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Dans son récent rapport, la vérificatrice générale Karen Hogan a dressé un tableau clair de la mauvaise gestion d’ArriveCAN, concluant que cette application d’une valeur de 59,5 millions $ n’avait pas permis d’obtenir un retour sur investissement. Son incapacité à déterminer le coût total d’ArriveCAN – en raison d’une documentation de mauvaise qualité – nous a rappelé les défis auxquels nous avons été confrontés lors de nos recherches sur les marchés publics en 2022.

Nous avons constaté que le gouvernement fédéral a dépensé environ 4,7 milliards $ pour des contrats informatiques uniquement en 2021-2022, mais comme pour ArriveCAN, les données décrivant ces contrats étaient incroyablement difficiles à interpréter.

Le rapport récemment publié révèle que les ministères et les agences impliqués dans l’implantation d’ArriveCAN ont clairement enfreint les politiques d’approvisionnement à plusieurs égards. La documentation fournie par les entrepreneurs était si incomplète qu’il n’a pas été possible d’évaluer avec précision le coût de l’application. GCstrategies, le principal fournisseur, a aidé le ministère à élaborer un contrat concurrentiel de suivi, auquel il a ensuite soumissionné et qu’il a remporté. Les tests effectués par les utilisateurs étaient incomplets et les protocoles de sécurité n’ont pas été respectés.

Que faut-il faire en réaction à ces conclusions ? La réponse classique d’Ottawa à ce type de rapport serait d’ajouter plus de règles, plus de mécanismes de surveillance et plus de processus internes pour éviter d’autres scandales. Mais suivre ce vieux schéma ne peut qu’assurer que des échecs comme celui d’ArriveCAN et de son prédécesseur Phénix surviennent à nouveau.

Les violations flagrantes de la gestion des contrats identifiées dans le rapport de la vérificatrice générale sont inacceptables. Cela va sans dire. Mais les règles et les processus qui régissent les technologies de l’information (TI) au sein du gouvernement fédéral dans son ensemble doivent être révisés si nous voulons que les projets informatiques fédéraux en vaillent la peine à l’avenir.

Mme Hogan est assise à une longue table en bois sombre, avec un mince microphone devant elle, une petite plaque blanche, un verre d’eau et des feuilles de papier. Elle est vêtue de noir et écoute d’un air impassible.
La vérificatrice générale Karen Hogan témoigne devant le comité permanent des comptes publics de la Chambre des communes sur la Colline du Parlement à Ottawa, le 12 février 2024. Le comité étudie la débâcle de l’application ArriveCAN. LA PRESSE CANADIENNE/Sean Kilpatrick

Trop dense, trop lourd

Pour commencer, les procédures établies régissant la gestion des TI et les politiques d’approvisionnement sont déjà si denses et si lourdes qu’elles constituent en soi une menace pour la bonne gestion publique.

Les équipes informatiques du gouvernement fédéral consacrent plus de temps à la conformité et aux formalités administratives qu’à la mise en place de services en ligne de qualité. La complexité des règles et des politiques d’approvisionnement fait également pencher la balance en faveur des fournisseurs privés établis dont l’expertise consiste à naviguer dans les procédures gouvernementales, et pas nécessairement à développer de bons systèmes et produits informatiques.

Les ministères optent souvent pour des fournisseurs externes parce qu’ils n’ont pas à respecter les règles et processus complexes auxquels les fonctionnaires sont soumis, ce qui leur permet d’agir plus rapidement. C’est ce que nous avons appris lors d’entretiens avec des fonctionnaires fédéraux.

Plus préoccupant encore, les règles et les procédures de passation de marchés favorisent les grands contrats informatiques alors qu’il est largement prouvé que les contrats d’envergure sont voués à l’échec. Leur mise en place demande tellement d’efforts que les fonctionnaires sont incités à « faire les choses en grand », même si des recherches approfondies montrent que la création de plusieurs contrats plus petits permet d’améliorer la réussite des projets.

