(Cet article a été traduit de l’anglais.)
Même en pleine pandémie, les stratégies électorales vont bon train. En ce moment même, les courses à la direction du Parti conservateur et du Parti vert font l’objet d’une intense activité organisationnelle, la Saskatchewan prépare son scrutin d’octobre et le report des élections partielles au Nouveau-Brunswick met à l’épreuve la patience de leurs candidats.
En campagne électorale, les citoyens suivent surtout les candidats les plus en vue, les médias privilégient la course des meneurs et, dès le dévoilement des résultats, les vainqueurs sont portés aux nues tandis que les perdants battent en retraite et que chacun songe déjà au prochain scrutin. Les Canadiens sont peu nombreux à savoir ce qui se trame au-delà des manchettes et à connaître ceux qui s’affairent dans l’ombre. Sauf pour les initiés, le mécanisme d’une campagne peut sembler très mystérieux. Or, pour comprendre le processus politique, les citoyens doivent être mieux informés de ce qui se passe en coulisse.
Nous demandons aux journalistes de décrire les faits et aux organisateurs politiques d’énoncer les enjeux. Mais le problème réside ici dans la tendance des médias à dramatiser ces faits et dans la volonté des partis de scénariser minutieusement leurs activités pour faire passer leur message. Quant aux travailleurs de campagne, la plupart refusent évidemment de révéler leurs tactiques ou stratégies. Et les rares politiciens ou intervenants qui s’y risquent ― des années plus tard ― en font sans doute une description à sens unique. Exceptionnellement, certains nous régalent sans plus attendre de franches révélations, comme le fait dans Options politiques le « chef de wagon » de la campagne 2019 du Parti libéral, ou l’ancien stratège conservateur Tom Flanagan dans son livre Harper’s Team.
Supposons que vous êtes inscrit au programme d’études supérieures en gestion politique de l’Université Carleton et que vous faites une recherche sur les travailleurs d’une campagne électorale. Eh bien, vous constaterez qu’il n’existe aucune documentation sur la question pour les étudiants et qu’il n’y a ni de chercheurs ou d’experts à consulter.
Sauf, désormais, un ouvrage combinant rigueur universitaire et observation de terrain, qui s’ajoute aux rares récits d’initiés des campagnes canadiennes. S’articulant autour des élections fédérales de 2019, Inside the Campaign: Managing Elections in Canada fait appel à des chercheurs et des intervenants pour examiner le huis clos d’une campagne, ses différents chapitres décrivant le rôle de ses différents acteurs : stratèges, fonctionnaires, journalistes, sondeurs et candidats. Toute élection consiste à déterminer qui exercera le pouvoir et représentera les citoyens, et l’ouvrage analyse le travail et les méthodes de ceux qui tentent d’orienter ces choix. En décryptant le mode de gestion d’une élection, il permet de mesurer les efforts nécessaires à la coordination d’une campagne, mais aussi d’éluder les manipulations médiatiques et de récuser le mythe hollywoodien de l’organisateur politique omniscient.
Le contexte de la campagne de 2019 a ceci d’intéressant que le contrôle des messages des années Harper était devenu monnaie courante, mais que le champ de bataille s’était transformé depuis et déplacé vers les communications numériques. Sans oublier quelques coups de théâtre, notamment la controverse du « blackface » de Justin Trudeau.
La campagne a donné lieu à deux affrontements parallèles. Le premier opposait libéraux et conservateurs rivalisant pour le pouvoir, le second mettait aux prises tous les autres partis, déterminés à faire élire le minimum de 12 députés donnant droit au statut de parti officiel. Les résultats ont confirmé l’importance clé des campagnes. Légitimement, les analyses qui ont suivi ont surtout porté sur la réélection d’un gouvernement libéral, même minoritaire, tandis qu’Andrew Scheer était blâmé pour cette occasion ratée de détrôner Justin Trudeau. De fait, qui aurait prédit que les conservateurs accompliraient l’exploit inusité de remporter le vote populaire sans accéder au pouvoir, ou que le Bloc québécois renaîtrait de ses cendres ?
À l’évidence, nombre d’électeurs peu inspirés par Scheer et Trudeau se sont tournés vers le Bloc québécois d’Yves-François Blanchet ou le Nouveau Parti démocratique de Jagmeet Singh. Et malgré leur percée électorale, les verts n’ont pas su exploiter l’inquiétude de la population face aux changements climatiques. On se souviendra aussi de 2019 pour la participation au scrutin du Parti populaire du Canada, dont le chef Maxime Bernier a mordu la poussière.
