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Catherine Luelo a quitté la fonction publique parce qu’elle la jugeait trop indisciplinée pour faire entrer le gouvernement dans l’ère numérique. Aujourd’hui, elle conseille le plus haut fonctionnaire du Canada sur la manière d’y parvenir.

Lorsqu’elle a quitté son poste de dirigeante principale de l’information du Canada au Secrétariat du Conseil du Trésor du Canada, le mois dernier, elle a fait part de ses préoccupations et de ses conseils dans une lettre adressée le 28 décembre au greffier du Conseil privé, John Hannaford. Elle y a indiqué qu’elle n’avait pas de projets en vue, mais qu’elle était prête à aider le gouvernement dans la mesure du possible.

Vendredi, elle a été nommée haute fonctionnaire au Bureau du Conseil privé pour conseiller le greffier sur la transformation numérique, la technologie et la gestion des talents technologiques. Cette nomination s’inscrit dans le cadre d’un remaniement plus large des sous-ministres.

 Chief information officer Catherine Luelo resigns from job revamping federal tech

John Hannaford sets up public service teams to think about future problems

Ottawa needs thousands of tech workers to serve Canadians properly

Cinq problèmes à résoudre

Hannaford s’est concentré sur l’avenir de la fonction publique et sur la question de savoir si elle est disposée à atteindre son objectif. Dans sa lettre, Mme Luelo a mis en évidence cinq problèmes qui ralentissent tous ensemble les progrès dans sa transition numérique.

« Nous avons un niveau significatif de retard technique qui, dans certains cas, date de plusieurs dizaines d’années, écrit-elle dans sa lettre. Un nombre important de systèmes sont en mauvaise santé, et une approche décentralisée de la manière dont nous établissons les priorités, finançons et dirigeons la modernisation ne produit pas les résultats dont nous avons besoin. »

Parmi les enjeux que Mme Luelo a signalés à M. Hannaford on retrouve :

Une gestion déficiente des priorités. Le gouvernement doit cesser d’essayer de tout réparer et devrait se concentrer plutôt sur les systèmes à haut risque, écrit la conseillère. Selon elle, les priorités doivent être les suivantes :

1. Le programme de Modernisation du versement des prestations, la plus grande refonte informatique jamais réalisée et qui réorganise le versement de la Pension de sécurité de la vieillesse, de l’assurance-emploi et du Régime des pensions du Canada.

2. Un système informatisé de ressources humaines et de rémunération promis depuis longtemps.

3. Le remplacement du Système mondial de gestion des cas, vieux de 25 ans, qui traite les passeports et les services de citoyenneté et d’immigration.

Le fait de ne pas opérer comme une entreprise. « Pour les services utilisés par tous les départements, ne les laissez pas suivre leur propre voie. Cela concerne notamment les ressources humaines et la gestion infonuagique des informations. Implantez plutôt une plateforme d’identité numérique permettant aux Canadiens d’utiliser les services en ligne en toute sécurité grâce à une porte d’entrée unique. »

L’absence de processus et de systèmes standardisés. Cette situation a entraîné une augmentation des coûts et de la complexité. Il faut d’abord standardiser avant de moderniser.

Une culture de « surgouvernance et de faible prise de risque personnelle », qui a brouillé la responsabilité des dirigeants et ralenti la prise de décision.

Le gouvernement devrait revoir la manière dont il finance les technologies de l’information, a ajouté Mme Luelo. Il devrait également trouver de nouveaux moyens de recruter des talents technologiques et repenser la manière de récompenser les meilleurs et de traiter les employés moins performants.

Pas une question d’argent, mais d’appétit pour le changement

Le gouvernement dépense environ 10 milliards de dollars par an pour la technologie, qui est au cœur de toutes ses activités, de l’élaboration des politiques à la fourniture de services aux Canadiens.

Luelo a expliqué à M. Hannaford que les retards dans la modernisation n’ont rien à voir avec l’argent. Au contraire, les ministères ont besoin d’une « hiérarchisation ferme, crédible et rigoureuse des priorités qui permette de choisir les éléments les plus importants à faire avancer rapidement, et d’une discipline qui permette de mettre le reste sur la glace – en affectant les fonds et les ressources à des travaux de la plus haute valeur pour les Canadiens ».

