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En février 2022, le gouvernement fédéral déclarait l’état d’urgence national dans la controverse. Des convois de camions transportant des manifestants venus de partout au pays avaient occupé le centre-ville d’Ottawa et bloqué l’accès aux principaux postes-frontière de l’Ontario, du Manitoba et de l’Alberta. Bien que le mouvement avait été déclenché par l’opposition aux mandats de vaccination, il a été prouvé que certains manifestants étaient liés à des groupes d’extrême droite. On a aussi rapporté des cas de racisme, de sexisme et d’homophobie associés aux convois.

On a également craint que certains manifestants ne cherchent à déstabiliser le gouvernement démocratiquement élu du pays. Des dirigeants du convoi ont exigé de former un nouveau gouvernement avec la gouverneure générale et le Sénat (ce qui n’a constitutionnellement aucun sens), et une importante cache d’armes a été trouvée plus tard au domicile de participants au blocus à la frontière de l’Alberta. Plusieurs élus ont tenté de trouver un équilibre entre l’expression de leur appui au convoi et à sa mission, tout en condamnant les comportements illégaux.

Lorsque l’état d’urgence est officiellement déclaré, les manifestants et leurs camions occupent Ottawa depuis trois semaines, et l’inefficacité de la réponse policière est de plus en plus critiquée. L’état d’urgence est resté en vigueur pendant neuf jours avant d’être annulé. Une commission a été créée, conformément à la loi. Son mandat est d’examiner « les circonstances qui ont donné lieu à cette déclaration, ainsi que la pertinence et l’efficacité des mesures choisies par le gouvernement pour répondre à la situation ». Un an plus tard, en février 2023, Paul Rouleau remettait son rapport, qui s’étend sur quatre volumes et plusieurs centaines de pages. Le commissaire concluait que le gouvernement était justifié, bien que de justesse, de déclarer l’état d’urgence.

Le rapport Rouleau contient des recommandations qui touchent différents domaines politiques. Il traite d’importantes questions de droit, comme celle à savoir si la Loi sur les mesures d’urgence a été invoquée en toute légalité et si les droits constitutionnels ont été respectés. Mais le rapport aborde également des questions liées au fédéralisme, à la gouvernance à plusieurs niveaux, à la sécurité nationale et au renseignement, au maintien de l’ordre, au financement des mouvements sociaux, à la désinformation, à la santé publique et à la protection des infrastructures essentielles.

Cette série d’Options politiques se penche sur les conclusions de la commission Rouleau et examine les leçons que nous pouvons tirer de ce moment de l’histoire canadienne. Avant février 2022, la loi sur les situations d’urgence n’avait jamais été invoquée, et ses procédures n’avaient donc jamais vécu le test du réel. Quelle était la solidité du cadre législatif, conçu à la fois pour permettre à l’exécutif de répondre à une situation d’urgence et pour empêcher les abus de pouvoir? Quel usage la police a-t-elle fait de ses pouvoirs d’urgence? Comment les relations entre le Canada et les États-Unis ont-elles influencé la décision de déclarer ou non l’état d’urgence? Et qu’arrive-t-il des contestations judiciaires en cours à propos de la décision du gouvernement d’invoquer l’état d’urgence, et d’une éventuelle réforme de la loi? Toutes ces questions sont examinées, inspirées par une conférence qui s’est tenue à l’Université d’Ottawa en mars 2023.

La série débute par un texte de Carissima Mathen, qui se penche sur les implications de l’état d’urgence pour la liberté de réunion pacifique garantie par la Charte canadienne des droits et libertés. Elle note que cette liberté est une liberté spécifiquement qualifiée – seules les réunions « pacifiques » sont en effet protégées – et qu’elle est également soumise à des limites raisonnables. L’article premier de la Charte permet à l’État de limiter les droits et libertés par des moyens dont la justification peut se démontrer dans le cadre d’une société libre et démocratique. En évaluant les actions des autorités publiques pendant le convoi, il est important de ne pas considérer la liberté de réunion pacifique comme étant absolue : cela reviendrait à fausser le débat public sur l’étendue de cette liberté et sur les limites qui peuvent légitimement lui être imposées lorsqu’une manifestation devient très perturbatrice.

Dans sa contribution, Paul Daly examine les contestations judiciaires en cours concernant la décision du gouvernement fédéral de déclarer une situation d’urgence en matière d’ordre public et les règlements promulgués en vertu de cette déclaration. Il suggère que le rapport n’est que le premier chapitre d’un processus beaucoup plus long de reddition de comptes d’une urgence d’ordre public. Les tribunaux pourraient bien parvenir à une conclusion différente sur la légalité de la déclaration d’état d’urgence et de sa conformité avec la Charte. Il note également que les questions juridiques abordées par le commissaire Rouleau et les tribunaux ne sont pas identiques, et que cela pourrait également produire des résultats différents.

