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Ceci est le premier de deux articles sur la gestion de la pandémie au Québec. 

Avant février 2020, à peu près personne n’avait entendu parler d’épidémiologie. Puis, la covid est arrivée, et les épidémiologistes sont devenus des incontournables de notre paysage médiatique. 

Les projections scientifiques qui reposent sur la modélisation mathématique et la statistique sont en effet d’une grande utilité pour définir les politiques publiques. C’est le cas de l’épidémiologie – particulièrement en temps de pandémie –, mais aussi de la climatologie, pour ne nommer que ces deux disciplines.  

À partir d’estimations basées sur les conditions présentes, ces deux sciences offrent aux décideurs une certaine prévisibilité. Elles permettent de créer un présent gouvernable en identifiant les conditions sur lesquelles agir pour produire un futur plus désirable. Par exemple, la climatologie permet aux décideurs de choisir certaines actions quant à l’utilisation d’énergies fossiles afin de maintenir les températures planétaires à des niveaux qu’ils jugent soutenables. Bien que les décideurs publics ne soient pas tous également sensibles aux projections scientifiques, sans elles, les conséquences des décisions de politiques publiques (ou de leur absence) seraient plus incertaines.  

De telles projections constituent l’un des outils d’influence des experts. En ramenant les problèmes à des dimensions concrètes, intelligibles et relativement simples – la réduction des émissions des gaz à effet de serre par exemple –, elles permettent de focaliser l’attention des décideurs et ainsi réduire la gamme des solutions possibles.  

Toutefois, en démocratie, les experts ne sont qu’une source d’influence parmi d’autres. Il serait donc mal avisé de penser qu’une projection scientifique, aussi convaincante soit-elle, puisse à elle seule maintenir l’influence des scientifiques sur le long terme, ou même qu’elle le devrait. 

Au début de la pandémie, c’est un modèle épidémiologique de l’Imperial College de Londres qui est réputé avoir précipité des stratégies sévères à l’encontre du virus au Royaume-Uni, aux États-Unis, et ailleurs. Aux États-Unis, ce modèle prévoyait plus de 2 millions de morts. Pourtant, au même moment, un autre modèle de l’Institute for Health Metrics and Evaluation prédisait 200 000 morts. Face à l’incertitude, l’écart entre les modèles joua en faveur du pire 

Confrontés à des projections contradictoires et animés par un sentiment de prudence, les gouvernements de la plupart des pays ont agi en fonction du pire scénario. Était-ce la meilleure approche ?   

L’influence décroissante des experts  

Depuis le début de la pandémie de COVID-19, nous cherchons à expliquer les politiques publiques mises en œuvre pour affronter la crise, et à comprendre comment la science et les projections scientifiques ont informé ces politiques. 

Les projections des experts ont été influentes au Québec, mais cette influence a diminué dans le temps, en dépit des catastrophes qu’elles annonçaient. Pendant les premières vagues, un haut niveau d’incertitude a pu induire de la part des décideurs et du public de la peur, et donc l’adhésion au pire scénario. 

La durée de la crise a cependant induit un certain fatalisme, involontairement encouragé par ces mêmes projections. Leur crédibilité et leur influence se sont ainsi peu à peu érodées, encourageant les décideurs à se détourner des connaissances scientifiques. 

Au début de la pandémie, les décideurs se sont laissés guider par l’Institut national d’excellence en santé et en services sociaux (INESSS), une organisation scientifique mandatée par le gouvernement afin de réaliser des projections concernant les futures hospitalisations. 

On a pu observer qu’à conditions constantes, les projections de l’INESSS ont engendré une hausse de la sévérité des mesures lorsqu’elles indiquaient que d’une augmentation marquée des hospitalisations était à prévoir. 

La figure 1 le montre bien : lors des deuxième et quatrième vagues, la courbe des projections et celle de la sévérité des mesures (qui repose sur un indice élaboré par l’IRPP) empruntent la même trajectoire. La figure 1 montre également un soutien très élevé du public à l’endroit des mesures sanitaires jusque pendant la quatrième vague.  

Toutefois, l’expérience progressive de la pandémie sur le plan collectif et la progression de la vaccination accoutumèrent le public et les décideurs aux dangers de la crise. Les mesures particulièrement sévères qui revenaient avec chaque vague, comme l’interdiction des rassemblements, en plus de l’imposition d’un couvre-feu à deux reprises, ont requis de lourds sacrifices de la part de la population. 

Malgré des campagnes de vaccination couronnées de succès, la succession ininterrompue de vagues de contamination ponctuées de nouvelles mesures diminuèrent l’espoir que ces sacrifices répétés puissent être les derniers, réduisant par le fait même le soutien du public aux mesures sanitaires. 

