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La pause estivale et les élections générales québécoises se profilent à l’horizon et le gouvernement Legault s’empresse de faire adopter son projet de loi 96, la Loi sur la langue officielle et commune du Québec, le français. Cette réforme, vouée à la protection et à la promotion de la langue française, est tentaculaire et il est clair que plusieurs éléments ont échappé au débat public.

Les répercussions du projet de loi sur la prestation de services publics aux nouveaux arrivants et sur le réseau d’enseignement supérieur anglophone ont été abordées. En revanche, je me concentrerai sur les effets préoccupants du projet de loi 96 sur l’administration de la justice et sur les droits et libertés fondamentaux.

Le bilinguisme judiciaire menacé

D’abord, le bilinguisme judiciaire est menacé. L’article 133 de la Loi constitutionnelle de 1867 prévoit l’usage des langues française et anglaise devant les tribunaux québécois. De plus, l’article 530 du Code criminel garantit que tout accusé peut subir son procès devant un juge compétent dans la langue officielle de son choix. Si au Québec cette garantie profite aux anglophones, ailleurs au Canada, elle le fait pour les francophones.

Il est donc nécessaire d’avoir de nombreux juges couramment bilingues, selon le profil linguistique du district. À l’heure actuelle, la juge en chef de la Cour du Québec évalue les besoins linguistiques de chaque district afin de respecter ce cadre, décidant où le bilinguisme s’impose. Les gouvernements précédents, tant péquistes que libéraux, avaient accepté qu’il en soit ainsi.

Or, le projet de loi 96, tel qu’amendé récemment, bouleverserait ce processus. Selon les amendements, la connaissance « d’une langue autre que la langue officielle » du Québec, soit le français, ne pourrait normalement être pertinente dans le cadre de la sélection d’un candidat pour la magistrature. Elle ne peut l’être que si le ministre de la Justice l’estime nécessaire, après consultation du ministre de la Langue française – qui est d’ailleurs présentement la même personne –, et que tous les moyens raisonnables ont été pris pour éviter d’imposer une telle exigence. L’appréciation de la juge en chef, qui connaît les besoins sur le terrain mieux que quiconque, en serait exclue. Il est prévisible que ce changement réduise la capacité des tribunaux à respecter les droits constitutionnels des justiciables.

Cette réduction des pouvoirs de la juge en chef dans cette matière enfreindrait-elle le principe constitutionnel de l’indépendance judiciaire ? La question se pose puisque ce principe comporte une dimension d’indépendance institutionnelle qui protège la magistrature contre l’immixtion politique.

Quant à l’administration de la justice, la nouvelle loi exigera la traduction française des plaidoiries rédigées en anglais. Qui plus est, de nombreux jugements rédigés en anglais ne pourront être rendus que lorsque la traduction française en sera faite. L’augmentation des coûts, l’alourdissement du processus judiciaire et l’allongement des délais sont inévitables. Le Québec peine déjà à combler les besoins des justiciables de langue anglaise et à traduire les jugements significatifs rédigés en français vers l’anglais, faute d’investissement gouvernemental dans les services jurilinguistiques.

Quand la défense du français attaque les droits fondamentaux

Par ailleurs, le projet de loi 96 invoque les clauses dérogatoires de la Charte canadienne des droits et libertés et de la Charte des droits et libertés de la personne, mieux connue comme la Charte québécoise. Le gouvernement reprend son recours vaste et péremptoire aux clauses dérogatoires de la Loi sur la laïcité de l’État (la Loi 21), un usage qualifié par le juge Marc-André Blanchard dans l’affaire Hak comme étant « désinvolte et inconsidéré ».

Le gouvernement envoie ainsi le signal que la défense de la langue française n’est pas un projet de société compatible avec les droits fondamentaux.

Au contraire, la promotion du français s’oppose à ceux-ci. Que les tribunaux cherchent, en toute indépendance, à sauvegarder des droits fondamentaux ne serait qu’une entrave à la réalisation de la volonté de la majorité.

Par exemple, en raison de l’usage des clauses dérogatoires, toute enquête menée par le gouvernement concernant le respect des obligations linguistiques des entreprises sera conduite nonobstant le droit de chacun à la protection contre les fouilles, les perquisitions et les saisies abusives, pourtant consacré dans les deux chartes canadienne et québécoise.

Le besoin de protéger et de promouvoir le français au Québec — aussi valable soit-il — n’est pas temporaire. Le remède que mettra en place le projet de loi 96 n’est pas temporaire non plus. Cette pérennité voulue du nouveau régime rend son opposition à nos droits fondamentaux d’autant plus préoccupante.

Dans une société québécoise libre, inclusive, tolérante et plurielle, la promotion du patrimoine précieux qu’est la langue française doit-elle s’opposer aux droits et libertés fondamentaux ? Durant plusieurs décennies, la Charte québécoise – création de l’Assemblée nationale, et le reflet des garanties fondamentales du droit international – fut chérie comme le gage d’une société québécoise libre et libérale. Notre gouvernement s’en souvient-il ?

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Robert Leckey
Avocat émérite du Barreau du Québec, Robert Leckey est doyen de la Faculté de droit de l’Université McGill et titulaire de la Chaire Samuel Gale.

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