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Je ne me ferai sans doute pas beaucoup d’amis parmi mes concitoyens anglophones en signant cet article. Pour éviter toute accusation de parti pris contre l’anglais, permettez-moi de me présenter.

J’ai grandi à New York. Toute ma scolarité s’est faite en anglais. J’ai commencé à apprendre le français à l’âge de 16 ans à l’école secondaire, et j’ai toujours cherché à me perfectionner par la suite. Je parle maintenant à peu près couramment les deux langues, bien que je sois légèrement plus à l’aise en anglais. Outre l’Institut national de recherche scientifique (INRS), mon institution d’appartenance, j’ai enseigné et supervisé des étudiants à l’Université McGill pendant plus de trente d’ans.

J’aime le fait que je peux aussi vivre en anglais à Montréal. Mais je me suis toujours senti mal à l’aise d’exercer pleinement ce « droit ». J’utilise habituellement le français comme langue d’usage courant. Je veux faire ma part pour que le français demeure la langue publique dominante dans la métropole.

Comment définir une minorité?

Nous arrivons ici au cœur du défi linguistique québécois: la langue de la minorité est l’anglais, qui est loin d’être une langue en déclin. La proportion de Québécois qui comprend l’anglais continue de croître  (maintenant près de la moitié de la population), de même que l’utilisation de l’anglais au travail, notamment à Montréal, pour des raisons évidentes.

Pourtant, les anglophones sont manifestement une « minorité» , comptant entre 7,5 % et 15 % de la population québécoise, selon le critère utilisé. Mais la notion de « minorité » comme désignation officielle est récente. L’expression « communautés de langue officielle en situation minoritaire » est apparue pour la première fois en 1988 dans la législation fédérale lors de la révision de la Loi sur les langues officielles, qui contenait aussi des dispositions relatives au financement des organismes communautaires. Le Quebec Community Groups Network (QCGN), financé dans le cadre du Programme Développement des communautés de langue officielle, a été fondé en 1995 et agit comme principal groupe de pression pour promouvoir et défendre, selon leurs termes « les droits de notre minorité de langue anglaise ».

Je doute que beaucoup de Québécois anglophones se soient perçus comme une minorité avant les années 1960. La défense des droits des anglophones n’était pas un enjeu. Le droit à l’éducation en anglais a été implicitement réaffirmé lors de la Confédération de 1867 (article 93 de l’Acte de l’Amérique du Nord britannique), garantissant des droits aux commissions scolaires des écoles protestantes de l’époque, essentiellement de langue anglaise. Le « droit » à des services publics en anglais était une question de tradition ne nécessitant pas de légiférer, sans compter l’utilisation libre de l’anglais dans l’espace publique (publicité, commerce, etc.).

La fin du libéralisme linguistique

Ce régime libéral, qui a permis de maintenir la paix sociale, s’est effondré dans les années 1960 avec la chute du taux de natalité des francophones. Cela a entraîné une série de batailles linguistiques au Québec, qui ont finalement conduit, en 1977, à l’adoption de la Charte de la langue française (loi 101), limitant l’accès aux écoles anglophones ainsi que l’usage de l’anglais dans le commerce et l’espace public.

Au palier fédéral, la Loi sur les langues officielles de 1969 cherchait à réparer les torts du passé. Elle visait prioritairement les minorités francophones hors Québec. Leur droit aux services (fédéraux) et à l’éducation en français fut officiellement reconnu et inséré dans la Charte canadienne des droits et libertés lors du rapatriement de la Constitution de 1982. Les populations minoritaires de langue française et de langue anglaise devaient désormais être traitées sur un même pied d’égalité. Pour citer le QCGN, « Les Canadiennes et les Canadiens d’expression anglaise qui vivent au Québec représentent l’une des deux communautés minoritaires de langue officielles au Canada, jouissant d’un statut, de droits et de privilèges égalitaires». Il est difficile d’être contre le principe d’égalité. Mais son application sans distinction aux deux minorités linguistiques du Canada a produit des résultats inéquitables, comme le montre la figure 1.

Le défi de promouvoir l’égalité entre inégaux

Pour citer le célèbre aphorisme d’Aristote, « Il n’y a pas de pire injustice que de traiter également des choses inégales ». Le Canada est le parfait exemple d’un traitement égal produisant des résultats inéquitables. La minorité anglophone du Québec s’accroît tandis que la minorité francophone hors Québec est en décroissance.

Les Québécois parlant l’anglais à la maison (10,4 %) sont plus nombreux que les Québécois de langue maternelle anglaise (7,6 %), ce qui signifie que l’anglais continue d’attirer des allophones. Le contraire est observable à l’extérieur du Québec, où 40 % des francophones de langue maternelle ont abandonné leur langue. Même en prenant le meilleur scénario, celui du Nouveau-Brunswick, où le français et l’anglais ont un statut égal aux deux paliers supérieurs de gouvernement, le pourcentage de francophones (la langue parlée à la maison) est passé de 30 % en 2001 à 26,4 % en 2021. Pour paraphraser un autre aphorisme, cette fois-ci de George Orwell, « certaines minorités sont plus mineures que d’autres ».

Le défi est de traduire la sagesse d’Aristote en politique publique. L’article 23 de la Charte canadienne, qui définit les droits à l’instruction dans la langue de la minorité, reconnaît implicitement l’inégalité entre les deux minorités du Canada, même si cela n’est pas toujours bien compris. Les critères d’admissibilité à l’enseignement anglais au Québec sont plus stricts que ceux de l’enseignement français à l’extérieur du Québec.

