(English version available here)
Pendant des années, le militant Richard Sharpe a averti tous les hauts fonctionnaires qu’il rencontrait que les employés noirs de la fonction publique poursuivraient le gouvernement fédéral en justice si celui-ci ne s’attaquait pas au racisme anti-Noirs sur leur lieu de travail.
L’ancien fonctionnaire fédéral sentait le mécontentement faire boule de neige. Plus de trente ans après l’entrée en vigueur de la Loi sur l’équité en matière d’emploi, des milliers de fonctionnaires noirs ne se sentent toujours pas plus avancés dans leur carrière.
Le gouvernement avait rétorqué que les ministères dépassaient leurs objectifs en ce qui concerne les travailleurs désignés « minorités visibles » en vertu de la Loi sur l’équité en matière d’emploi de 1986. La loi place tous les employés qui ne sont pas blancs/caucasiens ou autochtones dans cette seule catégorie, sans faire de distinction entre ceux d’origine afro-américaine ou sud-asiatique, par exemple. Les plaignants affirment que cette approche masque les disparités et les désavantages auxquels les Noirs sont spécifiquement confrontés sur le lieu de travail.
La grogne a atteint un point tel qu’un groupe de fonctionnaires noirs a demandé une compensation, en plus du changement, et intenté un recours collectif de 2,5 milliards $ pour les salaires et pensions perdus, et d’autres dommages. Les 12 plaignants sont maintenant engagés dans une bataille juridique depuis trois ans avec le gouvernement.
Ils accusent Ottawa d’avoir systématiquement écarté les Noirs de la course aux emplois et aux promotions, et ce depuis les années 1970. Ils affirment aussi que les pratiques gouvernementales en matière d’embauche et de recrutement les ont orientés vers des emplois de niveau inférieur. Ils auraient ainsi reçu un salaire moindre, et on leur a bloqué l’accès à des promotions et des opportunités de carrière en raison de la couleur de leur peau.
La Commission de la fonction publique du Canada, l’organe de surveillance du gouvernement en matière de recrutement, est en partie d’accord. Elle a évalué les processus de recrutement et constaté que, parmi les minorités visibles, les Noirs étaient les plus mal servis.
Les données d’une étude de la Commission de la fonction publique ont révélé qu’entre 2005 et 2008, les employés noirs avaient moins de chances d’être promus que les autres employés fédéraux.
Le gouvernement fédéral conteste la poursuite
Le gouvernement, qui a conclu un accord avec d’autres groupes d’employés qui avaient intenté des poursuites pour discrimination, a dépensé près de 8 millions $ pour contester le recours collectif. Ottawa fait valoir qu’en vertu du régime fédéral du travail, les questions soulevées devraient être résolues par une procédure syndicale de règlement des griefs ou par des plaintes déposées auprès de la Commission canadienne des droits de la personne, plutôt que par les tribunaux.
« Il y a même du racisme dans la façon dont le gouvernement traite le racisme à l’égard des Noirs canadiens. Aucun autre groupe n’a vécu ce que nous vivons actuellement », allègue Courtney Betty, avocat principale des plaignants.
Le différend est compliqué par de nombreux facteurs. Les données sont l’un des plus importants.
Prenons l’exemple du ministère de la Justice. Dans les documents judiciaires déposés dans le cadre de la poursuite, le ministère admet « une erreur involontaire qui a eu pour conséquence que certains employés appartenant à des minorités non visibles ont été comptabilisés comme des minorités visibles » pendant des années.
Ce problème s’explique en partie par le fait que tous les services gouvernementaux s’appuient sur l’auto-identification par les employés de leur sexe et de leur origine ethnique.
L’expression « minorités visibles » n’est utilisée qu’au Canada. Les critiques la qualifient au mieux de nébuleuse, au pire de péjorative et raciste. Depuis 200, les Nations unies ont demandé à trois reprises à Ottawa de cesser de l’employer.