Ce fatalisme du public impliquait un choix cornélien pour les décideurs : ils ont dû choisir qui, entre des experts inquiets et un public mécontent, devait informer les politiques à mettre en œuvre.  

C’est lors de la 5e vague, marquée par l’arrivée du variant Omicron, que les projections des modélisateurs de l’INESSS perdirent leur influence sur la sévérité des politiques sanitaires au Québec. Durant cette période, pour la première fois de toute la pandémie, le soutien du public aux mesures a décliné. Ce déclin a été suivi par la baisse de sévérité des mesures sanitaires, malgré des projections particulièrement catastrophiques. 

En somme, entre des experts très inquiets et le soutien du public, le gouvernement a choisi le second. La figure 1 montre aussi cette relation entre l’influence des experts et l’appui du public. 

Face à l’incertitude, science ou émotions? 

Dans nos recherches, nous nous sommes également intéressés au rôle de l’incertitude et des sentiments dans la gestion de la pandémie. La plupart des gens attendent d’une gestion de crise qu’elle repose sur des choix rationnels informés par des connaissances scientifiques. 

Si nous avons montré que le soutien du public a pesé lourd lors de la pandémie, nous reconnaissons aussi que les projections scientifiques ont contribué aux décisions d’augmenter ou de réduire la sévérité des mesures sanitaires lors des vagues 2 à 4. Toutefois, dire cela ne revient pas à dire que les décisions prises lors de ces vagues ont été parfaitement rationnelles, ni qu’elles ont découlé d’un raisonnement scientifique exempt de tout sentiment susceptible de l’influencer, surtout face à l’incertitude. 

Un rehaussement de la sévérité de mesures sanitaires, encouragé par des projections alarmantes à propos des hospitalisations, pourrait également être alimenté par un sentiment négatif – la peur, par exemple –, qui amènerait la sévérité des mesures sanitaires à un niveau plus élevé que nécessaire eu égard aux informations scientifiques disponibles. 

Nous avons donc voulu savoir si des sentiments susceptibles d’engendrer une surréaction des décideurs face aux projections sont intervenus. 

Tout au long de la pandémie, les décideurs québécois (surtout le premier ministre, son ministre de la Santé et le directeur de la santé publique) ont tenu des conférences de presse de façon régulière. Pendant les premiers mois, ce rythme était même quotidien. 

Nous avons obtenu les transcriptions de ces conférences de presse. À l’aide d’outils rigoureux d’analyse de contenu, nous avons mesuré la présence de références à des preuves scientifiques, la communication d’incertitudes et l’expression de sentiments négatifs par les décideurs. 

La figure 2 montre que moins le niveau de preuve scientifique est élevé, plus les mesures sont sévères. Ce sont également lors des périodes durant lesquelles les décideurs expriment le plus de sentiments négatifs qu’ils rehaussent la sévérité des mesures sanitaires. Une analyse plus fine nous permet enfin de conclure, de manière paradoxale, que la force de la preuve a davantage d’effet sur la sévérité des mesures lorsque le sentiment d’incertitude est élevé.  

Ce ne serait donc pas la solidité des preuves qui amènerait les décideurs à les présenter au public. Plutôt, l’incertitude pousserait les décideurs à insister sur certaines preuves, même fragiles et peu nombreuses. En d’autres termes, la sévérité des mesures sanitaires semble autant avoir autant dépendu de ce que nous savions, que de la peur et d’un réflexe de prudence suscités par ce que nous ne savions pas. 

Devant de tels résultats, il n’est pas possible conclure que la rationalité scientifique a prévalu, même lors des quatre premières vagues de la pandémie. 

Face à des projections scientifiques alarmantes, les décideurs ont certes rehaussé la sévérité des mesures, tout comme ils l’ont réduite lorsque les projections se sont faites plus rassurantes. Toutefois, le soutien du public a été déterminant pour le degré de sévérité des mesures. 

La sévérité des mesures sanitaires a donc tout autant été influencée par des sentiments négatifs et de l’incertitude que par les projections des hospitalisations et les connaissances scientifiques. La recherche a déjà montré qu’en contexte d’incertitude, les sentiments peuvent être associés à des surréactions chez les décideurs. La COVID-19 n’y fait pas exception.  

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Le manque de transparence pendant la pandémie a été une erreur 

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Antoine Lemor
Antoine Lemor est chargé de cours et doctorant à la Faculté des arts et des sciences de l’Université de Montréal. 
Éric Montpetit
Éric Montpetit est professeur de science politique à la Faculté des arts et des sciences de l’Université de Montréal.

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