La décision de la Cour suprême du Canada du 25 mars 2021 confirmant la constitutionnalité de la Loi sur la tarification de la pollution causée par les gaz à effet de serre représente une victoire importante pour le fédéralisme climatique. Les renvois relatifs à cette loi portaient fondamentalement sur le partage des compétences. La Cour a confirmé, à juste titre, qu’une loi nationale bien conçue sur la tarification de la pollution constituait un exercice légitime du pouvoir du Parlement canadien d’adopter des lois pour assurer la paix, l’ordre et le bon gouvernement.

Cette décision est aussi un premier pas essentiel vers l’atteinte d’une justice sur le plan climatique. La Cour suprême reconnaît que certaines collectivités — notamment les peuples autochtones — et certaines régions sont vulnérables aux changements climatiques de façon disproportionnée. Cette reconnaissance est importante, mais il reste encore beaucoup à faire ― et de façon urgente ― pour s’assurer que les changements climatiques n’aggravent pas davantage les inégalités sociales existantes.

Un pas important vers la justice climatique

C’est principalement pour quatre raisons que ce jugement constitue une première reconnaissance de la justice climatique.

Tout d’abord, la Cour suprême a remis les pendules à l’heure en matière de science du climat en affirmant sans équivoque que « les changements climatiques mondiaux constituent un phénomène réel ». Elle a décrit le changement climatique comme « un défi existentiel » et « une menace de la plus haute importance pour le pays, et, de fait, pour le monde entier », ainsi qu’« une grave menace pour l’avenir de l’humanité » qui ne peut être ignorée.

Ensuite, elle a clarifié la question de la compétence en déclarant que le gouvernement fédéral a la compétence nécessaire pour réduire les émissions de gaz à effet de serre (GES) à l’échelle nationale grâce à la tarification du carbone. La réduction rapide des GES est essentielle à la justice climatique, car les changements climatiques que nous connaissons ne font qu’exacerber les inégalités.

Puis, la Cour a précisé que les lois provinciales et fédérales sur le climat peuvent coexister. Autrement dit, la compétence en matière de normes nationales minimales pour la tarification du carbone n’est pas une proposition « tout ou rien ». La Cour a rejeté la prétention des provinces concernées selon laquelle la confirmation de la loi fédérale éliminerait la compétence provinciale sur des questions similaires. Elle a aussi réaffirmé à juste titre qu’il existe un espace juridictionnel suffisant pour que les deux ordres de gouvernement prennent des mesures pour lutter contre les changements climatiques, et que certaines initiatives, comme la tarification du carbone, peuvent présenter ce double aspect, c’est-à-dire qu’elles peuvent relever à la fois de la compétence provinciale et de la compétence fédérale, et coexister en toute légitimité. Pour la justice climatique, il est essentiel d’interpréter la répartition des compétences de cette manière, car la lutte contre la crise climatique exige une approche à multiples facettes de la part de tous les ordres de gouvernement.

Pour la première fois, la Cour suprême du Canada reconnaît que les changements climatiques peuvent avoir des impacts disproportionnés sur les groupes vulnérables et articule ainsi la première notion de justice climatique.

Enfin, la Cour a actualisé le critère de l’intérêt national pour y inclure la prise en compte de la justice climatique. Selon la jurisprudence, les tribunaux devaient tenir compte de l’ampleur de l’impact de la confirmation d’une loi fédérale sur l’équilibre des pouvoirs au sein de la fédération. La Cour suprême a eu raison d’élargir l’analyse pour tenir compte de son effet sur le fédéralisme, mais aussi des intérêts qui seraient lésés si le Parlement était constitutionnellement incapable de régler la question à l’échelle nationale. La Cour a cité les conséquences irréversibles que cela entraînerait, et a souligné en particulier que les collectivités — notamment les peuples autochtones — et les régions vulnérables seraient touchées de façon disproportionnée par les répercussions des changements climatiques, concluant que ces impacts justifient « l’effet constitutionnel limité sur la compétence des provinces ».

Pour la première fois, la Cour suprême du Canada reconnaît que les changements climatiques peuvent avoir des impacts disproportionnés sur les groupes vulnérables et articule ainsi la première notion de justice climatique. La reconnaissance judiciaire de l’injustice subie sur le plan climatique est cruciale pour les peuples autochtones du Canada et pour les membres des groupes en quête d’égalité : ils soutiennent depuis longtemps qu’ils sont particulièrement touchés par les effets des changements climatiques. Cette décision ouvre donc la voie aux nombreuses contestations constitutionnelles  relatives à la justice climatique fondées sur la Charte canadienne des droits et libertés qui sont présentement devant les tribunaux. Ces contestations visent à obliger les gouvernements à prendre des mesures plus rapides et plus ambitieuses en matière de changements climatiques.

Un manque d’audace pour ce qui est de l’égalité des droits
Néanmoins, cette première reconnaissance de la justice climatique par la Cour suprême est insuffisante à plusieurs égards.

Premièrement, il s’agit d’une formulation implicite et incomplète. Si la Cour a, à juste titre, évoqué les peuples autochtones, elle n’a mentionné que vaguement les autres groupes vulnérables. Plusieurs intervenants, dont l’Association nationale Femmes et droit, les Amis de la Terre Canada et Generation Squeeze, ont incité la Cour à reconnaître les conséquences qu’auront les changements climatiques sur une multitude de groupes victimes de discrimination systémique, notamment les peuples autochtones, les femmes, les minorités racialisées, les enfants et les jeunes. En réduisant son commentaire aux « collectivités vulnérables », la Cour n’a pas établi le lien essentiel avec les droits à l’égalité et avec le fait que les changements climatiques aggraveront les inégalités pour de nombreuses personnes, en particulier celles qui sont confrontées à des formes de discrimination croisées et cumulées. Elle n’a pas non plus reconnu les conséquences des changements climatiques sur les générations futures qui porteront le poids de cette menace à leur existence.