En décembre, les plaignants ont remporté ce que Nicholas Marcus Thompson, directeur général du Black Class Action Secretariat, appelle une « victoire majeure ». Le rapport très attendu du groupe de travail fédéral sur la réforme de la Loi sur l’équité en matière d’emploi a recommandé la création de catégories distinctes pour les Noirs et les fonctionnaires LGBTQ, ainsi que pour tous les autres travailleurs des secteurs réglementés par le gouvernement fédéral. Ottawa a accepté l’idée.
Le rapport constitue un réquisitoire en règle contre les politiques et les pratiques de recrutement dans les secteurs sous réglementation fédérale. Il conclut que le Canada « n’a pas réalisé l’équité en matière d’emploi » et se dit surpris par « la non-représentativité de certains emplois dans tout le pays ».
« Il s’est passé quelque chose en cours de route. Pour certains, l’équité en matière d’emploi est devenue dépassée », peut-on lire dans le rapport.
« La terminologie n’était pas adaptée à l’époque et n’était pas assez inclusive. Les difficultés liées à la collecte de données ont fini par alourdir le processus avec des informations désuètes et peu fiables. Les processus se sont bureaucratisés. Les cases étaient cochées, mais les choses s’amélioraient-elles vraiment ? »
Cocher des cases au lieu d’atteindre l’équité
Le rapport révèle que les employeurs peuvent se conformer à la loi simplement en remplissant des rapports, en atteignant des objectifs et en « cochant des cases » sans pour autant rendre leur main-d’œuvre plus diversifiée. Comme l’a dit un expert au groupe de travail, « le fait que les employeurs puissent satisfaire aux exigences de conformité sans jamais employer de Noirs est problématique. »
Les 187 recommandations du rapport, si elles sont mises en œuvre, constitueraient une transformation massive de la manière dont la fonction publique gère ses effectifs. Nombre de ces changements sont demandés par les plaignants.
Toutefois, il n’est pas certain que le gouvernement et la fonction publique aient les reins assez solides pour procéder à ce type de changement radical.
Le ministre du Travail, Seamus O’Regan, affirme que le gouvernement s’est engagé à moderniser la Loi sur l’équité en matière d’emploi.
Il a immédiatement approuvé les recommandations du groupe de travail visant à ce que les travailleurs noirs et LGBTQ deviennent des groupes distincts d’équité en matière d’emploi en vertu de la loi. De même, il a soutenu les propositions visant à remplacer le terme « minorités visibles » par « personnes racialisées ».
Thompson estime que l’acceptation de l’idée par M. O’Regan constitue une « étape monumentale pour l’équité et l’inclusion » au Canada.
La grande question est de savoir si le rapport contribuera à un règlement judiciaire. L’audience tant attendue sur la certification du recours collectif est prévue pour le mois de mai. Un règlement est toujours possible, mais les personnes concernées estiment qu’il n’aura pas lieu avant l’audience de certification ou les prochaines élections fédérales.
O’Regan affirme qu’il sera plus en mesure de discuter de la question lorsque le gouvernement aura consulté les recommandations du groupe de travail.
« Je ne veux pas préjuger de quoi que ce soit, si ce n’est que les recommandations ont été formulées et qu’elles sont détaillées. Regardons-les et voyons comment les traduire en modifications législatives. Je pense que nous serons mieux placés pour répondre à certaines de ces questions ».
Le gouvernement fédéral – le plus grand employeur du pays – a fait l’objet de plusieurs recours collectifs sur des questions liées au lieu de travail, notamment de la part de membres de la GRC, d’anciens combattants, de militaires et de travailleurs autochtones. En 1999, les femmes ont obtenu un règlement historique de 3 milliards $ en matière d’équité salariale.
Comme l’a dit un militant noir de longue date, « tous les groupes défavorisés de la fonction publique se sont manifestés pour défendre leurs droits. Ce n’était donc qu’une question de temps avant que les Noirs ne s’en rendent compte et n’intentent un procès. Et nous y sommes ».