L’accès à l’enseignement en anglais au Québec, conformément à la loi 101, n’est garanti qu’aux enfants dont les parents ont reçu leur éducation primaire en anglais au Canada, alors que l’accès aux écoles françaises hors Québec est ouvert à tous ceux qui déclarent le français comme langue maternelle. En effet, l’admissibilité à l’école française hors Québec est souvent interprétée de manière libérale, sans tenir compte des exigences en matière de citoyenneté. Au Québec, les gouvernements continuent d’appliquer rigoureusement les restrictions à la scolarisation en anglais.

La séparation tranquille / The quiet separation

Quand Ottawa utilise la Loi sur les langues officielles pour refuser l’accès à l’information

Par un cruel retournement de l’histoire, la communauté anglophone paie le prix de la générosité passée du Québec et de la mesquinerie (linguistique) passée des autres provinces. Il est impensable qu’un Québécois anglophone n’ait pas eu accès à une éducation en anglais, ce qui fait de ce critère un marqueur « juste » pour identifier les détenteurs de ce droit. Il n’existe pas d’assurance historique similaire pour les francophones hors Québec, car l’école française n’était pas universellement disponible, d’où aujourd’hui la nécessité de critères d’admissibilité plus généreux.

La Loi sur les langues officielles modifiée de 2023 (projet de loi C-13), contre laquelle le QCGN a fait pression sans succès, a fait un autre pas – plus médiatisé – vers la reconnaissance de l’inégalité des deux langues, y compris au Québec, en incorporant explicitement la Charte de la langue française du Québec dans C-13.

Il est facile de comprendre le mécontentement du QCGN. Le projet de loi stipule qu’elle a pour objet de « de favoriser l’existence d’un foyer francophone majoritaire dans un Québec où l’avenir du français est assuré » et de « favoriser, au sein de la société canadienne, la progression vers l’égalité de statut et d’usage du français et de l’anglais, en tenant compte du fait que le français est en situation minoritaire au Canada et en Amérique du Nord en raison de l’usage prédominant de l’anglais (…) ».

La deuxième affirmation résume bien le dilemme de promouvoir l’égalité entre inégaux. D’une part, elle promeut l’égalité, mais d’autre part, elle envoie le message aux tribunaux que des législations limitant l’anglais peuvent être tolérées et ne pas être scrutées de manière trop stricte, ce qui n’est pas une bonne nouvelle pour la minorité anglophone du Québec.

Pitié pour le ministre

Le pouvoir croissant de l’anglais continuera à exercer des pressions sur les gouvernements du Québec pour renforcer davantage la législation linguistique. Le Projet de loi 84 sur l’intégration nationale, déposé au moment de la rédaction de ces lignes (janvier 2025), annonce déjà des nouvelles mesures. Le pourcentage de Québécois francophones qui estiment que leur langue est menacée n’a cessé d’augmenter depuis le début du siècle.

Ce n’est pas un hasard. Avec l’arrivé d’Internet, l’anglais est devenu non seulement la voie universelle vers l’acquisition des connaissances, le divertissement et le plaisir, mais aussi vers un sentiment d’appartenance. Les jeunes Québécois ne font pas exception. J’en suis témoin tous les jours dans mon quartier. Je vois des jeunes, souvent des immigrants de deuxième génération, qui sortent de l’école française – loi 101 oblige -, rivés à leur iPhone, bavardant dans un méli-mélo de français et (surtout) d’anglais, totalement immergés dans le cyberespace où, bien sûr, la langue est l’anglais.

Que doit alors faire le ministre de la Langue française, pour faire du français la langue commune, surtout à Montréal où l’anglais est omniprésent ? Les législations n’ont pas toujours été entièrement heureuses. Le projet de loi 96 en est un exemple récent. Certaines parties du projet de loi, comme l’abaissement de 50 à 25 employés du seuil à partir duquel les entreprises devront obtenir un certificat de francisation, sont claires. En revanche, d’autres parties trahissent l’improvisation, notamment la tentative bâclée de définir qui a droit à des services en anglais.

Un article du projet de loi stipule que les services de santé peuvent être fournis en anglais « à une personne déclarée admissible à recevoir un enseignement en anglais », ce qui a donné lieu au spectacle désolant du ministre Jean-François Roberge contraint, après avoir publié des directives envoyées aux hôpitaux, de faire marche arrière devant la levée prévisible de boucliers.

La curieuse directive linguistique du ministère de la Santé du Québec

L’idée que des infirmières soient obligées de demander une pièce d’identité avant de s’adresser aux patients en anglais est évidemment absurde pour ne pas dire grotesque. Pourquoi alors le ministre s’est-il mis dans cette situation humiliante? C’est tout simplement parce qu’il n’existe aucune règle, aucun précédent, pour guider le ministre dans la gestion des droits de la minorité linguistique là où la langue de cette minorité est de facto la plus forte. L’anglais poursuivra partout son inéluctable ascension. Le Québec ne fera pas exception. Le ministre se retrouve devant un dilemme impossible, mais aussi les défenseurs de la minorité linguistique du Québec. Si seulement leur langue n’était pas l’anglais.

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Mario Polèse
Mario Polèse est professeur émérite à l’Institut national de la recherche scientifique, à Montréal. Il a écrit abondamment sur l’économie urbaine et le développement régional. Ses livres les plus récents sont The Wealth and Poverty of Cities: Why Nations Matter (Presse de l’Université Oxford) et Le miracle québécois (Boréal).

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