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La fonction publique n’avait jamais fait l’objet d’une aussi grande attention depuis la commission Gomery sur le scandale des commandites, il y a plus de 20 ans. Il s’agissait alors de la dernière grande tentative d’Ottawa de réformer et améliorer la gestion, l’imputabilité et l’intégrité du système d’approvisionnement.
Jusqu’à maintenant.
La récente annonce selon laquelle trois consultants en informatique avaient frauduleusement surfacturé 40 ministères – souvent pour du travail facturé en double – est la goutte d’eau qui a fait déborder le vase et plongé la fonction publique fédérale dans une nouvelle crise concernant sa gestion de l’approvisionnement.
Cette découverte est la dernière d’une série d’abus et d’irrégularités recensés dans les contrats sous-traités par la fonction publique depuis que les députés du Comité permanent des opérations gouvernementales ont commencé à enquêter sur la facture de 59,5 millions $ de l’application ArriveCAN, un outil de dépistage mis au point pendant la pandémie, pour les voyageurs arrivant au pays.
L’application et les contrats qui y sont liés font l’objet d’une douzaine d’enquêtes. (Contrairement au scandale des commandites, il n’y a aucune preuve d’ingérence politique).
Les trois nouveaux cas de surfacturation ne sont pas liés à l’application ArriveCAN.
Toutefois, compte tenu des retombées politiques des audiences sur ArriveCAN, ainsi que des rapports accablants de la Vérificatrice générale et de l’ombud de l’approvisionnement, le gouvernement a souligné par communiqué « la nécessité de prendre différentes mesures pour améliorer la gestion et l’intégrité des processus d’approvisionnement ».
La présidente du Conseil du Trésor, Anita Anand, et le ministre des Services publics et de l’Approvisionnement, Jean-Yves Duclos, ont récemment dévoilé un plan d’action visant à assainir le processus d’approvisionnement fédéral. Il comprend une panoplie de mesures visant à améliorer la surveillance et le respect des règles et à renforcer l’application de la loi.
Les problèmes ont été découverts lors d’un examen interne des contrats. Ils sont les premiers d’une vague de factures frauduleuses qui devraient être dévoilées dans les mois à venir. Les consultants sont des sous-traitants. Ils travaillent dans le domaine des technologies de l’information et sont des particuliers, et non des entreprises.
Les autorités ont indiqué que cinq à dix autres cas sont en cours d’examen, ce qui suscite des inquiétudes quant à l’ampleur du problème. Des milliers d’entrepreneurs et de sous-traitants travaillent dans l’ensemble des ministères fédéraux, constituant ce que l’on appelle la « fonction publique fantôme ».
Des failles partout, dans tous les ministères
La découverte de la surfacturation a révélé des failles systémiques inquiétantes dans tous les ministères : lacunes dans les contrôles internes, technologie obsolète et difficultés à colliger, stocker et gérer les données. Ces faiblesses sont omniprésentes dans toutes les opérations, et pas seulement dans les achats. Cela signifie que les problèmes de gestion peuvent apparaître n’importe où dans n’importe quel ministère, a dit un fonctionnaire.
La pandémie a aussi provoqué des bouleversements. Les ministères ont été inondés de dépenses supplémentaires et ont subi de la pression pour travailler plus vite, ce qui a augmenté le risque de ne pas suivre les règles et les processus à la lettre.
Des hauts fonctionnaires affirment que les soupçons sont nés d’une dénonciation, qui a conduit à un examen par analyse de données. Cette enquête a révélé que trois sous-traitants informatiques ont frauduleusement surfacturé 5 millions $ à 36 ministères entre 2018 et 2022.
Une discipline et des priorités claires pour faire passer Ottawa à l’ère numérique
Les dossiers sont désormais électroniques
Les sous-traitants ont tiré parti de systèmes non informatisés et obsolètes, ce qui a entravé la capacité des ministères à rassembler et à partager des informations, a déclaré M. Duclos.
Le ministre a expliqué que, jusqu’à récemment, le système d’approvisionnement gouvernemental reposait en effet sur des rapports en format papier, chaque ministère gérant et entreposant ses propres dossiers. Il a ajouté que la pandémie avait accéléré le passage au numérique. Aujourd’hui, la quasi-totalité des contrats, soit environ 98 %, est traitée électroniquement, ce qui facilite la collecte des données et leur partage entre les différents ministères.
M. Duclos est d’avis que la mise en place d’un système numérique d’approvisionnement et de nouveaux outils d’analyse des données devrait avoir un effet dissuasif considérable, car les surfacturations seront détectées.
