La résistance des fonctionnaires canadiens à retourner au bureau pourrait changer de façon radicale la relation entre le gouvernement fédéral et ses employés, d’une façon inédite en cent ans.

Le ressac révèle la transformation profonde depuis la base qui a présentement cours dans la fonction publique, et dont l’enjeu ultime est le pouvoir et le contrôle.

La fonction publique est l’un des employeurs les plus hiérarchisés du pays. Elle opère de la même façon depuis des décennies. La direction décide de tout ce qui concerne la dotation en personnel, comment et où les gens travaillent. Les employés n’ont guère d’autre choix que de se plier aux règles.

La pandémie, qui a contraint les fonctionnaires à retourner chez eux pour travailler, a remis en question cette hiérarchie. Elle a donné aux employés fédéraux la possibilité de contrôler leur temps et leur lieu de travail, sur lesquels ils n’avaient auparavant aucune emprise.

Deux jours au bureau pour les fonctionnaires fédéraux ?

La greffière demande aux ministères de tester le travail hybride cet été

Après plus de deux ans en télétravail, les fonctionnaires se sont habitués, et ils n’aiment pas l’idée de renoncer à cette maîtrise du temps qu’ils ont acquise. Ils se sentent plus productifs, profitent d’un meilleur équilibre entre vie professionnelle et vie personnelle, et ont plus de possibilités pour la garde d’enfants. Le télétravail est également plus économique : pas de déplacement, pas de stationnement, pas de repas au restaurant ou à emporter.

Autre nouveauté, ils contrôlent leur milieu de travail. Fini les cubicules ! Des centaines de fonctionnaires ont commencé un nouvel emploi sans avoir à déménager à Ottawa, tandis que beaucoup d’autres se sont éparpillés à travers le pays.

Mais il y a un coût à cette flexibilité, et aucune ville n’en a souffert autant qu’Ottawa, qui abrite la plupart des ministères fédéraux. La Chambre de commerce d’Ottawa estime qu’un quart de la main-d’œuvre de la capitale travaillait au centre-ville avant la pandémie et que 55 % de ces travailleurs étaient des fonctionnaires. Lorsqu’on les a envoyés en télétravail, ils ont laissé derrière eux des bureaux vides. (Le sujet a été abordé à la CBC à la fin août.)

La pandémie a également forcé la plus grande remise en question de l’avenir du travail et de la relation du gouvernement avec ses employés, qui est officiellement passé à une main-d’œuvre hybride cet automne.

Ça ne sera pas de tout repos.

La grande perturbation

Lori Turnbull, directrice de l’école d’administration publique de l’Université Dalhousie, a qualifié le passage à une main-d’œuvre hybride de changement le plus perturbateur depuis des décennies.

La fonction publique a connu sa part de bouleversements au fil des ans – la syndicalisation et la négociation collective dans les années 1960, les réductions d’effectifs et les restructurations massives dans les années 1990, le bogue de l’an 2000, le 11-Septembre et même le désastreux système de paie Phénix. Cependant, l’avènement du télétravail pourrait être déstabilisant pour la relation employeur-employé que lorsque le favoritisme a été aboli il y a un siècle, et remplacé par un système au mérite pour l’embauche et les promotions des fonctionnaires.

« C’est la plus importante perturbation depuis des décennies, et possiblement depuis toujours, car elle change totalement les règles du jeu pour les relations de travail et la façon dont les gens gèrent leur vie », soutient Mme Turnbull.

Mme Turnbull note que le télétravail a offert une certaine souplesse aux travailleurs et que la valeur de cette nouvelle liberté se répercutait davantage sur leur vie personnelle que sur leur vie professionnelle. Le gouvernement ne peut pas s’attendre à « remettre ce génie dans la bouteille » sans avoir à se battre, dit-elle.

« Aujourd’hui, même dans les échelons les plus bas et considérés comme les moins puissants, on a donné aux gens ont le sentiment qu’ils sont autonomes en ce qui concerne leur temps et leur espace de travail, et cela a des répercussions fondamentales sur la façon dont l’organisation et la direction fonctionnent », explique Mme Turnbull.

Vers une rébellion?

La grande question est de savoir si le retour au bureau mettra fin à cette flexibilité ou s’il suscitera une rébellion des travailleurs. Avant la pandémie, l’idée de ne travailler que deux jours au bureau dépassait les rêves les plus fous. Aujourd’hui, on considère que ça manque de souplesse.

Les fonctionnaires expriment ouvertement leur mécontentement à l’idée de retourner au bureau. Un nombre croissant d’entre eux se mobilisent à l’interne, s’expriment sur les médias sociaux, signent des pétitions et écrivent des lettres aux députés. Certains ont recours à des demandes d’accès à l’information pour faire toute la lumière sur la décision de les retourner au bureau.

Les employés qui veulent travailler de la maison estiment que les directives de retour au travail sont arbitraires et imposées du sommet vers la base par la direction, sans aucune raison. Ils ont l’impression de ne pas être écoutés et que rien ne justifie d’imposer aux employés qu’ils soient présents au bureau pour des journées données, sauf pour satisfaire à des pressions politiques, affirme un responsable syndical qui n’est pas autorisé à s’exprimer publiquement.

