.

À vrai dire, il est faux de prétendre que M. Legault n’a pas aujourd’hui de projet de société à présenter aux Québécois. Son projet concerne précisément les traditions, la famille et la religion, chasses gardées d’une élite colonisée.

Préserver, par exemple, la tradition bien québécoise de laisser chaque immeuble patrimonial prendre si bien l’eau (que ce soit un manoir seigneurial ou une constellation de CLSC) qu’on ne pourra nous reprocher d’y envoyer le boulet du démolisseur ou le couperet du réformateur. Ou, encore, laisser la maison d’enfance d’un de ses illustres prédécesseurs devenir un taudis.

Permettre aux familles de ne pas céder à la « mode » de la densification, mais de compter sur toujours plus d’étalement urbain et de « bitubes » y conduisant, au grand bonheur de ces spéculateurs et promoteurs immobiliers pour qui le droit au logement n’est qu’une occasion d’affaires.

Mettre en échec les minorités religieuses en établissant la laïcité dans un État déjà laïque, de peur que la grande soutane de la théocratie ne revienne voiler le Québec, même si cette menace est plus imaginaire que réelle.

On pourrait continuer. La liste est aussi longue que désolante.

Un somnambulisme lucide

Si le premier ministre croit qu’il est impossible d’agir avec détermination dans le cadre fédéral canadien ailleurs que dans des domaines de la sphère privée, autrement qu’en importunant les plus vulnérables de notre société, qu’il le dise. La souveraineté est une idée politique comme les autres. Des arguments raisonnables peuvent l’attaquer comme la défendre.

Sinon, qu’il se comporte en véritable chef d’État et qu’il s’attaque aux problèmes dont les conséquences seront incalculables dans quelques années à peine : changements climatiques, hausse du coût de la vie, inabordabilité du logement, impasse du tout-à-l’auto à l’heure de la décarbonation, effondrement anticipé du système de santé sous le poids des coupes passées et du vieillissement de la population, évasion fiscale, mode de scrutin dysfonctionnel, infrastructures vieillissantes et laissées à l’abandon, etc.

Un certain premier ministre, par ailleurs ancien péquiste, se revendiquait comme « lucide ». En regard de la catastrophe appréhendée qui sera une grande partie de l’héritage de la génération de M. Legault, on peut au moins se consoler en pensant au nombre de « lucides » que l’avenir enfantera à coup sûr.

Cette génération saura sans doute trouver des tribuns qui se voient comme plus que l’élite des colonisés, qui seront les meneurs d’une transition écologique et d’un réinvestissement majeur dans le filet social et la santé d’une vie démocratique.

Mais tout indique que les quatre prochaines années seront marquées par un somnambulisme centré sur les traditions, la famille et la religion, valeurs refuges d’une génération qui a vu son rêve échouer à deux reprises.

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Étienne Tremblay
Étienne Tremblay est coordonnateur à l’édition de l’IRPP. Il est titulaire d’un baccalauréat et d’une maîtrise en littérature comparée de l’Université de Montréal.

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