Le bilinguisme canadien, tel que plusieurs l’ont rêvé, est en train de mourir. Hors du Québec, de certaines parties de l’Ontario et de l’Acadie, la connaissance du français n’est simplement plus utile au quotidien. Et même dans les endroits du ROC où on le parle encore, le français fond à vue d’œil. Comme nous l’avons vu dans l’article précédent, le Canada hors-Québec est tranquillement en train d’abandonner le bilinguisme.

Lisez le texte : Est-ce la fin du bilinguisme canadien? (1)

Un pessimiste ou un cynique pourrait conclure qu’il s’agit simplement d’un retour à l’état naturel du Canada anglais, qui n’a jamais vraiment aimé le rêve bilingue un peu fou de Pierre Trudeau. C’est trop simple. Au contraire, les données de Statistique Canada pour 2021 confirment le durcissement constant de la carte linguistique du Canada. Il s’agit d’une évolution tout à fait naturelle. Pour survivre, les langues ont besoin d’une base géographique, démographique et (oui) politique. La géographie linguistique fragmentée du Canada – résultat de son histoire de colonisation – n’a jamais été viable. Les petites îles linguistiques, à moins d’être protégées politiquement, survivent rarement au-delà de la troisième ou de la quatrième génération.

Gravelbourg – un village emblématique de la Saskatchewan francophone, colonisé pour la première fois au début des années 1900 et ville cathédrale d’un diocèse catholique romain – enregistrait encore une solide majorité francophone au moment du recensement de 1961. Deux générations plus tard, le recensement de 2021 nous apprend que le français (en tant que langue parlée à la maison) est passé sous la barre des 10 % de la population du village et que, naturellement, seule une petite minorité (5 %) de sa population majoritairement anglophone le comprend. La disparition du français à Gravelbourg est regrettable. Certaines traces persisteront sans doute sur plusieurs générations, comme les noms des écoles et des centres communautaires, mais l’issue ne fait aucun doute.

Résidence typique, Gravelbourg, Saskatchewan, en 1922. Source : Bibliothèque et Archives Canada

Reconnaissance du conflit entre droits linguistiques et sécurité linguistique

Aujourd’hui, le Canada se divise essentiellement en deux régimes linguistiques : (a) une province, le Québec, qui s’efforce de maintenir le français comme langue dominante et commune à tous, tout en essayant de respecter les droits de sa population anglophone à la scolarisation et aux services publics ; (b) toutes les autres provinces, où la philosophie directrice est l’égalité des droits linguistiques, du moins en principe – c’est-à-dire le droit à la scolarisation et aux services publics dans sa langue maternelle, ce dernier droit n’étant pleinement respecté qu’au Nouveau-Brunswick en ce qui a trait aux services provinciaux. La distinction entre les deux régimes est importante.

La protection des droits linguistiques et la protection d’une langue (c’est-à-dire comme moyen de communication dominant dans des espaces donnés) ne sont pas la même chose. La Charte canadienne et la Loi sur les langues officielles continueront de garantir aux citoyens de Gravelbourg et de Hearst qui le souhaitent (et qui sont titulaires de droits à des fins éducatives) d’être servis en français dans les domaines relevant du domaine d’application de ces deux lois. Mais elles ne peuvent pas, même dans les milieux de travail fédéraux, assurer la prédominance du français. Les anglophones, ou les francophones qui préfèrent l’anglais, ont un droit égal de travailler dans l’une ou l’autre langue officielle.

Rien de tout cela ne devrait être nouveau. Cependant, le résultat est un modèle de bilinguisme, incontestablement noble dans son intention initiale, mais qui rend difficile la protection efficace des communautés linguistiques hors Québec et qui est incapable de leur garantir des espaces linguistiques sûrs. L’émergence de l’anglais comme langue universelle ne fait qu’aggraver la difficulté.

D’autres pays, comme la Suisse, ont adopté des modèles différents, en utilisant la règle d’une langue dominante par juridiction (canton, municipalité, etc.). Les droits linguistiques qui se chevauchent sont l’exception. Si Hearst se trouvait en Suisse, avec des anglophones (langue maternelle) représentant moins de 10 % de la population, elle pourrait être déclarée municipalité unilingue française, sans obligation de fournir des services publics en anglais. Ceci, bien sûr, est impensable au Canada. Les citoyens de Hearst resteront libres de choisir le français ou l’anglais.

La division linguistique du Canada va s’accentuer. J’ai peu d’espoir que la Loi sur les langues officielles modifiée (projet de loi C-13) ralentisse le déclin du français hors du Québec, comme je l’ai commenté en juin dans une analyse pour le Centre d’excellence sur la fédération canadienne. Le sort du bilinguisme à l’extérieur du Québec est directement lié à l’utilisation et à l’utilité du français, ce qui signifie inévitablement qu’il faut aller au-delà du français comme droit et en faire une nécessité pour les interactions sociales que pour l’avancement professionnel.