Ensuite, Nomi Claire Lazar réfléchit à ce que l’expérience récente du Canada peut nous apprendre sur les futures déclarations d’état d’urgence. Elle note que l’infrastructure globale du Canada en matière d’urgences présente plusieurs faiblesses qui nécessitent une révision, alors que le pays se prépare aux urgences complexes et diversifiées du futur, telles que celles engendrées par les inévitables crises climatiques. Elle souligne en particulier la faiblesse des cadres d’urgence provinciaux, les difficultés de coordination entre les juridictions, la façon dont la législation sur les urgences est rédigée pour répondre à des situations d’urgence séparées et ponctuelles, contrairement aux situations d’urgence plus fluides que nous pourrions connaître à l’avenir, ainsi que les limites des catégories d’urgence existantes.

Vanessa MacDonnell (coauteure de cette introduction) examine l’influence des relations canado-américaines sur la décision de déclarer une situation d’urgence en matière d’ordre public. Elle explique que les préoccupations des politiciens américains envers l’impact économique des fermetures de frontières ont joué un rôle important dans la décision de déclarer l’état d’urgence. L’objectif était peut-être en partie de faire comprendre aux Américains que le Canada était prêt à prendre les mesures nécessaires pour préserver sa plus importante relation commerciale. L’auteure estime également qu’il convient d’accorder davantage d’attention au rôle joué par le financement américain dans le soutien des activités du convoi. Les mouvements de fonds à travers la frontière suggèrent que les groupes extrémistes américains sont prêts à fournir un soutien matériel pour encourager la propagation de leur idéologie au Canada.

Michael Kempa examine deux rapports de commission récemment publiés – le rapport de la commission Rouleau et le rapport de la Commission des pertes massives de la Nouvelle-Écosse – et considère les leçons que l’on peut tirer de leur lecture combinée. Ces deux rapports ont des implications importantes sur l’organisation et la conduite des activités de police au pays. Il conclut qu’il est nécessaire d’agir sur « les deux lignes de faille essentielles du maintien de l’ordre au Canada » : l’effondrement des mécanismes de contrôle et de responsabilité de la police, et une culture policière qui continue d’être façonnée par un manque de professionnalisme, et par des préjugés et des stéréotypes qui posent problème.

Eric Champagne explore enfin les questions de gouvernance à plusieurs niveaux qui se posent dans la gestion de ce type de crise dans son article sur la relation complexe entre la ville, la province et le gouvernement fédéral lors d’événements que le commissaire Rouleau (empruntant à Leah West) a qualifiés d’« échec du fédéralisme ». Il analyse également les questions de gouvernance interne dans la relation entre la Commission de services policiers d’Ottawa et le Service de police d’Ottawa. Le commissaire a observé de graves problèmes de coordination, de communication et d’incompréhension entre le service de police, les élus locaux et les administrateurs de la ville. Cela soulève plusieurs questions. Pourquoi la Commission de services policiers d’Ottawa n’a-t-elle pas été en mesure de jouer un rôle clé dans l’analyse des risques et la gestion de crise? Aurait-elle pu jouer un rôle plus critique dans la résolution de la crise ? Son texte conclut que les structures de gouvernance n’ont pas été à la hauteur et que des leçons doivent être tirées.

Chaque commission d’enquête est l’occasion d’en apprendre davantage sur les systèmes politiques et administratifs du Canada. Les contributeurs à cette série se sont affairés à comprendre les événements historiques survenus en janvier et février 2022, et à tirer les leçons du rapport de la commission Rouleau. Dans le contexte social et politique actuel, d’autres crises sociales pourraient survenir plus tôt que tard. Les universitaires doivent contribuer à une réflexion approfondie sur ces événements, et continuer à mettre en lumière ces questions afin que la prochaine fois qu’une situation d’urgence se produira, les pouvoirs publics soient mieux outillés pour réagir.

Cet article fait partie du dossier spécial Les leçons de la commission Rouleau.

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Vanessa MacDonnell
Vanessa MacDonnell est professeure agrégée à la faculté de droit de l’Université d’Ottawa et codirectrice du Centre de droit public de l’Université d’Ottawa. En mars 2023, elle a coprésidé une conférence d’analyse critique des conclusions du rapport de la commission Rouleau. Twitter @vanessa_macd
Eric Champagne
Eric Champagne est professeur agrégé dadministration publique à lÉcole détudes politiques et directeur du Centre sur la gouvernance de lUniversité dOttawa. Twitter @erchampagne

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