Mme Luelo est une ancienne directrice informatique d’Air Canada et d’Enbridge. Elle avait accepté le poste de dirigeante principale de l’information du Canada il y a deux ans et demi parce qu’elle aime ce qu’elle appelle le travail de fond des grandes transformations technologiques, a-t-elle déclaré lors d’une entrevue. Et nombreux sont ceux qui disent que le gouvernement est le spécimen parfait pour procéder à ce type de transformation. Mais durant son mandat, elle a constaté peu d’appétit pour les changements nécessaires.

«  Aucune organisation ne peut faire ce que fait le gouvernement… C’est pourquoi j’ai quitté le secteur privé pour venir travailler dans le secteur public. Mais je pense que je l’ai mené aussi loin qu’il pouvait aller maintenant », a-t-elle déclaré.

« J’aurais aimé pouvoir accomplir davantage », ajoute-t-elle. Mais : « une partie du travail d’un cadre expérimenté consiste à savoir quand la situation n’est pas propice à la réussite. »

Ou, comme elle l’a dit plus tard : « Le patient doit savoir qu’il doit prendre ses médicaments ».

Le plan de Mme Luelo s’inscrit dans le cadre de l’Ambition numérique du gouvernement pour la gestion des services, de l’information, des données et de la cybersécurité. Les anciens systèmes doivent être remplacés avant de passer au numérique. Or, les ministères sont encombrés de technologies vieilles de plusieurs décennies. Environ 65 % des systèmes sont en mauvais état, leur fonctionnement est coûteux et ils risquent de tomber en panne, notamment ceux qui assurent le versement de prestations telles que le Régime des pensions du Canada, l’assurance-emploi et la pension de sécurité de vieillesse.

Dans un récent rapport, la vérificatrice générale Karen Hogan a reproché au gouvernement d’avoir traîné les pieds il y a 25 ans, alors que le vieillissement des systèmes informatiques était déjà considéré comme un problème majeur.

Le Canada était autrefois un leader en matière de gouvernement en ligne. Aujourd’hui, il est classé 28e par l’ONU en matière d’administration numérique, alors qu’il occupait la 23e place du même classement en 2018. Environ 23 % des services sont disponibles sous forme numérique.

Choisir ses priorités et uniformiser

Mme Luelo se montre particulièrement intransigeante en ce qui concerne la définition des priorités et la normalisation des processus.

Dans sa lettre, elle déclare que les ministères « n’ont jamais rencontré une idée qu’ils n’aiment pas » et qu’ils créent toujours de nouveaux programmes autonomes que les anciens systèmes ne peuvent pas gérer. (Les fonctionnaires ont été submergés de nouveaux programmes pour mettre en œuvre les quelque 700 engagements pris dans les lettres de mandat des ministres.)

Selon elle, les ministères ont des milliers de projets informatiques en cours. Mais l’argent et les efforts devraient d’abord être consacrés aux services essentiels.

« Ma thèse a toujours été la suivante : réduire les dépenses de moitié. Dépenser moins d’argent. Faire un travail de meilleure qualité et dire “non’’ aux gens. On ne peut pas tout faire lorsque 65 % des systèmes ne sont pas en bon état. »

La direction principale de l’information doit avoir davantage son mot à dire dans l’approbation des projets informatiques et de leur financement, a-t-elle expliqué à M. Hannaford. Cela pourrait aider.

La direction devrait également procéder à un examen horizontal de tous les projets, approuver les priorités et travailler avec le ministère des Finances et le Conseil du Trésor sur les plans de dépenses.

Le bureau devrait publier une liste interne des travaux qui seront interrompus, en réorientant les fonds et le personnel vers les systèmes à haut risque. Il devrait également suivre et mesurer les progrès réalisés dans la mise en œuvre des priorités et l’arrêt d’autres travaux.

