(English version available here)

OTTAWA – John Hannaford, premier membre de la génération X à diriger la fonction publique canadienne après des décennies de domination des baby-boomers, pense qu’il est temps de réaffirmer les valeurs et l’éthique d’un fonctionnaire digne de ce nom.

Le nouveau greffier du Bureau du Conseil privé hérite d’un effectif fédéral plus important qu’à aucun autre moment de l’histoire, avec le plus grand renouvellement démographique depuis des années. Cela inclut une nouvelle génération de dirigeants et des milliers de nouveaux employés qui ont commencé leur carrière depuis les derniers cinq ans et ont passé beaucoup de temps dans les cuisines et les sous-sols.

En raison de la pandémie, ces nouveaux venus ont été peu exposés à la vie et à la culture du travail quotidien au bureau. Ils ont aussi été confrontés à des changements constants, à l’insécurité et à l’instabilité, une tendance que les événements mondiaux ne feront qu’aggraver.

Pour toutes ces raisons, M. Hannaford estime qu’il est temps de réapprendre à une nouvelle génération les valeurs et l’éthique qui devraient lier les membres d’une fonction publique professionnelle et non partisane, comme il l’a fait valoir lors d’une récente entrevue et à l’occasion de ses premières discussions avec des fonctionnaires.

« Parce que beaucoup d’entre nous viennent d’arriver, parce que nous vivons une époque de changements rapides et périlleux, parce que tout le monde ne voit pas le gouvernement comme une force pour le bien, je pense qu’il est impératif de réaffirmer nos principes premiers. Nous devons nous rappeler pourquoi nous faisons ce travail pour le Canada », a-t-il récemment déclaré devant un parterre de fonctionnaires.

Place aux milléniaux

Les milléniaux, âgés de 27 à 42 ans, sont en voie de devenir la génération dominante, des milliers d’entre eux ayant été recrutés lors de la récente vague d’embauches. Avec les membres de la génération X, qui occupent de nombreux postes de direction, ils représentent 80 % de la main-d’œuvre.

M. Hannaford a créé un groupe de travail composé de sous-ministres importants dans le cadre d’un « dialogue » sur les valeurs et l’éthique dans l’ensemble du gouvernement, ce qui n’avait pas eu lieu depuis 30 ans. Le dernier groupe de travail de sous-ministres sur les valeurs et l’éthique avait produit le rapport Tait, qui est à la base du code actuel régissant la conduite des fonctionnaires.

John Hannaford s’entretient avec Options politiques en octobre 2023. OPTIONS POLITIQUES/Fred Chartrand

Pendant notre l’entretien, M. Hannaford affirme que les valeurs et l’éthique seront son « étoile polaire » dans le renouveau de la fonction publique et pour l’avenir. Les cinq principes sous-jacents au rapport Tait sont aussi pertinents aujourd’hui qu’il y a 30 ans : le respect de la démocratie, le respect des personnes, l’intégrité, l’intendance et l’excellence.

« Compte tenu de tout ce qui est nouveau dans ce monde et de l’évolution de nos modes de travail, nous devons réfléchir à la manière d’appliquer nos valeurs fondamentales et de nous assurer que nous suivons notre boussole dans des circonstances qui évoluent constamment », soutient-il.

Le passage au travail hybride est l’un des plus grands bouleversements dans la façon de travailler des fonctionnaires en plus d’un siècle. À cela s’ajoutent les défis politiques et de la livraison des services posés par des bouleversements sociaux constants, les changements climatiques, la révolution numérique menée par l’intelligence artificielle et l’automatisation, et les crises mondiales qui surgissent de toutes parts.

M. Hannaford qualifie la fonction publique de « sport d’équipe » et considère qu’un important défi consiste en « comprendre comment bien travailler avec les autres, comment maximiser votre valeur dans une équipe et comment maximiser l’équipe. »

« L’art du travail d’équipe »

John Hannaford est entré au gouvernement il y a 28 ans, en tant que jeune juriste et agent aux affaires étrangères. Le lieu de travail, se souvient-il, était comme une communauté où il pouvait s’entretenir avec ses collègues, regarder les gestionnaires et les cadres à l’œuvre et prendre des décisions.

Dans le cadre du plan de travail hybride de la fonction publique, la plupart des employés de bureau sont à leur poste deux ou trois jours par semaine. Selon M. Hannaford, les cadres doivent être attentifs et réfléchis quant à la manière de tirer le meilleur parti de ces journées pour créer une communauté, de même que l’objectif commun et la convivialité qui l’accompagnent.

« Nous devons rétablir l’art du travail d’équipe, en insistant sur le fait que la capacité à travailler en équipe et à collaborer nous permet d’être encore plus créatifs. C’est, je crois, la clé du succès à l’ère de l’innovation numérique ».

En effet, en plus d’être les gardiens du gouvernement, les fonctionnaires en sont aussi souvent son « visage public », et « l’aune à laquelle il est jugé », ajoute-t-il. Quant aux valeurs et au code d’éthique, ils sont les compagnons de la « paix, de l’ordre et du bon gouvernement », qui incarnent le crédo législatif du Parlement.

