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Fin mars, Joe Biden effectuait son premier voyage au Canada à titre de président des États-Unis. Son discours à la Chambre des communes a mis l’accent sur l’importance de la relation canado-américaine, soulignant que les intérêts deux des pays sont « fondamentalement alignés ». Dans une déclaration commune publiée à la fin de ce séjour, M. Biden et le premier ministre Justin Trudeau ont pris divers engagements au sujet d’enjeux communs, dont les plus controversées sont les mesures visant à réduire les flux de réfugiés aux passages irréguliers à la frontière, dont le chemin Roxham.
La visite de M. Biden a rappelé le lien étroit unissant le Canada et les États-Unis. Mais elle a aussi rappelé la complexité politique qu’implique le fait de vivre à côté d’un voisin aussi puissant.
Le récent rapport de la commission Rouleau fournit un rare aperçu de la manière dont le gouvernement fédéral a tenté de naviguer cette relation délicate. La conclusion la plus importante du rapport est que le gouvernement fédéral était justifié – de justesse – d’invoquer la Loi sur les mesures d’urgence en réponse aux convois de manifestants qui se sont abattus sur Ottawa en janvier et février 2022.
Le rapport est aussi révélateur du degré d’intégration du destin du Canada à celui des États-Unis, et sur les risques très réels associés aux frictions entre les deux pays sur des questions de politique sociale et économique.
Ottawa a été l’épicentre des convois, mais des manifestations ont également eu lieu un peu partout au pays, y compris à des postes-frontière importants. Le commissaire Paul Rouleau a noté que les enjeux liés aux convois se sont considérablement accrus lorsque la route entre Windsor et Detroit a été bloquée par des manifestants, début février.
Le pont Ambassadeur et les mesures d’urgence
Le pont Ambassadeur est le point de passage le plus important pour l’Ontario sur le plan économique. Même une fermeture temporaire a des impacts considérables sur les économies canadienne et américaine. Lorsque de hauts fonctionnaires américains, dont le principal conseiller économique de M. Biden, le secrétaire aux transports Pete Buttigieg et, finalement, le président Biden lui-même ont pris le téléphone pour exprimer leur inquiétude à propos de la fermeture de la frontière, les discussions sur la possibilité d’invoquer la Loi sur les mesures d’urgence sont passées à la vitesse supérieure à Ottawa.
Après s’être entretenue avec Brian Deese, alors directeur du Conseil économique national des États-Unis, la ministre des Finances Chrystia Freeland a expliqué dans un courriel : « Ils sont très, très, très inquiets. Si la situation n’est pas réglée dans les douze prochaines heures, toutes leurs usines automobiles du nord-est fermeront. Il a dit qu’il pensait que cela prouvait l’argument que nous leur avions déjà présenté sur l’étroite intégration de nos économies. (Il n’a pas semblé considérer cela comme un point positif) ».
Mme Freeland faisait référence aux négociations qu’elle avait menées pendant une grande partie de l’année 2021 en vue d’obtenir une dérogation à la loi « Buy American » envisagée par le Congrès américain. Le commissaire Rouleau a expliqué « [qu’un] argument clé [de Mme Freeland] de ces discussions était que les États-Unis avaient autant besoin du Canada que le Canada avait besoin des États-Unis, et que le Canada était un partenaire commercial fiable ».
Les conversations avec les responsables américains ont marqué un tournant dans les discussions du gouvernement fédéral sur la décision d’invoquer ou non la Loi sur les mesures d’urgence. Devant l’éventualité de pertes économiques généralisées découlant de la fermeture des frontières, et de troubles persistants à Ottawa et ailleurs, le recours à la Loi sur les mesures d’urgence est apparu comme une réelle possibilité, non seulement pour mettre fin aux manifestations, mais aussi pour démontrer aux Américains que le Canada est ce partenaire commercial fiable qu’elle décrivait.
Un avertissement pour le Canada
Le rapport Rouleau met en relief les relations étroites entre le Canada et les États-Unis d’une seconde manière. Les dirigeants des convois ont reçu un soutien financier considérable de la part de donateurs privés – à hauteur de dizaines de millions de dollars. La plupart de ces fonds provenaient du Canada, mais d’importantes sommes sont venues des États-Unis. En somme, la frontière canadienne est non seulement poreuse en matière de commerce, mais la santé et la vitalité de la démocratie canadienne dépendent elles aussi de l’évolution politique des États-Unis, dont la montée du populisme.
Pour le meilleur ou pour le pire, le bien-être du Canada et celui des États-Unis sont intimement liés. Le rapport de la commission Rouleau illustre l’équilibre délicat que les politiciens canadiens doivent trouver lorsqu’ils prennent des décisions dans des domaines d’intérêt commun. Il montre aussi que les relations entre le Canada et les États-Unis ne sont pas limitées aux canaux officiels, et que les tendances sociales traversent les frontières et façonnent la politique des deux pays.
Nous devrions tirer parti de cet éclairage pour réfléchir à la sagesse des positions politiques adoptées par le Canada dans différents contextes, et pour élaborer des stratégies sur la meilleure manière de protéger la démocratie canadienne face à la montée du populisme à l’échelle mondiale.
Cet article fait partie du dossier spécial Les leçons de la commission Rouleau.