Dans le milieu universitaire, les demandes de justice et d’égalité formulées par les minorités sont en train de prendre la forme d’un appel à bannir les mots offensants et à effacer leur présence dans les œuvres littéraires. Cette forme de revendication contraint désormais les professeurs en imposant des limites discutables et déraisonnables à la liberté universitaire. Ce n’est pas que l’enseignement devrait être insensible à la problématique de représentations dégradantes et stéréotypées des minorités historiquement dominées, que ce soit sur le plan social, littéraire ou artistique. C’est que la sensibilité aux enjeux éthiques de la diversité et la responsabilité qu’elle pourrait impliquer ne suffisent pas pour interdire la lecture de certaines œuvres littéraires et pour taire des mots symboliquement chargés de violence.

Car, bien qu’il puisse entretenir des rapports avec le politique, le domaine universitaire mobilise des moyens d’expression et poursuit des finalités qui ne sont pas nécessairement réductibles aux rapports de domination. C’est pourquoi le sentiment d’injustice et la persistance des inégalités liées au traitement de la différence ne peuvent servir de critères indépendants pour juger des œuvres littéraires et pour exiger de l’enseignement universitaire une conformité à la cause de la diversité. Le contexte, l’énoncé des compétences et l’objectif d’un cours, par exemple, doivent jouer un rôle important dans la compréhension de la pratique de l’enseignement et des œuvres proposées dans un programme de lecture.

La sensibilité et le privilège blanc : deux arguments discutables

Ce n’est pas sans raison qu’une professeure fera lire à ses étudiants le roman de Dany Laferrière Comment faire l’amour avec un nègre sans se fatiguer. Il pourrait s’agir, entre autres, d’explorer les représentations du monde et de l’altérité dans une œuvre littéraire. En général, ces raisons sont exposées sous la forme d’objectifs présentés et expliqués aux étudiants. Ainsi, bien que le titre du roman et son contenu puissent apparaître offensants aux yeux d’une personne noire, si cette réaction suffisait à elle seule pour justifier le retrait du roman de la liste de lecture ou pour remplacer le mot « nègre » par un autre mot, cela reviendrait à porter préjudice à l’objectif du cours et, au-delà, à la fonction de l’éducation. L’éducation consiste avant tout à nous sortir de notre zone de confort pour aborder le monde et l’histoire dans toute leur complexité, en toute objectivité et de manière critique. Or il n’y a pas d’apprentissage critique là où l’étudiant ne veut entendre et lire que ce qui correspond à ses attentes. L’acquisition de capacités critiques suppose aussi d’être confronté à d’autres manières de nommer le monde et aux contradictions qu’elles portent. Et les institutions universitaires ne pourront participer de façon sérieuse à l’éducation des étudiants si on laisse le ressenti de ceux-ci définir le contenu et la pratique de l’enseignement. En pareil cas, ces établissements d’enseignement seront empêchés d’accomplir leur responsabilité civique, intellectuelle et sociale.

L’éducation consiste avant tout à nous sortir de notre zone de confort pour aborder le monde et l’histoire dans toute leur complexité, en toute objectivité et de manière critique.

Outre l’invasion de la sensibilité qu’il faut contenir pour ne pas nuire à la mission des institutions d’enseignement, il faudra aussi contester le rôle surdéterminé que certains font jouer au concept de « privilège blanc ». Comme on l’a observé dans l’affaire Lieutenant-Duval à l’Université d’Ottawa, l’offense subie par les étudiants tenait moins au mot comme tel qu’au fait que celui-ci ait été prononcé par une personne blanche. En effet, le mot « nègre » qu’utilise Laferrière sera plus offensant si la personne qui le prononce est blanche. On met donc en cause l’identité blanche, non seulement parce qu’elle serait héritière des rapports historiques de domination qu’incarne précisément le mot « nègre », mais surtout parce que les systèmes de domination (l’esclavage et le colonialisme) nous auraient légué des structures de pouvoir qui privilégient le Blanc.