Richard Sharpe, lui, ne fait pas partie des 2000 demandeurs qui se sont engagés dans la bataille juridique. Il est cofondateur du Federal Black Employee Caucus (FBEC), le premier groupe dédié à la lutte pour l’équité pour les fonctionnaires noirs. Il est aujourd’hui directeur de la Black Equity Branch de la fonction publique de l’Ontario.
Il a frappé aux portes, s’est entretenu avec des représentants des différents services gouvernementaux, a recueilli et analysé des données pour que les droits des Noirs à l’équité soient inscrits à l’ordre du jour. Lors d’une réunion en août 2019, il a averti Ian Shugart, alors greffier du Conseil privé, qu’« un tas de Noirs en colère viendraient chercher leur argent » si des mesures significatives n’étaient pas prises.
Le recours collectif a été déposé en décembre 2020, quelques mois après le meurtre de George Floyd à Minneapolis, ce qui a « galvanisé la planète entière pour soutenir la vie des Noirs comme je ne l’avais jamais vu avant », relate M. Sharpe.
En janvier 2021, M. Shugart a donné le coup d’envoi de l’effort le plus important jamais entrepris au sein de la fonction publique pour éradiquer le racisme et la discrimination anti-Noirs, en lançant un appel à l’action sur la lutte contre le racisme et l’inclusion dans la fonction publique.
« Lorsque l’on examine les données et que l’on voit les taux de promotion, d’avancement et ainsi de suite, à un moment donné, on se rend compte que oui, c’est systémique. Il s’agit d’un problème profondément enraciné », a déclaré M. Shugart à une commission sénatoriale en mai 2023, après avoir quitté le Bureau du Conseil privé et avoir été nommé au Sénat.
Le problème chronique des mauvaises données
La fiabilité des données – notamment la manière dont le gouvernement les a collectées et analysées, et la manière dont il a identifié et compté les « minorités visibles » en vertu de la loi – sera un champ de bataille essentiel pour obtenir la confirmation du statut de recours collectif pour l’action en justice ou pour négocier un règlement avec Ottawa.
Les avocats des plaignants s’appuient sur des preuves statistiques et des analyses fondées sur les propres données du gouvernement. Ils ont adressé plus de 100 demandes d’archives à différents ministères.
Pendant des années, le gouvernement a affirmé qu’il ne disposait pas de données ventilées sur ses employés, en particulier sur les Noirs et d’autres employés racialisés, parce qu’ils étaient inclus dans le décompte global des minorités visibles.
Or, les demandes d’accès à l’information révèlent que de nombreux services gouvernementaux ont collecté ces données, même s’ils n’ont commencé à les publier qu’en 2021, après le dépôt du recours collectif.
Le Dr Martin Nicholas, spécialiste des données et conseiller en équité, a mis au point une nouvelle méthodologie qui utilise des données publiques ou recueillies sur le site web du Secrétariat du Conseil du Trésor pour examiner les groupes au sein de la catégorie des minorités visibles entre 2017 et 2021.
Il a constaté que les fonctionnaires noirs étaient confrontés à une « stagnation de carrière et à un désavantage systémique » et qu’ils étaient surreprésentés dans les postes les moins bien rémunérés, et sous-représentés dans les emplois les mieux payés.
Au début de l’année, la Vérificatrice générale Karen Hogan a constaté que les ministères ne savent toujours pas comment les employés racialisés s’en sortent par rapport aux autres travailleurs.
Elle a conclu qu’il ne suffisait pas d’atteindre les objectifs de recrutement des minorités visibles. Les six ministères sur lesquels elle a enquêté n’examinent toujours pas les données spécifiques aux travailleurs racialisés en ce qui concerne les promotions, les évaluations des performances, la titularisation, la mobilité, le recrutement et le maintien dans l’emploi, afin d’identifier d’éventuels préjugés ou désavantages.