« Ce n’est que le début. Il s’agit de trois cas, mais nous nous attendons à ce qu’il y en ait d’autres dans un avenir rapproché, a noté le ministre. Mais en même temps, le signal est clair. Ceux qui seraient tentés en 2024 de présenter des factures frauduleuses au gouvernement canadien devraient se méfier, car nous sommes désormais en mesure de faire des choses que nous ne pouvions pas faire il y a seulement quelques mois ».
De la facturation triple, quadruple, et même quintuple !
Services publics et Approvisionnement Canada (SPAC) a d’abord alerté le Parlement du problème lors d’une réunion d’information en mai 2022.
Le ministère a alors annoncé aux députés qu’il avait découvert qu’un contractant avait travaillé pour huit ministères dans le cadre de tout autant de contrats distincts entre janvier 2020 et juin 2021. Ce sous-traitant avait soumis des feuilles de temps présentant une facturation double, triple, quadruple et même quintuple pour certaines journées.
Au cours de l’enquête, un autre cas de surfacturation a été découvert, impliquant un entrepreneur travaillant avec Services partagés Canada. Le montant exact n’a pas été révélé et les deux cas ont été relayés à la GRC. Le ministère n’a pas confirmé si ces cas font partie des trois cas de facturation frauduleuse révélés récemment.
Depuis un certain temps, SPAC affiche sur le site web d’AchatsCanada – le site d’approvisionnement du gouvernement fédéral – une mise en garde contre une recrudescence des fraudes par surfacturation. Le ministère dispose d’une unité d’enquête et d’une ligne téléphonique pour signaler les suspicions de tricherie contractuelle. Il signale que des consultants pouvaient « double-facturer » en soumettant de fausses factures et en prétendant travailler pendant les mêmes heures dans le cadre de plusieurs contrats, et ainsi dépasser 24 heures de facturation par jour.
Donc, comment un sous-traitant peut-il facturer huit ministères pour la même journée de travail de 7,5 heures ?
Au cœur du processus d’approvisionnement
Ces sous-traitants sont généralement employés par des agences de recrutement externes – également connues sous le nom de sociétés de dotation du personnel. Un exemple controversé est celui de GC Strategies, l’agence de recrutement de deux employés qui fait l’objet d’un examen minutieux dans le cadre de l’enquête sur ArriveCAN. De tels sous-traitants agissent en tant qu’intermédiaires. Ils recrutent des consultants pour effectuer le travail, puis facturent au gouvernement des commissions allant de 15 à 30 %.
Sur le terrain, les sous-traitants soumettent leurs feuilles de temps aux gestionnaires fédéraux chargés de vérifier que le travail est effectué conformément au contrat.
L’agence de recrutement complète la facture et la transmet au ministère. Ce dernier paie l’agence, qui à son tour paie les sous-traitants et garde une commission.
L’un des principaux problèmes est que les systèmes des ministères ne communiquent pas entre eux. Les systèmes de l’approvisionnement, de la finance et des technologies de l’information ne sont en effet pas reliés. Tant que les sous-traitants ont des contrats avec des agences de recrutement distinctes, ni les agences ni les directeurs savent qu’ils travaillent simultanément dans plusieurs ministères.
Ces incidents soulèvent des questions quant à la capacité des gestionnaires à évaluer la quantité de travail dont ils ont besoin lorsqu’ils engagent des consultants, explique un fonctionnaire de longue date qui est familier avec les systèmes de surfacturation, mais qui n’a pas été autorisé à s’exprimer publiquement.
En somme, si les sous-traitants peuvent accomplir des tâches en un temps nettement inférieur aux 7,5 heures par jour spécifiées dans leurs contrats, ils arrivent à travailler dans plusieurs ministères en même temps.
« Comment un être humain peut-il travailler sept heures et demie dans tous ces ministères différents, à moins qu’il ne se clone lui-même ? La seule chose que l’on puisse conclure, c’est qu’il n’y a pas assez de travail. Si les ministères surestiment le travail nécessaire, c’est qu’il y a une surcapacité », constate le fonctionnaire.
Travailler dans plusieurs ministères sans être détecté est devenu encore plus facile avec l’arrivée de la COVID-19, ajoute-t-il. Les consultants travaillaient généralement dans les bureaux avec d’autres fonctionnaires. Pendant la pandémie, on les a renvoyés travailler chez eux et n’ont plus été directement supervisés par les responsables du bureau. Depuis, les fonctionnaires sont retournés au bureau de deux à trois jours par semaine. Quant aux consultants, c’est aux gestionnaires de décider s’ils reviennent ou non, et beaucoup ne l’ont pas fait.