Des réformes pour commencer

Quelles sont les règles et les procédures qui permettraient au gouvernement fédéral de sortir de l’impasse informatique dans laquelle il se trouve ?

Des pays comme l’Estonie, le Royaume-Uni et les États-Unis ont pris des mesures claires et délibérées pour améliorer la capacité technologique de leur gouvernement. Pour que le Canada suive leurs traces, le gouvernement fédéral devrait rapidement mettre en œuvre les réformes suivantes :

  • Adopter des mesures de contrôle des dépenses qui réduisent considérablement la taille et de la durée des contrats informatiques. Ces mesures sont fréquemment et inexactement confondues avec le fractionnement des contrats. Le fractionnement des contrats implique l’intention de contourner les obligations de transparence, les appels d’offres ou les limites de contrôle des dépenses. Le fractionnement des grands projets informatiques en éléments plus petits et plus faciles à gérer est tout simplement une bonne pratique. Le gouvernement peut plus facilement se débarrasser des fournisseurs qui ne sont pas assez performants. Cette approche élargit également la concurrence entre les soumissionnaires.
  • Rationaliser les procédures en ressources humaines pour embaucher plus rapidement. Parmi les autres réformes, l’ajustement du processus d’autorisation de sécurité pourrait permettre aux nouveaux fonctionnaires de commencer avec la cote de fiabilité au lieu d’attendre des mois pour obtenir la cote de sécurité de niveau secret. Cela permettrait aux ministères et aux agences de constituer plus rapidement des équipes internes pour répondre aux besoins informatiques urgents, au lieu de devoir externaliser le travail. Des équipes numériques de base pourraient être constituées pour travailler efficacement avec les fournisseurs quand il faut en engager quelques-uns.
  • Prévoir des équipes pluridisciplinaires. Elles constituent l’ingrédient secret des services numériques de classe mondiale. Un large éventail de fonctions — concepteurs, chercheurs en conception, développeurs de logiciels, gestionnaires de produits — travaillent au sein d’une seule et même équipe. Les procédures de recrutement et les modèles d’organisation des pouvoirs publics renforcent encore les équipes homogènes, toutes composées d’une seule classification. Elles rendent pratiquement impossible la création d’équipes dans lesquelles les fonctionnaires d’une classification donnée rendent compte à des gestionnaires d’une autre classification. Cela va totalement à l’encontre de la manière dont les organisations modernes de services numériques sont gérées.
  • Rapatrier la propriété intellectuelle liée à la technologie. Les politiques du gouvernement du Canada insistent sur le fait que les fournisseurs devraient détenir la propriété intellectuelle de tout logiciel personnalisé produit dans le cadre de contrats gouvernementaux. Cela garantit automatiquement de payer pour des logiciels similaires à plusieurs reprises. Cette politique devrait être révoquée dès que possible, de sorte que lorsque le gouvernement paie pour un logiciel personnalisé, il en soit le propriétaire.
  • Rendre obligatoire l’utilisation de logiciels libres dans tous les domaines. Depuis des décennies, les principales entreprises technologiques du secteur privé créent et utilisent des logiciels libres. Le Canada a des années de retard sur ses homologues gouvernementaux pour ce qui est de l’adoption de ces logiciels, plus sûrs et de meilleure qualité que les autres. Ils sont plus faciles à vérifier et à corriger rapidement lorsque des problèmes apparaissent et l’observation directe auprès du public des fruits de leur travail motive les fournisseurs qui travaillent sur ces logiciels à offrir le meilleur d’eux-mêmes. Les gouvernements qui publient leurs logiciels sous forme de code source ouvert améliorent également la confiance du public et la transparence, en montrant le fonctionnement interne des systèmes avec lesquels les citoyens interagissent.
  • Améliorer la cybersécurité et l’accès aux outils modernes. Les fonctionnaires travaillent avec des technologies qui datent souvent d’une décennie ou plus. Les logiciels obsolètes et les processus d’approbation de sécurité dépassés entravent l’efficacité des fonctionnaires et mettent en danger les données des Canadiens. L’adoption d’une approche « approuvée une fois, approuvée partout » et l’utilisation plus permissive de logiciels libres et de logiciels en tant que service rendraient les fonctionnaires beaucoup plus efficaces et compétents, et les mettraient sur un pied d’égalité avec les entrepreneurs privés dont ils dépendent excessivement pour les services numériques.
  • Encourager l’adoption du système infonuagique. Le gouvernement du Canada a fait plusieurs pas en arrière en ce qui concerne l’adoption de systèmes infonuagiques. À la fin de l’année dernière, il a édulcoré ses orientations, passant de « l’informatique en nuage d’abord » en 2018 à « informatique en nuage intelligente » en 2023. Il a ensuite annoncé que les spécialistes de l’infonuagique dans la fonction publique allaient être transférés à Services partagés Canada (SPC),une étrange répétition des erreurs inhérentes à la création de SPC il y a plus de dix ans. L’infrastructure infonuagique est presque toujours moins chère et plus évolutive que les centres de données traditionnels lorsqu’elle est bien mise en œuvre. Pour cela, il faut que les experts en développement d’applications travaillent en étroite collaboration avec les experts en infrastructure en nuage — au sein d’une équipe pluridisciplinaire plutôt que dans des départements distincts comme SPC.
  • Améliorer les rapports sur les projets et les contrats de TI. Le gouvernement fédéral devrait assurer un suivi complet des performances des fournisseurs, comme nous l’avons écrit il y a plus d’un an. Les ministères devraient divulguer chaque année le montant total qu’ils dépensent (par fournisseur) pour les contrats informatiques et les contrats de services professionnels. Les données sur les contrats divulguées de manière proactive devraient inclure des améliorations de la qualité et de la granularité des données (telles que des numéros d’entreprise qui permettraient aux observateurs de regrouper de manière plus précise les contrats des mêmes fournisseurs). D’autres pays ont comblé des lacunes similaires en matière de transparence à l’aide d’outils tels que l’Open Contracting Data Standard. L’adoption de cette norme permettrait d’éviter la répétition des lacunes flagrantes identifiées dans le rapport sur ArriveCAN.