La loi exige que les effectifs de la fonction publique reflètent la population du Canada. Cela signifie que le gouvernement doit embaucher les quatre groupes désignés par la loi – les femmes, les Autochtones, les personnes handicapées et les minorités visibles – proportionnellement à leur part de la population active canadienne.
Regrouper les « minorités visibles »
Ce faisant, la fonction publique s’est étroitement concentrée sur ce que les critiques appellent « cocher les cases ». Tant que les différents services gouvernementaux atteignaient les objectifs fixés pour les minorités visibles, il importait peu qu’ils embauchent des Noirs ou des personnes d’origine chinoise, sud-asiatique, arabe, latino-américaine ou philippine, etc.
Il existe également un débat méthodologique de longue date sur les critères utilisés pour mesurer la représentation des minorités visibles dans la fonction publique. L’approche de la fonction publique exclut les résidents permanents et les réfugiés. Elle tient également compte des emplois occupés par les personnes plutôt que ceux pour lesquels ces personnes sont qualifiées.
Selon Gérard Étienne, ancien haut fonctionnaire et consultant en matière de diversité, le résultat est que les ministères déclarent au Parlement qu’ils atteignent et dépassent les objectifs de représentativité, alors qu’en réalité, ils sont nettement à la traîne.
« L’impression qu’ils donnent au Parlement que nous sommes en train de combler l’écart est l’un des plus grands mensonges perpétrés au Parlement et aux Canadiens car, au contraire, l’écart se creuse », déclare M. Étienne.
Toutefois, le procès a déjà braqué les projecteurs sur la discrimination et entraîné un certain nombre de changements demandés par les plaignants.
Jasminka Kalajdzic, directrice de la Class Action Clinic de l’Université de Windsor, affirme que le simple fait d’intenter une action en justice a déjà entraîné davantage de changements que ce qu’un fonctionnaire pourrait obtenir par le biais d’un grief.
Par exemple, le Conseil du Trésor travaille sur un processus d’auto-identification plus précis et sur la centralisation de la collecte des données relatives à l’équité en matière d’emploi et de l’établissement des rapports. En outre, de nombreux ministères ont créé des secrétariats chargés de la lutte contre le racisme.
Le gouvernement s’est engagé à mettre en place une stratégie de justice pour les Noirs et a réservé 46 millions $ pour financer un plan de santé mentale pour les Noirs, bien que les efforts pour mettre ce plan en œuvre et le faire fonctionner aient été marqués par la controverse.
Ottawa a aussi annoncé la création d’un nouveau groupe chargé d’élaborer un programme d’« engagement réparateur » pour lutter contre la discrimination.
Les promotions se sont également multipliées. En août 2022, Caroline Xavier est devenue la première sous-ministre noire lorsqu’elle a été nommée chef* du Centre de la sécurité des télécommunications – 33 ans après que l’Ontario a nommé son premier sous-ministre noir.
Le Réseau des cadres noirs, créé en juillet 2020, a remis son premier rapport en juin 2023, qui fait état de « progrès considérables » dans la création d’une communauté de cadres noirs au cours des trois dernières années. Le nombre de cadres noirs dans la fonction publique fédérale est passé de 68 en 2016 à 168 aujourd’hui, dont quatre sous-ministres, 15 sous-ministres adjoints et quelques douzaines de directeurs généraux.
Cela ne représente toujours qu’environ 2,3 % des cadres du noyau dur de la fonction publique, alors que les Noirs représentent environ 4,2 % de l’ensemble des employés de la fonction publique.
« Ce problème est bien plus important que le recours collectif des Noirs », déclare Me Betty, l’avocat principal du recours collectif. « C’est le reflet de la société canadienne. C’est ce que nous sommes et c’est ce que ressentent de nombreux Noirs. Ce n’est pas une réalité pour les autres Canadiens. Mais pour les Noirs canadiens, c’est une réalité. »
* Correctif : Dans une version antérieure de cet article, Caroline Xavier était présentée comme la présidente du Centre de la sécurité des télécommunications. Son titre est « chef ».