Cependant, la construction d’espaces linguistiques sécurisés et d’institutions où la connaissance du français est essentielle ne peut avoir lieu sans qu’on limite l’usage de l’anglais. Seul le Québec dispose d’une législation en ce sens. Je n’imagine pas qu’une autre province puisse restreindre le droit aux services et à l’enseignement en anglais dans les communautés à majorité francophone, et je ne vois pas non plus comment Ottawa pourrait restreindre le droit de travailler en anglais dans les institutions fédérales.

Loi sur les langues officielles : une mise à jour s’impose

Loi 96 : une atteinte à la justice et aux droits fondamentaux

Permettez-moi de conclure avec une dernière donnée du recensement de 2021, qui m’a même surpris. Deux fois plus de gens parlent l’anglais à la maison au Québec aujourd’hui (un million) que le français dans le reste du Canada. Le Québec est maintenant la seule province où la grande expérience bilingue du Canada est une réalité vivante, où les deux communautés linguistiques vivent côte à côte sans qu’aucune ne menace d’assimiler l’autre, et où la majorité (ou presque) de chaque groupe comprend la langue de l’autre. L’implication politique est évidente : si le bilinguisme doit être une réalité vivante à l’extérieur du Québec, pratiquée non seulement par les francophones, un nouvel équilibre doit être trouvé entre les droits linguistiques et la sécurité linguistique.

Des milieux où il vaut la peine d’apprendre le français : Ottawa doit montrer la voie

Le principal obstacle à l’adoption de mesures plus fortes pour promouvoir le français à l’extérieur du Québec n’est pas juridique, mais politique. C’est là que le projet de loi fédéral C-13 échoue. Il aurait pu aller plus loin en montrant la voie vers une nouvelle vision du bilinguisme : un Canada à deux langues, chacune ayant droit à des espaces sécurisés, tout en restant fidèle à l’idéal fondateur de deux langues respectées à travers la nation.

Quelques amendements au projet de loi C-13 pourraient y contribuer, notamment :

  • Reconnaître le rôle central du Québec dans le maintien du français au Canada ;
  • Harmoniser la législation linguistique fédérale avec celle du Québec, notamment pour les lieux de travail ;
  • Reconnaître le rôle distinctif de l’Acadie dans le maintien du français au Canada ;
  • Donner plus de substance à la définition de « régions à forte présence francophone » ;
  • Promouvoir le français comme langue commune de travail dans les lieux de travail fédéraux et sous réglementation fédérale dans les régions hors Québec ayant une forte présence francophone ;
  • Déclarer Ottawa « zone francophone prioritaire » ;
  • Élargir l’interprétation de l’expression « égalité réelle ».

Le Canada devrait entamer une conversation sur la sécurité linguistique, qui pourrait d’ailleurs s’étendre aux langues autochtones – l’inuktitut étant le cas le plus évident. Les droits linguistiques devraient-ils cesser de suivre les individus dans certains cas, comme on le voit en Suisse, celui à l’éducation étant le plus sensible ? La loi 101 a créé un précédent pour les immigrants. Les résidents du Québec qui n’ont pas reçu leur enseignement primaire en anglais au Canada ne peuvent pas envoyer leurs enfants dans des écoles anglaises.

La même restriction pourrait-elle être justifiée dans certaines régions hors Québec à forte présence francophone ? Cette question revêt une importance certaine étant donné la priorisation de l’immigration francophone par le gouvernement fédéral. Si les immigrants francophone s’anglicisent au même rythme que les natifs, on n’est pas rendu bien loin. Encore faut-il que le français soit, effectivement, la langue d’avancement social pour leurs enfants et petits-enfants.  En poussant l’analogie suisse un peu plus loin, pourrait-on imaginer, dans certains endroits, rendre obligatoire la scolarisation en français pour tous les nouveaux arrivants?

Souhaitez-vous réagir à cet article ? Joignez-vous aux discussions d’Options politiques et soumettez-nous votre texte , ou votre lettre à la rédaction! 
Mario Polèse
Mario Polèse est professeur émérite à l’Institut national de la recherche scientifique, à Montréal. Il a écrit abondamment sur l’économie urbaine et le développement régional. Ses livres les plus récents sont The Wealth and Poverty of Cities: Why Nations Matter (Presse de l’Université Oxford) et Le miracle québécois (Boréal).

Vous pouvez reproduire cet article d’Options politiques en ligne ou dans un périodique imprimé, sous licence Creative Commons Attribution.

Creative Commons License