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OTTAWA – Le plus haut fonctionnaire du Canada fait des valeurs et de l’éthique une priorité absolue : un nouveau groupe de travail composé de sous-ministres sera chargé de mener une « grande conversation » sur la réaffirmation des valeurs fondamentales d’une fonction publique non partisane dans un monde en évolution, où les crises se succèdent.
John Hannaford, nommé greffier du Bureau du Conseil privé il y a trois mois, a constitué un groupe de travail de cinq membres dont la mission est de « donner vie à nos valeurs et à notre éthique collectives dans un environnement dynamique et de plus en plus complexe ». Il a informé tous les ministères de la création de ce nouveau groupe de travail la semaine dernière, et exposé les grandes lignes de son projet lors d’une récente conférence (où les médias n’étaient pas admis).
« En tant que patron de la fonction publique, susciter une nouvelle conversation sur les valeurs et l’éthique sera l’une de mes priorités pour l’année à venir, et cela soutiendra la gestion efficace et le renouvellement de notre fonction publique », a-t-il écrit dans une lettre adressée aux fonctionnaires.
Hannaford a indiqué que le groupe de travail passerait les prochains mois à mener des campagnes de sensibilisation auprès des fonctionnaires, des réseaux et des communautés, tant à l’intérieur qu’à l’extérieur de la fonction publique. Il prévoit un « rapport d’étape » d’ici la fin de l’année.
Entre-temps, il souhaite que chaque département, branche et division propose des activités et des moyens pour discuter des valeurs et de l’éthique de la fonction publique, et de ce qu’elles représentent aujourd’hui.
Une première révision en 30 ans
Le groupe de travail sera présidé par Catherine Blewett, ex-première fonctionnaire de la Nouvelle-Écosse, aujourd’hui vice-ministre du développement économique et présidente de l’Agence de promotion économique du Canada atlantique.
Les autres membres sont : Stephen Lucas, sous-ministre à Santé Canada; Christiane Fox, sous-ministre à Immigration, Réfugiés et Citoyenneté Canada; et Caroline Xavier, cheffe du Centre de la sécurité des télécommunications (CST), l’agence d’espionnage électronique. Donnalyn McClymont, sous-secrétaire du BCP chargée du personnel supérieur et du renouvellement de la fonction publique, appuiera le groupe de travail en tant que membre d’office.
Il s’agit du premier grand examen des valeurs et de l’éthique depuis le rapport novateur intitulé De solides assises, rédigé par l’ancien sous-ministre John Tait il y a près de 30 ans.
Ce rapport s’appuyait lui aussi sur une conversation avec les fonctionnaires. Il a jeté les bases du code de valeurs et d’éthique entré en vigueur en 2003 et qui régit le travail et le comportement des fonctionnaires, de même que leurs relations avec le Parlement, les ministres et les Canadiens.
Le rapport Tait est également issu d’un groupe de travail composé de sous-ministres nommés par Jocelyne Bourgon, alors greffière du Bureau du Conseil privé, à une époque de grands bouleversements. Mme Bourgon avait créé neuf groupes de travail chargés d’étudier les grands défis auxquels allaient être confrontés les fonctionnaires suite à la révision historique des programmes fédéraux par le gouvernement Chrétien. Cette réforme a complètement repensé le rôle du gouvernement. Plus de 50 000 postes de fonctionnaires ont été supprimés dans la lutte au déficit.
Les temps ont changé, mais M. Hannaford est d’avis que les valeurs fondamentales énoncées dans le rapport Tait – respect de la démocratie, respect des personnes, intégrité, intendance et excellence – sont « durables » et constituent toujours la « boussole » qui guide le comportement des fonctionnaires.
« Notre monde est de plus en plus dynamique, complexe et en constante évolution », a écrit M. Hannaford dans une lettre adressée aux ministères. « En tant que fonctionnaires, nous jouons un rôle important dans le système démocratique canadien. Nous continuons à nous montrer à la hauteur afin de servir le Canada et les Canadiens. Les valeurs et l’éthique de la fonction publique sont une boussole importante qui guident nos actions et nos comportements, en particulier lorsque nous nous adaptons et évoluons en cette ère de changement ».
Hannaford a ajouté que les travaux du groupe de travail compléteront d’autres priorités actuelles visant à améliorer le bien-être sur le lieu de travail, l’accessibilité, la lutte au racisme, l’équité et l’inclusion, ainsi que la réconciliation.
Des fonctionnaires assiégés de tous côtés
La fonction publique travaille dans des circonstances très différentes aujourd’hui, mais comme il y a 30 ans, elle est confrontée à des questions difficiles sur ce qu’elle fait et sur la manière dont elle le fait.
Les fonctionnaires se sentent aujourd’hui assiégés de tous côtés, entre une charge de travail plus lourde et la politique hyperpartisane. Les cadres fédéraux font état de niveaux élevés de stress et d’épuisement professionnel, et de niveaux croissants de cynisme et de problèmes de santé mentale. L’étude En tête de l’Institut sur la gouvernance a révélé que les fonctionnaires, à tous les niveaux du gouvernement, s’inquiètent de ne pas pouvoir dire la vérité aux élus et de devoir suivre la ligne du parti lorsqu’ils donnent des conseils.