Nous croyons qu’au-delà des grands titres, de nombreux Canadiens qui suivent l’actualité politique s’intéressent aussi aux rouages d’une campagne pour mieux connaître les organisateurs, stratèges, experts et planificateurs qui voient à ses moindres détails dans un environnement sous haute pression. Bien sûr, nos campagnes sont loin d’approcher l’ampleur des événements richement financés de nos voisins du Sud. Nos budgets étant plus restreints et nos médias moins tapageurs, le travail des consultants américains payés à prix d’or est effectué au Canada par les employés et bénévoles des partis, pour qui une campagne relève souvent du baptême du feu.
On trouvera plus de similitudes entre la vie politique des deux pays dans les semaines précédant une élection. À l’approche d’une campagne, les politiciens et l’effectif des partis exploitent ainsi chaque occasion d’engranger des gains politiques, redoublant d’efforts pour dominer l’actualité, collecter plus de fonds que leurs rivaux, recruter des candidats, fignoler leur programme et dénigrer leurs adversaires. Au Canada, le parti au pouvoir sort de son enveloppe budgétaire d’irrésistibles cadeaux, et ses ministres font valoir leurs initiatives de dépenses. Pour la première fois en 2019, un plafond de dépenses s’appliquait déjà à tous les acteurs politiques durant la période préélectorale du 30 juin au 11 septembre, date où Justin Trudeau a lancé la campagne. Et avec les élections à date fixe, les médias, les sondeurs et les groupes militants savent aussi à quoi s’en tenir.
Si les partis sont le moteur de la course, ils sont loin d’être seuls à préparer activement les élections. Car notre vie politique s’apparente à une campagne électorale permanente. Les maisons de sondage, salles de rédaction et groupes d’intérêt multiplient les exercices de planification stratégique, combinant études de marché et analytique de données pour comprendre, contextualiser et prédire le comportement des partis et des électeurs. La fonction publique et les organismes gouvernementaux ne sont pas en reste et se préparent des mois à l’avance. Un personnel politique trié sur le volet est désigné pour maintenir le gouvernement pendant la campagne, et les administrateurs électoraux mobilisent leurs vastes ressources pour assurer l’accessibilité et l’intégrité du processus électoral.
Seuls de rares acteurs de campagne possèdent la mémoire et la stabilité institutionnelles d’Élections Canada. En 2019, par exemple, la nouvelle Commission des débats des chefs a essuyé plusieurs critiques déplorant l’encombrement de la scène et le format du débat en anglais, et l’on s’est moqué de tous les partis pour leur filtrage inadéquat des candidats. Les travailleurs de campagne n’ont ainsi aucune marge d’erreur, leurs moindres gestes étant scrutés à la loupe par des observateurs friands d’impairs ou de controverses.
Le numérique étant désormais la force motrice des campagnes, il est devenu indispensable d’approfondir la recherche sur la question. Les partis priorisent maintenant des stratégies numériques intégrant publicité, appels aux électeurs, collectes de fonds et organisation de terrain. Ils testent plusieurs versions d’annonces selon leurs publics cibles. Ils entrecroisent données et plateformes ― exploitant au passage d’utiles ressources comme les influenceurs des réseaux sociaux ― pour élaborer leurs programmes, collecter des fonds et mobiliser leurs appuis le jour du scrutin.
Mais il est très difficile de documenter ces stratégies, car personne ne veut révéler sur quelles idées reposent ces innovantes techniques de campagne. Et le peu que nous en savons est enfoui dans quelques reportages sur les prouesses numériques et analytiques accomplies par les libéraux lors de la campagne de 2015. Même sans s’attarder aux mégadonnées, Inside the Campaign montre cependant que tous les aspects d’une campagne dépendent aujourd’hui du numérique. C’est pourquoi chercheurs et spécialistes s’intéressent de plus en plus à la question. C’est aussi pourquoi les risques de désinformation, la confidentialité des données et la cybersécurité domineront les préparatifs des prochaines campagnes. Mais nos organisateurs politiques voudront-ils dévoiler leurs secrets numériques ?
Il faudra un patient travail de recherche pour déterminer comment nos partis politiques gèrent cette nouvelle dynamique des campagnes. Entre-temps, Inside the Campaign confirme que leurs acteurs peuvent donner un excellent aperçu de leur mécanisme, et qu’on peut établir une fructueuse collaboration entre chercheurs et stratèges de campagne. Chaque élection est une période d’intense activité qui mobilise des milliers de Canadiens dans des rôles souvent effacés. C’est uniquement si ces travailleurs de campagne partagent les informations qu’ils détiennent que nous pourrons mieux comprendre le fonctionnement d’une élection. Ils contribueraient ainsi à une démocratie plus transparente et plus inclusive.
Cet article fait partie du dossier Dans les coulisses d’une campagne électorale.