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Après trois semaines d’occupation à Ottawa l’an dernier, le cabinet fédéral a, pour la première fois, invoqué la Loi sur les mesures d’urgence. Le gouvernement a adopté une série de mesures, dont l’une interdit la participation à des rassemblements publics susceptibles d’entraîner une « violation de la paix ». Cette disposition a été attaquée au motif qu’elle contrevenait au droit des manifestants de se réunir pacifiquement, protégé par l’article 2 (c) de la Charte canadienne des droits et libertés.
Dans son rapport, la commission Rouleau conclut que l’utilisation de la loi était appropriée, car le cabinet pouvait raisonnablement croire qu’une urgence en matière d’ordre public était en train de survenir. Le rapport détaille de manière exhaustive la défaillance des services de police qui a mené à une atmosphère « dangereuse et chaotique » où règnent l’intimidation, le harcèlement et le « mépris de la loi ». Il indique aussi que bien que la décision ait été serrée, l’interdiction des rassemblements publics était une réponse raisonnable à cette « situation dynamique et fluide ».
Le rapport a vu juste. À présent, il reste le dur travail de développer une approche plus générale de cette liberté constitutionnelle essentielle, et qui puisse nous aider à naviguer lors de futures manifestations.
Toute déclaration d’urgence sera extrêmement controversée. Mais l’on doit distinguer les critiques de la déclaration elle-même des décisions subséquentes qui seront prises pour gérer l’urgence en question. Presque personne ne pense que des individus ont le droit d’occuper indéfiniment des espaces et des infrastructures publics, de se livrer à des activités anarchiques ou de menacer leurs concitoyens. La question est de savoir comment répondre à ce type de comportement de manière constitutionnelle.
Se réunir « pacifiquement », mais encore?
La liberté de réunion pacifique a été entérinée dans la Constitution de 1982, mais n’a presque pas reçu d’attention judiciaire ou académique (bien que Jamie Cameron, professeure émérite de la Faculté de droit Osgoode Hall, ait fourni un document de discussion produit pour la commission). En raison de ce manque d’attention généralisé, des malentendus persistent quant à l’application de l’expression « réunion pacifique ». À Ottawa, par exemple, l’ancien chef de la police a déclaré qu’il s’était senti impuissant pour empêcher les gens de conduire d’énormes camions dans le centre-ville d’Ottawa et de les stationner sur une grande artère. Ce malentendu a contribué à créer une situation ingouvernable.
Le rapport Rouleau a reconnu que les personnes qui ont occupées par Ottawa avaient différentes motivations et que plusieurs ont exercé des droits qui sont essentiels à la démocratie canadienne. Cela a mené certains à affirmer que l’interdiction était trop large parce qu’elle empêchait les gens de participer à tout rassemblement pendant l’état d’urgence.
Pour évaluer cet argument, il convient de préciser ce que l’on entend par rassemblement « pacifique ». Les libertariens interprètent souvent ce droit de manière très large, en n’excluant de sa définition que la violence réelle. Ce n’est pas une coïncidence que l’exception de violence s’applique également à la garantie de la « liberté d’expression » de l’article 2 (b) de la Charte. Cela s’explique par une fâcheuse tendance à réduire la liberté de réunion à la liberté d’expression. Pourtant, la Charte les traite comme des droits distincts, et toute analyse juridique devrait en faire autant.
Ainsi, pourquoi la Charte définit-elle ce droit comme devant être pacifique ? L’explication la plus simple est que la réunion a une qualité intrinsèquement collective et souvent physique. Un rassemblement ne peut être constitué que par des personnes agissant de concert – le plus souvent dans un espace physique réel. Ces aspects collectifs et physiques augmentent le risque qu’un rassemblement se heurte aux droits et à la sécurité d’autres personnes. Tel a certainement été le cas à Ottawa, où l’occupation se faisait dans un « état général d’anarchie » dès la deuxième semaine.
Le rapport Rouleau indique avec raison que la Charte protège les rassemblements qui sont « perturbateurs ». Mais un rassemblement peut devenir « non pacifique » même s’il n’a pas encore dégénéré en violence généralisée. Il en sera ainsi s’il représente une menace objective de violence. Le rapport définit cette menace comme une atteinte substantielle à l’intégrité physique ou psychologique, à la santé ou au bien-être d’une personne. La menace dépend donc de la nature du rassemblement, et non des motivations individuelles des participants.
Notre liberté s’arrête à celle des autres
Devrions-nous nous méfier de la « culpabilité par association » ? Bien entendu, mais selon la situation, il peut être impossible de se concentrer sur les individus. À Ottawa, on avait peu de contrôle sur les personnes présentes, certaines ont même ignoré les injonctions des tribunaux, et la police était réticente à appliquer les lois existantes. Ces facteurs ont créé un climat intolérable. La liberté de réunion « pacifique » ne doit pas protéger les manifestations qui font craindre la violence.
En supposant qu’un rassemblement soit pacifique, l’article 1 de la Charte indique qu’il reste soumis à des « limites raisonnables ». Outre la jurisprudence existante sur l’article 1, toute analyse de la liberté de réunion doit tenir compte de deux éléments.
D’abord, une manifestation de grande ampleur et de longue durée peut inclure des participants extérieurs qui ne veulent pas y participer dans une forme de « rassemblement forcé ». À Ottawa, de nombreux résidents n’ont pas pu échapper à l’impact extrêmement négatif des manifestations sans quitter leur domicile. Le choix de partir impliquait de grandes difficultés. Dans une telle situation, il serait raisonnable que l’État limite le rassemblement pour atténuer ces effets.
Deuxièmement, le fait d’adopter certaines mesures dès le début d’une manifestation peut en fait promouvoir les droits de la Charte de tout le monde. L’occupation d’Ottawa s’est notamment caractérisée par l’utilisation de gros camions qui ont empêché la police de reprendre le contrôle du centre-ville. Mais, selon l’enquête, les rapports des services de renseignement suggèrent que le Service de police de l’Ontario savait que la manifestation serait probablement à la fois longue et perturbatrice. Si d’autres autorités avaient réagi aux informations suggérant que l’événement serait une occupation, elles auraient pu prendre des mesures pour contrecarrer ce résultat. Cela aurait non seulement épargné aux citoyens d’Ottawa (et d’autres endroits) les effets extrêmement néfastes de la manifestation, mais également permis aux manifestants eux-mêmes de jouir au maximum de la liberté de réunion.
Il ne fait aucun doute que le Canada continuera à connaître de grands rassemblements et des manifestations perturbatrices. Les préoccupations selon lesquelles l’État se montre beaucoup moins conciliant à l’égard de futures manifestations sont compréhensibles. Toutefois, comme le reconnaît le commissaire Rouleau, la réponse de l’État à l’occupation d’Ottawa était proportionnée, et elle a respecté le fait que les rassemblements pacifiques sont indispensables à une société libre et démocratique.
Le rapport Rouleau souligne que la Charte protège les droits même lorsque la majorité les trouve gênants ou incommodes. Mais ces droits n’existent pas dans un vide. Lorsque des personnes agissent de manière préjudiciable, lorsqu’elles expriment par leurs actes leur mépris de la loi et d’autrui, elles sont à juste titre soumises à des limites, pour la protection de tous les autres.
Cet article fait partie du dossier spécial Les leçons de la commission Rouleau.