En réduisant son commentaire aux « collectivités vulnérables », la Cour n’a pas établi le lien essentiel avec les droits à l’égalité et avec le fait que les changements climatiques aggraveront les inégalités pour de nombreuses personnes, en particulier celles qui sont confrontées à des formes de discrimination croisées et cumulées.

Deuxièmement, si la décision de la Cour fait progresser la justice climatique, elle a raté une belle occasion d’affirmer clairement que la paix, l’ordre et le bon gouvernement (POBG) doivent être interprétés d’une manière qui soit favorable à l’égalité et compatible avec la justice climatique. Dans une décision de la Cour de 1986, le juge en chef de l’époque, Robert Dickson, avait déjà fait valoir que la justice sociale et l’égalité sont essentielles à une société libre et démocratique. Une déclaration du plus haut tribunal du pays statuant que le partage des pouvoirs doit être conforme aux valeurs de la Charte aurait créé un heureux précédent pour les futures affaires de fédéralisme où les droits à l’égalité sont en jeu.

Troisièmement, la Cour aurait dû souligner l’existence de la compétence autochtone parallèlement aux compétences provinciale et fédérale, comme l’ont demandé de nombreux intervenants. La mise en exergue, par la Cour, de la nature multijuridique du Canada aurait contribué à faire avancer la réconciliation sans avoir de conséquence sur sa décision finale. La reconnaissance de la compétence autochtone par les tribunaux du Canada est essentielle à un renouvellement véritable de la relation du gouvernement fédéral avec les peuples autochtones et demeure vitale pour la justice climatique.

Quatrièmement, la Cour aurait pu être plus audacieuse, compte tenu de l’importance de la crise climatique. Or elle s’est plutôt montrée extrêmement prudente en veillant à ce que son interprétation du POBG ne soit pas trop large, révélant ainsi sa profonde préoccupation à l’égard du fédéralisme et d’un potentiel dépassement fédéral. Si le respect du fédéralisme est important, les conséquences des changements climatiques sont sans précédent et existentielles, comme la Cour l’a souligné. Elle aurait pu atteindre ses objectifs sans se montrer aussi prudente. Elle aurait pu, par exemple, interpréter que l’objectif véritable de la Loi sur la tarification consiste à réduire les émissions de GES à l’échelle nationale, tout en confirmant que cela ne nuirait pas plus aux compétences provinciales en matière de GES interprovinciaux que ne le fait sa décision actuelle lorsque la théorie du double aspect est appliquée de façon appropriée. Cette interprétation plus large aurait donné au Parlement la possibilité d’adopter d’autres mesures de réduction des GES en vue de diminuer les émissions à l’échelle nationale en vertu du POBG et d’atteindre ses objectifs climatiques internationaux sans empêcher la mise en place de mesures provinciales plus ambitieuses.

Enfin, la Cour aurait dû faire preuve de plus de courage dans sa manière d’inclure des considérations de justice climatique dans son analyse d’impact. Selon son raisonnement, le fédéralisme peut contrebalancer les injustices climatiques qui menacent les personnes et les collectivités plus vulnérables. Le fédéralisme est une valeur fondamentale de la société canadienne, et nous sommes tout à fait d’accord avec la Cour pour dire que les répercussions potentielles sur les groupes et les régions vulnérables justifient que le fédéral s’immisce dans la compétence provinciale. Toutefois, un lecteur quelque peu cynique pourrait interpréter les motifs de la Cour comme une posture selon laquelle le bien-être des membres les plus vulnérables de la société peut être sacrifié au nom du fédéralisme. Ce n’était certainement pas l’intention de la Cour, mais pour éviter toute ambiguïté, elle aurait dû préciser que la justice sociale et l’égalité de tous sont des valeurs primordiales qui vont de pair avec le fédéralisme.

Les changements climatiques représentent une urgence nationale et mondiale. Dans les renvois, la Cour suprême adopte une vision du fédéralisme selon laquelle tous les ordres de gouvernement au Canada peuvent prendre des mesures pour répondre à cette menace sans précédent. Le fait que la Cour reconnaisse que les membres de certaines collectivités marginalisées seront touchés de façon disproportionnée par les changements climatiques offre également une lueur d’espoir à ceux et celles qui tirent depuis longtemps la sonnette d’alarme quant aux répercussions de la crise climatique sur les droits de la personne. Alors que les personnes dont les droits à la vie, à la sécurité et à l’égalité sont menacés par les changements climatiques se tournent de plus en plus vers les tribunaux pour obtenir réparation, il est à espérer que cette décision servira de tremplin à une interprétation de la Constitution, y compris la Charte, qui non seulement permettra aux gouvernements de prendre des mesures pour réduire les émissions de GES, mais aussi les y obligera.

Les auteures étaient avocates des Amis de la Terre Canada et de l’Association nationale Femmes et Droit dans le renvoi sur la tarification du carbone devant la Cour suprême.

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Nathalie Chalifour
Nathalie Chalifour is a full professor with the Centre for Environmental Law and Global Sustainability at the University of Ottawa, where her research focuses on climate change, environmental justice, human rights, the green economy and food law.
Anne Levesque
Anne Levesque est professeure au Programme de common law français de la Faculté de droit de l’Université d’Ottawa. Son domaine d’expertise comprend aussi les droits de la personne. Elle est coprésidente de l'Association nationale Femmes et droit.

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