Les contrôles internes sont si inefficaces que les ministères ne savent pas que les consultants peuvent avoir des adresses de courrier électronique distinctes pour plusieurs ministères. Ils peuvent également travailler dans le cadre de contrats différents pour différentes équipes au sein d’un même ministère.
« Ce que tout le monde demande, c’est : à quel point c’est répandu ? Quelle est l’étendue des dommages ? » souligne encore le même fonctionnaire.
Le gouvernement dépense environ 10 milliards $ par an en technologie, et la sous-traitance en représente une part importante. En 2022, des chercheurs de l’Université de Carleton ont estimé qu’au moins 7700 consultants informatiques travaillaient dans les ministères et gagnaient en moyenne 1400 $ par jour, parfois jusqu’à 2800 $.
Le gouvernement a réduit ses dépenses en matière de sous-traitance après avoir été critiqué pour son recrutement massif des dernières années, d’autant plus que la fonction publique elle-même a connu une croissance fulgurante. Ottawa a embauché 100 000 personnes depuis cinq ans.
À venir : des critères élargis et une plus grande transparence
Les nouvelles mesures mises de l’avant par Ottawa visent à faire respecter les règles existantes plutôt que d’en ajouter d’autres.
L’implantation prochaine, en mai, du Bureau de l’intégrité et de la conformité des fournisseurs constitue un changement majeur. Cet organisme a pour mission de détecter les fraudes et de mettre en œuvre un régime d’intégrité dont les critères pour les actes répréhensibles seront élargis, ce qui pourrait conduire à l’exclusion ou à la suspension des fournisseurs. Il modifiera également les dispositions contractuelles afin d’obliger les contractants à faire preuve d’une plus grande transparence en matière de prix, entre autres.
Au Conseil du Trésor, le contrôleur général dirige un audit à l’échelle de l’ensemble des ministères afin de déterminer les éventuelles lacunes en matière de gouvernance, de prise de décision et de contrôle dans le cadre de la gestion des contrats de services professionnels.
Le Conseil du Trésor travaille également à l’élaboration d’un nouveau cadre de gestion des risques, en créant un tableau de bord de la gestion des ministères et en signalant les risques que les sous-ministres devraient mieux surveiller.
La politique en matière de conflits d’intérêts est également en cours de révision, en particulier pour les fonctionnaires ayant des contrats à l’intérieur ou à l’extérieur du gouvernement. La situation s’est aggravée lorsqu’il a été récemment révélé que David Yeo, employé de la Défense nationale, était également directeur de Dalian Enterprises, une société de services informatiques qui avait facturé des millions au gouvernement au fil des ans. M. Yeo a depuis démissionné de la fonction publique.
Des problèmes qui n’ont rien de nouveau : trop lent, trop long
Les pourfendeurs du plan fédéral affirment que les réformes ne s’attaquent pas aux raisons pour lesquelles les ministères engagent des contractants en premier lieu.
Tout est alourdi par des règles et des processus ; il faut trop de temps pour embaucher du personnel, alors les ministères font appel à des sous-traitants ; il faut trop de temps pour mettre en place les technologies de l’information, donc on fait appel à des sous-traitants ; il faut trop de temps pour procéder aux achats, donc on utilise des commandes permanentes et on préqualifie les consultants, ce qui constitue une entrée de choix pour les agences de recrutement en tant qu’intermédiaires.
Certains affirment que le système est tellement défaillant que le gouvernement devrait repartir à zéro. Michael Wernick, ancien haut fonctionnaire et titulaire de la Chaire Jarislowsky sur la gestion dans le secteur public à l’Université d’Ottawa, estime pour sa part que le gouvernement aura toujours besoin de consultants, et qu’il doit donc apprendre à mieux les gérer.
« Il y a tellement de couches dans cette affaire et, franchement, je pense qu’il faut démanteler tout le système d’approvisionnement et repartir à zéro, estime M. Wernick. Il a pourri et il est devenu dysfonctionnel. Je démantèlerais SPAC et je reconstruirais autour d’une nouvelle agence d’approvisionnement ».
Cet article a été réalisé avec le soutien de la bourse Accenture sur l’avenir de la fonction publique. Lisez d’autres articles de Kathryn May.