M. Hannaford prévient aussi que les valeurs ne doivent pas devenir une excuse pour résister au changement ou « une ancre qui nous maintient dans le passé ».

Selon lui, les fonctionnaires doivent être au sommet de leur forme pour faire face aux changements et aux conséquences de l’instabilité mondiale. Il ne leur suffit pas d’être à l’affût du changement. Ils doivent faire partie du changement, aller de l’avant et le diriger.

C’est un défi de taille pour une fonction publique peu encline au risque et lente à réagir, et dont certaines critiques craignent qu’elle ne soit plus adaptée à l’évolution rapide du monde actuel. Pour eux, le plan de M. Hannaford n’est pas à la hauteur des réformes et de la refonte dont la fonction publique a besoin.

Mais Ralph Heintzman, ancien haut fonctionnaire et gourou des valeurs et de l’éthique, estime qu’une telle discussion est nécessaire avant toute réforme : « La fonction publique doit comprendre ce qu’elle est avant de corriger son fonctionnement. »

L’ordre donné par le gouvernement libéral de ramener les fonctionnaires au bureau deux ou trois jours par semaine a rencontré une forte résistance. C’est encore un point sensible pour plusieurs, en particulier pour les jeunes travailleurs, qui réitèrent qu’ils étaient plus productifs, qu’ils préféraient la flexibilité et l’équilibre entre vie professionnelle et vie privée et qu’ils économisaient sur les trajets entre le domicile et le travail.

Les anecdotes à propos de fonctionnaires qui se moquent de la directive de retour au bureau ou qui s’arrangent pour ne pas avoir à s’y rendre chaque semaine. Un haut fonctionnaire a noté que les employés de son service se présentaient au bureau environ 1,8 jour par semaine en moyenne, ce qui est inférieur à l’objectif de deux à trois jours.

Cela relance le débat à savoir si le lieu de travail est un droit ou un privilège. Les travailleurs ont même fait la grève à ce sujet. Selon M. Heintzman, le groupe de travail devra se pencher sur cette question sensible : comment les préférences personnelles des travailleurs s’accordent-elles avec les valeurs et l’éthique?

« C’est un bon exemple d’une question où les valeurs de la fonction publique entrent en jeu. Le principe premier n’est pas de savoir si cela vous convient ou si c’est un meilleur environnement de travail pour vous », observe M. Heintzman.

« Le principe premier est plutôt que nous sommes ici pour servir l’intérêt public. Nous sommes ici pour servir les Canadiens et le gouvernement démocratiquement élu. C’est dans cette perspective qu’on doive aborder la question, et non dans du point de vue des travailleurs individuels. Il est possible que la bonne réponse se trouve quelque part au milieu, avec un mélange de travail à domicile et de travail au bureau ».

Quel est le rôle de la fonction publique?

Il reste que les fonctionnaires entretiennent de nombreuses d’inquiétudes pour l’avenir : la confiance envers le gouvernement, les fiascos qui ont entaché leur image et leur réputation, le déclin du partage de « conseils audacieux », l’affaiblissement de la capacité politique, les dépenses importantes et l’imminence d’une crise économique, les conflits entre les différents niveaux de gouvernement et la nécessité d’une réforme de la fonction publique.

Tout cela est censé faire partie des discussions du groupe de travail, mais au cœur de tout cela se trouve le rôle même de la fonction publique. Plusieurs croient que le Parlement doit avoir son mot à dire là-dessus. C’était d’ailleurs la principale recommandation du rapport Tait il y a 30 ans.

« La fonction publique ne peut pas décider elle-même de son mandat, de sa mission et de ses valeurs. Ce sont les représentants élus du peuple canadien qui doivent en décider », observe M. Heintzman.

Pour l’instant, il s’agit d’un exercice de service public qui prendra environ un an. Le groupe de travail devrait présenter un rapport préliminaire sur la voie à suivre d’ici la fin de l’année.

« Nous n’en sommes qu’au tout début », souligne M. Hannaford. « Il est évident que nous évoluons dans un environnement politique plus vaste et nous verrons ce que cela signifie en ce qui a trait au Parlement et d’autres interactions. Mais à ce stade-ci, c’est une conversation que je veux avoir avec les fonctionnaires ».

Souhaitez-vous réagir à cet article ? Joignez-vous aux discussions d’Options politiques et soumettez-nous votre texte , ou votre lettre à la rédaction! 
Kathryn May
Kathryn May est journaliste et la boursière Accenture en journalisme sur l'avenir de la fonction publique. Dans les pages d'Options politiques, elle examine les défis complexes auxquels font face les fonctionnaires canadiens. Elle a couvert la fonction publique fédérale pendant 25 ans pour le Ottawa Citizen, Postmedia et iPolitics. Gagnante d'un prix du Concours canadien de journalisme.

Vous pouvez reproduire cet article d’Options politiques en ligne ou dans un périodique imprimé, sous licence Creative Commons Attribution.

Creative Commons License