A priori, on voit très mal le lien entre la prononciation du mot « nègre » par une professeure blanche et les effets structurels d’injustices historiques. Mieux, l’argument du privilège opère une confusion entre la position « majoritaire » des Blancs au sein de la société, et l’usage et la fonction des mots : les outils d’information, d’analyse et de critique que représentent les mots n’ont rien à voir avec le statut de l’identité blanche. Et si l’on faisait des appartenances ou des positions sociales héritées de l’histoire une condition pour utiliser des mots symboliquement chargés de violence, cela pourrait nuire à la compréhension objective de l’histoire humaine dans la mesure où l’identité aurait préséance sur la compétence et le savoir.

Préserver la liberté universitaire : des pistes de réflexion

Cependant, la question demeure entière de savoir comment concilier la liberté universitaire et la sensibilité des étudiants. On peut explorer deux voies. Tout d’abord une voie courte, qui consisterait à mettre en place des comités de discussion et de sensibilisation pour faire comprendre aux étudiants l’intérêt des œuvres et des théories à l’étude pour l’atteinte des objectifs du cours. Ces comités pourraient travailler en collaboration avec les services d’accompagnement et d’orientation des étudiants. De même, il serait souhaitable de solliciter la collaboration d’intellectuels et de chercheurs issus des minorités pour s’engager dans ce travail de sensibilisation.

Bien qu’une telle solution n’empêche pas d’entendre et de rencontrer pendant une lecture un mot offensant, elle aura l’avantage de faire comprendre l’objectif du cours par-delà la fixation sur les mots, et donc, de ne pas contraindre les professeurs à retirer des œuvres ou à taire le mot qui offense. L’objectif ici est de favoriser chez les étudiants une relation critique aux mots et aux œuvres qui contiennent une charge de violence. Dès le secondaire, on pourrait mettre sur pied des ateliers de travail critique en lien avec des réalités qui dérangent, non pas pour les accepter, mais pour entamer une réflexion sur elles.

La voie longue, elle, reviendrait à aborder les controverses sur la liberté universitaire dans le contexte plus large de la gestion de la diversité. Derrière la demande d’employer des mots moins offensants, il existe une volonté de dénoncer la persistance des inégalités et des injustices liées au traitement de la différence, notamment le profilage racial, l’inégalité dans l’accès à l’emploi, au logement et aux postes de responsabilité, les représentations stéréotypées des minorités dans les arts et la culture, leur sous-représentation dans les hautes instances de la société, en un mot, le racisme systémique. Ces problèmes méritent d’être traités si on veut contenir le transfert dans le milieu universitaire ― mais aussi artistique ― des enjeux proprement éthiques et politiques de nos sociétés démocratiques multiculturelles.

Derrière la demande d’employer des mots moins offensants, il existe une volonté de dénoncer la persistance des inégalités et des injustices liées au traitement de la différence.

Pour ce faire, nous devons travailler à l’élaboration d’une politique de gestion de la diversité qui implique à la fois la reconnaissance de la différence et la nécessité de préserver un socle de valeurs communes. Il faudra donc repenser l’organisation des structures institutionnelles et politiques pour garantir une meilleure représentation de la diversité sociale et renforcer, au moyen de l’éducation, la compréhension mutuelle des mémoires et des cultures. De cette manière, on pourra favoriser une expression des différences soucieuse de préserver le lien social et les acquis de la culture démocratique. Dans nos sociétés multiculturelles, où l’exigence de la reconnaissance est désormais centrale, la préservation de la liberté universitaire nécessitera aussi une implication active de l’État dans la lutte contre les discriminations systémiques et autres formes d’injustice.

Photo : Shutterstock / melitas

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Amadou Sadjo Barry
Amadou Sadjo Barry est professeur de philosophie au Cégep de Saint-Hyacinthe. Spécialisé en éthique des relations internationales et en politiques de développement, il s’intéresse aussi aux questions de la diversité ethnoculturelle. Il vient de publier Essai sur la fondation politique de la Guinée (éditions L’Harmattan).

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