Ils ont dû composer avec une pandémie, des convois de manifestants, des fiascos dans la prestation de services, la plus grande grève en 30 ans et l’avènement du télétravail. Ils doivent aussi réduire leurs dépenses de 15,4 milliards sur cinq ans. La fonction publique, qui compte 350 000 employés, n’a jamais été aussi vaste et diversifiée. Les milléniaux dominent désormais la main-d’œuvre et ont des attitudes très différentes de celles des baby-boomers, qui les ont précédés.
Enfin, les crises climatiques et géopolitiques se succèdent. Guerres, inondations, incendies, inflation galopante, pénurie de logements, le tout aggravé par les distractions quotidiennes des médias sociaux, de la politique hyperpartisane et de l’information en continu, 24 heures sur 24.
Stephen Van Dine, qui a dirigé l’étude En tête, se demande pourquoi le greffier se concentre sur les valeurs et l’éthique, alors que les fonctionnaires s’inquiètent de choses aussi élémentaires que de ne pas avoir peur de fournir des conseils, de la capacité diminuée à élaborer des politiques et de l’impact sur la gouvernance. Selon lui, la démarche va inquiéter les fonctionnaires, qui vont se demander : « Qu’avons-nous fait de mal ? ».
« Pourquoi, pour l’amour du ciel, commencer par les valeurs et l’éthique si l’on ne pense pas que le problème de fond à ce stade est la fibre morale de la fonction publique?, se demande M. Van Dine. Pourquoi ne pas se pencher plutôt sur ce que devrait être la direction de la fonction publique au 21e siècle ? »
Les hauts fonctionnaires soutiennent que M. Hannaford n’est pas en train de rouvrir le code d’éthique ou de choisir entre des valeurs nouvelles ou traditionnelles. Il ne sonne pas non plus l’alarme quant à l’intégrité des fonctionnaires. Ce serait plutôt une question d’adaptabilité : il veut que les fonctionnaires comprennent mieux comment appliquer des valeurs de longue date dans un monde qui évolue rapidement.
Alasdair Roberts, professeur de politique publique à l’université du Massachusetts à Amherst et ancien chercheur invité à l’École de la fonction publique du Canada, étudie comment les pays peuvent s’adapter et prospérer en cette période de turbulences. M. Roberts note un certain nombre de menaces qui pèsent sur la capacité d’adaptation du Canada, mais la santé de la fonction publique et sa capacité d’agir rapidement représentent un élément clé.
La montagne de contrôles, de règles et de nouveaux chiens de garde parlementaires accumulés au fil des décennies – tout cela au nom de la responsabilité – étouffe l’innovation et rend les fonctionnaires réticents à prendre des risques, explique-t-il. En outre, ils sont confrontés à une nouvelle couche de contrôle politique, qu’il appelle la « fonction politique » des employés ministériels.
Et puis il y a le télétravail, qui soulève de grandes questions pour les dirigeants sur la façon d’établir un objectif et des valeurs communes, alors que les gens travaillent rarement dans un même lieu physique.
Manque d’envergure
Bien que M. Hannaford associe sa démarche à un renouvellement de la fonction publique, le plan préliminaire n’a pas l’envergure d’une réforme majeure que des critiques ont demandé au fil des ans.
Donald Savoie, qui est considéré comme l’éminence grise de l’administration publique au pays, est d’avis que la fonction publique s’est tellement égarée que seul un organisme indépendant, comme une commission royale, pourrait y remédier.
Roberts, qui soutient l’idée d’une commission royale, estime que le groupe de travail de M. Hannaford est utile et opportun, mais que cinq sous-ministres très occupés par leur travail quotidien seront limités dans ce qu’ils pourront accomplir.
Ils ne pourront pas vraiment s’attaquer aux barrières légales, au marécage de contrôles, de règles et de structures et aux processus obsolètes qui doivent être corrigés. Et ils ne pourront pas non plus s’attaquer à l’épineuse question du rôle de la fonction publique, en particulier de ses relations tendues avec les ministres, le Parlement et le personnel politique.
Plusieurs pensent que le greffier n’a tout simplement pas le temps de procéder au type de révision requise. À deux ans des élections – et peut-être même moins –, il doit se consacrer pleinement à la planification de la transition. Et si les sondages se maintiennent, un gouvernement conservateur pourrait accéder au pouvoir avec une vision très différente de la fonction publique et du rôle de l’État.
D’autres, comme Alasdair Roberts, se demandent aussi s’il est possible de discuter des valeurs et de l’éthique sans faire le point sur le rôle de la fonction publique : « Je ne veux pas diminuer l’importance de cette démarche, mais elle ne peut se substituer à un examen plus large, plus approfondi et indépendant du rôle et de la structure de la fonction publique ».