La débâcle du système de paie Phénix est un parfait exemple de ce qui se passe lorsque les processus ne sont pas simplifiés. Au départ, il s’agissait d’un projet d’intégration des systèmes de rémunération et de ressources humaines. Sept ans et 3,6 milliards de dollars plus tard, il n’existe qu’un seul système de rémunération, mais toujours plus de 30 systèmes de ressources humaines distincts, ce qui est à l’origine de nombreux problèmes.

« Si nous ne parvenons pas à simplifier les processus, la technologie ne résoudra pas le problème », a-t-elle déclaré en entrevue.

Le gouvernement doit agir plus rapidement, les dirigeants doivent prendre des risques, rendre des comptes et ne pas rejeter la responsabilité sur les employés subalternes ou les cadres « qui se battent dans la bureaucratie pour faire avancer les choses », a affirmé Mme Luelo. Les employés ne prendront des décisions audacieuses et difficiles que s’ils sont protégés par leurs supérieurs en cas de problème.

Mais le service public est surchargé de mesures de gouvernance. Les comités et le consensus règnent. Peu de gens ont le goût du risque. Personne n’est responsable, les décisions sont retardées et les projets demeurent sur la glace.

Pénurie de personnel informatique

Une autre préoccupation majeure est la pénurie de talents numériques. Depuis plusieurs années, le gouvernement ne parvient pas à pourvoir ses 30 000 postes dans le domaine des technologies de l’information, et ce dans une proportion pouvant aller jusqu’à 30 %.

Le service public a besoin de méthodes de recrutement nouvelles et non traditionnelles, a avancé Mme Luelo dans sa lettre, ajoutant qu’«une bonne initiative numérique, c’est quand ceux qui la construisent représentent bien ceux qui l’utilisent ».

Elle estime que le gouvernement devrait faire preuve de souplesse et laisser les talents technologiques travailler où ils le souhaitent à travers le pays.  Elle préconise d’embaucher des personnes pour des contrats de quelques années plutôt que de créer des emplois à temps plein, ou par le biais d’échanges avec le secteur privé. Selon elle, le nouveau programme d’apprentissage autochtone est un modèle pour recruter d’autres groupes sous-représentés.

Mme Luelo ajoute que l’un des grands avantages de la hiérarchisation et de la standardisation est la réduction du travail, ce qui signifie embaucher moins de consultants, de sous-traitants et de travailleurs.

Mais elle affirme aussi qu’il n’y a « aucune possibilité » que le gouvernement cesse de faire appel à des consultants et à des sous-traitants, en particulier pour les compétences hautement spécialisées qu’il n’a pas les moyens de conserver au sein de son personnel.

« Aucune organisation au Canada ou dans le monde ne pourrait s’attaquer aux problèmes que nous rencontrons sans faire appel à des tiers », a-t-elle précisé.

Les performances des cadres devraient être gérées davantage comme dans le secteur privé, a-t-elle ajouté. Dans le secteur public, les personnes sont rarement licenciées pour leur faible performance. Elles ont plutôt tendance à changer d’emploi.

La stabilité est essentielle. Mme Luelo a souligné qu’elle avait travaillé sous la direction de trois présidents du Conseil du Trésor, d’un ministre du gouvernement numérique et d’un ministre des Services aux citoyens, une fonction nouvellement créée.

L’ampleur du travail pour remplacer les anciens systèmes et passer au numérique demande un travail d’équipe, et non simplement celui d’un ou deux ministres et sous-ministres, a-t-elle écrit. La direction principale de l’information devrait être une « ressource largement utilisée » par tous les ministres, afin d’éviter les « frictions » entre des ministères qui se disputent leur territoire.

Mme Luelo espère que d’autres dirigeants du secteur privé lui succéderont afin de « continuer à pousser et à choquer » le système. L’un de ces chocs pourrait être une nouvelle révision des dépenses, car la réduction des coûts est souvent le moment où « le travail le plus créatif se produit ».

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Kathryn May
Kathryn May est journaliste et la boursière Accenture en journalisme sur l'avenir de la fonction publique. Dans les pages d'Options politiques, elle examine les défis complexes auxquels font face les fonctionnaires canadiens. Elle a couvert la fonction publique fédérale pendant 25 ans pour le Ottawa Citizen, Postmedia et iPolitics. Gagnante d'un prix du Concours canadien de journalisme.

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