Enfin, et c’est peut-être le plus important, le gouvernement fédéral devrait recruter des experts externes en technologie, les nommer sous-ministres et les charger de mettre en œuvre les étapes ci-dessus. Ces recrues ne doivent pas être des consultants en gestion ou des vice-présidents des ventes. Il doit s’agir de personnes qui ont réellement construit et livré des logiciels modernes et des services numériques que les gens veulent utiliser.

Plusieurs gouvernements provinciaux ont des leaders numériques exceptionnels qui pourraient servir d’inspiration. Contrairement aux dirigeants actuels de la fonction publique fédérale, qui n’ont pour la plupart jamais été invités à comprendre la technologie, ces experts externes comprendront pourquoi les changements que nous préconisons sont importants pour la qualité de l’administration et de la prestation de services au public. Sans cette injection de nouveaux dirigeants, les échecs informatiques tels qu’ArriveCAN resteront inévitablement la norme au gouvernement fédéral.

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Amanda Clarke
Amanda Clarke est professeure associée à l’école de politique et d’administration publiques de l’Université de Carleton. Elle est l’auteure de Opening the Government of Canada : The Federal Bureaucracy in the Digital Age et co-créatrice de govcanadacontracts.ca. Mme Clarke figure sur la liste des 100 universitaires les plus influents auprès du gouvernement établie par Apolitical.
Sean Boots
Sean Boots est un ancien fonctionnaire fédéral basé à Whitehorse, au Yukon. Il a participé au lancement du Service numérique canadien et a été cofondateur d’Ottawa Civic Tech. Il écrit sur la technologie et les services publics à sboots.ca.

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