« S’il existe un besoin d’avoir des fonctionnaires au bureau, quel est-il ? », se demande le responsable. « Ce que nous voyons en ce moment, ce sont des gens que l’on ramène au bureau simplement par prétexte, pour des raisons politiques. »

Ce sera enjeu prioritaire à la table des négociations. Les syndicats espèrent adopter des dispositions relatives au télétravail dans la convention collective afin de donner aux employés plus de latitude dans le choix de leur lieu de travail. L’inflation est tout aussi importante, et les syndicats, enhardis par une pénurie mondiale de talents, demandent de fortes augmentations.

L’objectif à long terme des syndicats est que les employés aient la possibilité de travailler de chez eux de façon permanente. Il s’agit toutefois d’un changement important et controversé, qui impliquerait la réécriture des règles, des politiques et des conventions collectives. Sans compter que la présidente du Conseil du Trésor, Mona Fortier, a déjà déclaré que le travail à la maison était un privilège et non un droit. Mme Fortier insiste sur le fait que le Conseil du Trésor n’abandonnera pas son pouvoir de gestion du milieu de travail, y compris le lieu physique où les employés sont à l’œuvre.

Les syndicats espèrent obtenir une certaine marge de négociation sur le lieu de travail des fonctionnaires. Ils souhaitent aussi moins de décisions arbitraires sur les personnes qui peuvent travailler à domicile et sur ce qu’elles peuvent faire à distance. Cela pourrait signifier des explications par écrit qui vont au-delà des « exigences opérationnelles » très générales que les travailleurs entendent.

Mme Turnbull rappelle qu’une direction qui exerce un trop grand contrôle sur le temps de travail de sa main-d’œuvre peut engendrer de la méfiance et du ressentiment qui nuisent à la productivité.

FLEXIBILIQUOI?

Mais la flexibilité est un terrain inconnu pour le gouvernement. Plus que tout autre employeur, l’État a peu d’expérience des modèles de travail flexibles. Une étude réalisée par Jeffrey Roy a montré que les échelons supérieurs sont plus à l’aise avec le modèle traditionnel du bureau en personne – des cabinets des ministres aux sous-ministres, en passant par les agences centrales.

La flexibilité du lieu de travail ouvre une boîte de Pandore de questions. Qu’advient-il de la valeur du travail ? Comment cela affecte-t-il la journée de 7,5 heures, les heures supplémentaires et la rémunération ? Comment les employés sont-ils responsabilisés lorsqu’ils ne se présentent plus au bureau ? Comment suivre la productivité, les performances ou encore gérer la discipline lorsqu’on travaille à domicile ?

Meredith Thatcher, cofondatrice et stratège en milieux de travail chez Agile Work Evolutions, croit que l’évolution du lieu de travail dépendra de « la maturité et des compétences de chaque gestionnaire et selon qu’ils ont ou non la confiance de leurs employés ».

« C’est un séisme sociétal qui s’est produit, et les retombées se feront sentir pendant des années », estime-t-elle. « Il est naïf de penser que tout le monde va rentrer dans le rang et retourner au bureau, soit à temps plein, soit à temps imposé. Le monde du bureau s’est déplacé sur son axe, et de nombreux cadres ne l’ont pas encore compris ».

Donald Savoie, un éminent spécialiste de l’administration publique à l’Université de Moncton, soutient qu’il y a bien plus en jeu que la flexibilité. En 2003, M. Savoie a écrit Breaking the Bargain, qui porte sur l’effritement de l’entente traditionnelle qui sous-tendait la relation entre les politiciens et les fonctionnaires.

Savoie soutient que les fonctionnaires ont également une entente qui soutient leur relation avec les Canadiens. Présentement, le public perd confiance dans la fonction publique et dans sa capacité à fournir des services, comme en témoignent les retards chaotiques dans les aéroports et les bureaux des passeports, qui ont marqué l’été.

Il ajoute que les Canadiens sont mécontents du gouvernement, et que des leaders populistes comme Pierre Poilievre et des groupes de protestation anti-institutionnels exploitent cette méfiance. Selon lui, une fonction publique qui se plaint de devoir retourner au bureau s’expose à des critiques.

Beaucoup voient les fonctionnaires demander la liberté d’un travailleur indépendant ou d’un entrepreneur de travailler quand et où ils le veulent, tout en conservant la sécurité d’emploi, le salaire et les avantages dont peu d’autres Canadiens bénéficient.

« Mon conseil aux fonctionnaires fédéraux : pensez à l’institution », dit Donald Savoie. « Pensez à la fonction publique, pas seulement à votre intérêt personnel. Il y a quelque chose de plus grand en jeu ici. Il s’agit de protéger l’institution que l’on vous demande de servir. Je pense que trop de fonctionnaires fédéraux ont perdu cela de vue ».

De son côté, Mme Turnbull considère que la greffière du Conseil privé, Janice Charette, la patronne de la fonction publique, porte une grande responsabilité envers l’institution. Elle est en première ligne pour inciter les ministères à faire revenir les employés au bureauv.

« Le greffier [du Conseil privé] doit se préoccuper de la réputation de la fonction publique et de l’impression qu’on lui a donné trop de souplesse, et qu’on voit maintenant les services s’effondrer. Même si cette perception n’est pas fondée, elle doit s’en préoccuper. »

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Kathryn May
Kathryn May est journaliste et la boursière Accenture en journalisme sur l'avenir de la fonction publique. Dans les pages d'Options politiques, elle examine les défis complexes auxquels font face les fonctionnaires canadiens. Elle a couvert la fonction publique fédérale pendant 25 ans pour le Ottawa Citizen, Postmedia et iPolitics. Gagnante d'un prix du Concours canadien de journalisme.

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